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L’année 1909 est importante à plus d’un titre. C’est d’abord, comme nous l’avons vu, l’année du congrès de Nantes qui marque l’apogée du mouvement des psychiatres en faveur d’une prise en compte de l’aliénation mentale dans l’armée. C’est aussi l’année où, pour la première fois, ce problème cesse d’être l’affaire de spécialistes pour toucher un plus large

public. Le 10 août, Le Matin publie un article du docteur Jacques Roubinovitch intitulé « Les

aliénés dans notre armée ». Les lecteurs de ce quotidien à grand tirage87 découvrent les

difficultés de l’armée russe pendant la guerre contre le Japon, les débats qui se sont tenus au congrès de Nantes et les vœux formulés par les médecins. Aucune source ne permet de déterminer si cet article est le fruit d’une stratégie élaborée par les participants au congrès de

Nantes ou une initiative personnelle du docteur Roubinovitch, contributeur régulier du Matin

où il tient une rubrique intitulée « Chez les aliénés »88. En 1906, il avait déjà utilisé le journal

pour soutenir la lutte contre l’absinthe89

. Cette fois, il s’emploie à faire savoir que l’aliénation mentale existe aussi dans l’armée. Cette nécessité semble être apparue aux psychiatres avec force à la suite des débats de juin 1909 à la Chambre. N’y a-t-on pas entendu un député, qui plus est ancien médecin militaire, affirmer au sujet d’un conscrit dont on examinait le cas que « s’il était fou, il ne serait pas soldat »90 ? La référence récurrente à cette réflexion dans les articles scientifiques publiés après 1909 montre qu’elle provoque une prise de conscience chez les aliénistes qui réalisent que les préjugés doivent être combattus dans l’armée, en particulier au sein du Service de santé militaire, mais aussi de manière plus générale dans l’opinion publique.

87

En novembre 1910, Le Matin tire 670 000 exemplaires par jour. Avec Le Petit Journal, Le Petit Parisien et Le Journal, il fait partie des quotidiens les plus lus en France. Voir Claude BELLANGER, Jacques GODECHOT, Pierre GUIRAL, Fernand TERROU (dir.), Histoire générale de la presse française, t. 3, Paris, Presses universitaires de France, 1972, p. 296.

88

Voir par exemple : Jacques ROUBINOVITCH, « Les fous tels qu’ils sont », Le Matin, 9 septembre 1904 ; « Les zoomanes », Le Matin, 4 juin 1906 ; « Les fous de demain », Le Matin, 30 décembre 1906.

89

Ibid., « Guerre à l’alcool », Le Matin, 13 octobre 1909. 90

Cette phrase est prononcée par Louis Cachet, député de l’Orne de 1902 à 1910, inscrit au groupe des républicains nationalistes. Il entre à l’école du Service de santé militaire de Strasbourg en 1869, sert pendant la guerre franco-prussienne puis termine ses études au Val-de-Grâce. Il quitte l’armée une fois reçu comme docteur pour installer son propre cabinet médical. Voir Jean JOLLY (dir.), Dictionnaire des parlementaires français, op. cit., p. 822-823.

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Quelques jours après la parution de l’article de Jacques Roubinovitch, une affaire

éclate à Toulon. Le 111e régiment de ligne, placé sous le commandement du colonel

Quiquandon, se trouve en casernement dans la ville. Un soldat en pleine crise de démence doit être transporté à l’hôpital Saint-Mandrier où il décède le jour même. Si l’évènement ne passe

pas inaperçu, c’est que l’autopsie du soldat Santini, « faible de cervelle »91, révèle qu’il faisait

l’objet depuis plusieurs mois de sévices graves infligés par ses camarades. Son corps présente de nombreuses ecchymoses et des traces de brûlures sont repérées dans l’une de ses oreilles parce que ses tortionnaires y glissaient pendant son sommeil un morceau de papier à cigarette

enflammé. Un médecin révèle l’affaire au journal Le Petit Var, principal quotidien local qui

lui consacre à plusieurs reprises sa une, tandis que des entrefilets paraissent dans plusieurs

journaux nationaux92 . La population toulonnaise s’émeut de ce drame et plusieurs

personnalités corses dénoncent le sort réservé à leur « compatriote »93. Mais la mort du soldat

Santini ne suscite pas seulement des manifestations de solidarité régionaliste, d’autant que

deux autres décès surviennent au mois de septembre au sein du 111e régiment. Celui du soldat

Vidil, atteint d’une bronchite, qui s’est suicidé après avoir été menacé de comparution devant le conseil de guerre par son capitaine qui ne l’estimait pas malade, et celui du soldat Maunier, mort à la suite d’une hémorragie cérébrale pour n’avoir pas osé signaler ses œdèmes aux pieds et aux jambes au médecin-major, ce dernier lui ayant promis la prison s’il se faisait porter

malade. Dès lors, l’affaire prend une ampleur nouvelle. L’Humanité entreprend de raconter à

ses lecteurs ce qui se passe à Toulon. Le 24 septembre, le colonel Quiquandon fait l’objet d’une violente attaque dans un article » publié en une du journal sous le titre « La caserne de

la mort »94. C’est en effet sur la personnalité de cet homme, accusé de favoritisme et de

cruauté, que se concentrent les journalistes95. Dans le but d’étouffer le scandale, les autorités

militaires décident de l’affecter au 18e

régiment de ligne à Pau à la fin du mois de septembre. L’affaire, qui semblait oubliée, est relancée le 7 février 1910, à l’occasion de la discussion du budget de la Guerre. Maurice Allard, député socialiste du Var, interpelle alors le

91

Journal officiel. Débats parlementaires. Chambre des députés,1ère séance du 7 février 1910, p. 614. 92

Une série d’articles intitulés « Le calvaire d’un soldat » parait en une du Petit Var le 14, le 15, le 17, le 18 et le 19 août 1909. Le 25 août 1909, le journal publie un nouvel article sous le titre « Les incidents du 111e d’infanterie ». Des entrefilets relatant la mort du soldat Santini paraissent également dans la presse nationale, par exemple dans La Croix les 17, 19 et 27 août 1909, dans Le Matin, les 16 et 18 août 1909, ou encore dans Le Petit Parisien, les 16, 17, 19 et 30 août 1909.

93

Le 25 août 1909, Le Petit Var publie en première page une lettre ouverte du maire de Corbara, Paul Martelli, évoquant la résolution du député Pascal Ceccaldi d’intervenir auprès du ministre de la Guerre.

94

A.-M. Maurel, « La caserne de la mort », L’Humanité, 24 septembre 1909, p. 1. 95

« L’affaire Quiquandon n’est pas close… », L’Humanité, 3 octobre 1909, p. 1. ; A.-M. Maurel, « L’affaire Quiquandon », L’Humanité, 6 octobre 1909, p. 1.

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général Brun, ministre de la Guerre, pour réclamer des sanctions contre le colonel

Quiquandon96. Résumant les faits, il observe qu’il aurait mieux valu ne pas incorporer le

soldat Santini, visiblement atteint d’un retard mental. C’est exclusivement sur ce point que le général Brun choisit de répondre. Se concentrant sur le fait que les trois soldats décédés ne jouissaient pas de toutes leurs facultés mentales, il affirme qu’ils n’auraient pas dû être maintenus au régiment. Cette stratégie, qui permet de déplacer le débat et d’éviter au général Brun de condamner ouvertement un gradé, fonctionne, conduisant les députés à demander pourquoi aucun de ces militaires n’a été réformé. Le ministre de la Guerre s’engage alors à donner « les ordres les plus stricts pour que les hommes qui présentent des cas de ce genre ne

soient pas maintenus au régiment et soient renvoyés dans leurs foyers le plus tôt possible »97.

Les décès survenus au 111e régiment de ligne de Toulon auraient pu se résumer à une

série de faits divers locaux. Leur impact tient pour beaucoup au contexte politique dans lequel ils surviennent et au rôle joué par Maurice Allard. Il fait peu de doute que c’est à l’instigation

de ce socialiste libre-penseur, proche collaborateur du Petit Var et de L’Humanité, que les

évènements sont couverts. Avec Édouard Vaillant, il a réclamé à plusieurs reprises la

suppression du code militaire, des conseils de guerre et de l’armée permanente98

. En juin 1909, il s’est en outre associé au groupe de députés qui demandaient que le principe de

l’examen mental de tous les prévenus en conseil de guerre soit inscrit dans la loi99

. Les évènements survenus à Toulon viennent renforcer et justifier sa position en réactivant des critiques anciennes sur le service militaire et la vie de caserne. Si les faits sont d’une gravité exceptionnelle, ils illustrent les difficultés auxquelles sont confrontés la plupart des conscrits et c’est sans doute pour cette raison qu’ils touchent l’opinion publique, bien plus que le fait que le soldat Santini ait été incorporé en dépit d’un retard mental manifeste. Comme l’a montré Odile Roynette, le service militaire représente une mise à l’épreuve tant sur le plan

physique que psychique 100 . Les sévices subis par Santini constituent une version

particulièrement violente et cruelle des brimades que les soldats peuvent s’infliger.

96

Journal officiel. Débats parlementaires. Chambre des députés,1ère séance du 7 février 1910, p. 613-625.

97

Ibid., p. 23. 98

En 1898, Édouard Vaillant, Emmanuel Chauvière, Jules Breton, Jules Coutant et Maurice Allard sont les auteurs d’une « proposition de loi ayant pour objet de supprimer le code militaire et les conseils de guerre et de soumettre les soldats à la même juridiction ». En 1904, Maurice Allard s’associe à la contre-proposition de loi défendue par Édouard Vaillant qui réclame la suppression de l’armée permanente et des conseils de guerre. Voir Annie CRÉPIN, « Avant L'Armée nouvelle : les socialistes, Jaurès, et la défense nationale », Cahiers Jaurès, n° 207-208, 2013, p. 11-26.

99

Annales de la Chambre des députés, Débats parlementaires, séances des 10 et 11 juin 1909, Paris, Imprimerie du Journal officiel, p. 494-510.

100

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Officiellement interdites dans l’armée française depuis 1877, celles-ci n’ont pas pour autant disparu et restent souvent considérées comme un passage obligé pour les jeunes recrues. À la brutalité de certains camarades s’ajoute la sévérité de la discipline militaire. Les cas des soldats Maunier et Vidil révèlent la souffrance physique imposée par les exercices auxquels il vaut mieux ne pas essayer de se soustraire, la crainte de la punition étant plus forte que l’envie d’échapper à ses obligations.

On peut donc considérer que l’affaire de Toulon, sans avoir l’envergure d’un scandale national, joue un rôle d’évènement déclencheur. Elle survient alors que le général Brun vient d’être nommé au ministère de la Guerre, et que les psychiatres militent activement en faveur d’une prise en compte de l’état mental des conscrits. La décision prise par le ministre constitue le meilleur moyen de mettre fin à la polémique, somme toute à peu de frais : épargnant la hiérarchie militaire et sans remettre en cause globalement les conditions du service militaire, le général Brun se contente de reconnaître que celui-ci n’est pas souhaitable pour ceux dont les facultés mentales sont imparfaites. La direction du Service de santé militaire est alors invitée à proposer une instruction permettant d’écarter de l’armée les militaires atteints de troubles mentaux. Les documents préparatoires qui permettent d’en retracer la genèse sont conservés au Service historique de la défense. Au sein de cette liasse se trouve une reproduction des débats à la Chambre des députés sur laquelle la déclaration du général Brun est entourée en rouge : c’est sa promesse que le travail du Service de santé militaire doit permettre d’honorer.