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b) Déposer « l’armure morale » : l’impact psychique de la permission

Est-ce aussi de cette manière que réagissent les jeunes hommes issus des classes qui sont appelées par anticipation pendant la guerre ? Si le phénomène observé en août 1914 dans les asiles d’aliénés ne se reproduit pas dans des proportions comparables lors de la

mobilisation des classes 1915 à 191942, on observe tout de même l’internement de quelques

soldats qui viennent à peine d’être incorporés. Le soldat D., de la classe 1917 appelée le 7 janvier 1916, est incorporé le 17 janvier mais arrive à l’asile de Bron dès le 31 et est réformé

en mai pour « délire avec tendances démentielles »43. Le soldat Henri E., qui appartient à la

classe 1918 appelée le 16 avril 1917, est incorporé le 2 mai 1917 et entre à Bron le 22 mai

1917. Il est réformé dès le mois de novembre pour « mélancolie confusionnelle »44.

b) Déposer « l’armure morale » : l’impact psychique de la permission

Si les dossiers médicaux des militaires internés témoignent des souffrances suscitées par la mobilisation, les permissions constituent une autre mise à l’épreuve du psychisme des soldats. Supposées avoir une influence bénéfique sur le moral des combattants, leur rôle quasi thérapeutique doit être nuancé, comme l’a montré Emmanuelle Cronier. En raison des espoirs et des inquiétudes qu’elles suscitent lorsqu’on les attend, puis par la tension émotionnelle

qu’elles génèrent une fois obtenues, les permissions ont des effets ambivalents45

. Pendant la guerre, leur impact psychique a rarement retenu l’attention des psychiatres. Dans leurs publications, la permission est évoquée ici et là, le plus souvent dans le cadre d’une étude de cas, mais elle n’est presque jamais identifiée comme un moment critique, propice à l’apparition de troubles mentaux. Pourtant, en 1930, André Fribourg-Blanc et Anthony Rodiet affirment rétrospectivement que les cas de militaires pris en charge en raison de troubles

40

Jean-Jacques BECKER, 1914 : comment les Français sont entrés dans la guerre, op. cit., p. 297. 41

Jules MAURIN, Armée, Guerre, Société, op. cit., p. 576. 42

Les classes 1914 à 1919 sont appelées afin de grossir les effectifs et ce sans attendre la date qui était normalement prévue pour leur incorporation. Ainsi, la classe 1914 est appelée le 1er septembre 1914, la classe 1916 le 8 avril 1915, la classe 1917 le 7 janvier 1916, la classe 1918 le 16 avril 1917 et la classe 1919 le 15 avril 1918.

43

AD de l’Isère, registre matricule, subdivision de Vienne, matricule 575, 11NUM/1R1588_01. 44

AD du Puy-de-Dôme, registre matricule, subdivision de Riom, matricule 1230, R 3652. 45

Emmanuelle CRONIER, L’échappée belle : permissions et permissionnaires du front à Paris pendant la Première Guerre mondiale, thèse de doctorat, Université Paris I, 2005, vol. 1, p. 283-344.

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mentaux au cours de leur permission n’ont pas été rares. Dans les sept catégories qu’ils proposent de retenir pour classer les malades reçus au Val-de-Grâce, deux concernent les permissionnaires : d’une part ceux qui, lors de leur séjour à Paris, ont été arrêtés parce qu’ils « déliraient sur la voie publique, ou se livraient à des excentricités et causaient du scandale dans une gare, dans la rue, ou les cafés, cinémas, théâtres » et, d’autre part, ceux qui se

présentaient d’eux-mêmes ou étaient conduits par leur famille pour subir un examen46. On

retrouve ces différents cas de figure dans les dossiers médicaux.

Si la permission est une source de tension émotionnelle, c’est d’abord parce que les combattants ne savent pas exactement quand ils vont l’obtenir. Accordées aux combattants à partir du mois de juillet 1915, elles sont dans un premier temps très rares. Attendre une permission revient à être plongé dans l’incertitude. La place de chacun dans la liste des départs varie constamment en fonction des mutations, des promotions, des évacuations et des

décès et, jusqu’en juin 1917, elle est tenue secrète47

. La suspension des permissions peut de plus être décidée en cas d’opération militaire. Dans ce contexte, les rumeurs entretiennent les espérances vaines comme les accès de désespoir sans fondements. Finalement, l’obtention d’une permission surprend souvent le soldat : « La permission brutale comme 210 boches,

vous descend sur la tasse au moment précis où on ne l’attendait pas »48. Le choc émotionnel

provoqué par son annonce peut donc être très intense et, pour certains hommes comme Albert E., l’excitation qu’elle suscite prend un tour pathologique. Le certificat établi par le médecin de l’ambulance indique que ce « bon soldat » a eu « une émotion violente » le 7 juillet 1916 en apprenant qu’on venait de lui accorder une permission qu’il n’espérait pas. Il s’est mis à divaguer. Interné à la Maison nationale de Charenton le 15 juillet, il en sort guéri quatre mois plus tard49.

Le système selon lequel l’attribution des permissions est décidée est très critiqué par les poilus : jugé arbitraire et inique, il génère d’importantes tensions et se trouve au cœur des revendications formulées par les combattants dès l’été 1915. Lorsque l’attente se fait trop longue, il arrive que la permission devienne une obsession. Pour certains, le sentiment d’être victime d’une injustice et la frustration d’un départ sans cesse repoussé deviennent insupportables et entraînent l’apparition d’idées de persécution. C’est le cas pour Victor E., entré le 8 septembre 1916 à l’asile de Cadillac (Garonne). Au cours d’un entretien avec le

46

André FRIBOURG BLANC, Antony RODIET, La folie et la guerre de 1914-1918, op. cit., p. 6-7. 47

Emmanuelle CRONIER, L’échappée belle : permissions et permissionnaires du front à Paris pendant la Première Guerre mondiale, op. cit., p. 133.

48

« La permission », La Fusée, n° 18, 20 juin 1917, p. 3. 49

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médecin, il raconte comment, en 1916, on lui a refusé sa permission. Son amertume pourrait laisser croire que l’évènement est récent. En réalité, l’échange a lieu en octobre 1938.

« - Pourquoi vous a-t-on retiré de la ligne de feu ?

- Pourquoi on m’a retiré de la ligne de feu ? On m’a retiré de la ligne de feu, je m’en vais vous dire pourquoi. J’ai été une fois en permission en 1915. Je suis rentré à l’expiration de ma permission exactement. Alors, il y avait une deuxième tournée de permissions qui était vers le mois de juin, alors c’était mon tour et moi vous savez, quand on fait des injustices qui me semblent comme ça, je prends à cœur… j’ai vu qu’il y avait certaines préférences comme on en fait partout, je suis parti quand même, j’ai été absent 48 heures. Aucun gradé, ni aucun gendarme m’a arrêté. Quand je suis revenu, ma compagnie était partie à 10 kms plus loin. Juste je rencontre sur ma route

Mr. Le lieutenant X… (beaucoup de détails – parle avec volubilité). »50

Une fois obtenue, la permission constitue un moment de relâchement, pendant lequel les combattants s’autorisent à prendre du repos et à profiter de la vie. Comme le résume Jean

Lépine*, l’espace de quelques heures ou de quelques jours, « l’armure morale est posée »51.

Les effets sont positifs sur certains militaires : la permission peut constituer un rempart contre le basculement dans la folie en offrant l’opportunité de mettre provisoirement la guerre entre parenthèses. Pour d’autres, le retour chez soi est profondément perturbant, comme pour ce soldat qui, au cours d’une permission agricole, se remet à son travail de cultivateur, s’attelle à la besogne sans relâche, au point de se persuader qu’il n’est désormais plus soumis aux

obligations militaires et peut reprendre le cours ordinaire de sa vie52. Dans un rapport rédigé à

l’intention du Service de santé militaire, le docteur Raoul Benon, chef du service de

neuropsychiatrie de la 11e région militaire, constate que la permission joue un rôle non

négligeable dans l’apparition de troubles mentaux : « […] alors que ces malades ont supporté souvent sans accident de longs mois de campagne, il suffit qu’ils viennent en permission chez

eux pour que le délire éclate »53. Si dans bon nombre de cas les excès de boisson sont

désignés responsables, le rapport signale aussi que certains militaires traités après une permission ne présentent pas d’« appoint alcoolique ». Pour ceux-là, la permission a provoqué une confrontation brutale et insupportable avec les changements, réels ou imaginés, survenus chez leurs proches mais aussi en eux-mêmes. Le fossé entre le front et l’arrière et le sentiment de ne pas retrouver la vie qui était la leur avant la guerre les frappe soudainement. Parce qu’ils ont l’impression de ne pas retrouver leur foyer tel qu’ils l’ont quitté, ils éprouvent le

50

Archives du Centre hospitalier de Cadillac, dossier de Victor E., non coté. 51

Jean LÉPINE, Troubles mentaux de guerre, op. cit., p. 92. 52

Ibid., p. 155. 53

ASSM, centre de documentation du Val-de-Grâce, « Note sur un syndrome délirant de guerre », A 65.

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sentiment d’être perdus et parfois d’avoir été trahis. Ainsi, parmi les militaires internés au cours d’une permission, plusieurs se sont rendus coupables de voies de fait, dont leurs épouses sont généralement les premières victimes en raison du soupçon d’infidélité qui pèse

sur elles54. Le soldat Léon Y., âgé de 39 ans, part en permission le 6 novembre 1917. Trois

jours plus tard, au cours d’une altercation avec sa femme, il tente de l’étrangler et est immédiatement conduit au Val-de-Grâce. Désespéré parce que son épouse ne vient pas lui rendre visite, il essaie de se suicider en se jetant du haut d’un escalier et est interné à la Maison nationale de Charenton. En réponse aux questions du psychiatre, il explique qu’il avait le sentiment que « sa femme n’était plus la même envers lui » et s’imaginait qu’elle le

trompait avec l’un de ses camarades55

. Les permissions constituent également un moment pour régler des conflits familiaux. C’est ce qu’entend faire le soldat Félix S. lorsqu’il part en permission le 28 juin 1917 avec quatre grenades. À son arrivée, il en jette une sur son frère qu’il accuse de profiter de son absence pour lui voler sa part d’héritage. Placé à la prison militaire, il bénéficie d’un non-lieu sur expertise psychiatrique et est interné le 15 novembre

1917 à l’asile de Bron56

. Dans les deux cas, les accès de violence survenus à l’occasion du retour dans les foyers révèlent des troubles nés sur le front mais passés inaperçus.

Sans que des incidents n’éclatent, l’entourage du permissionnaire s’aperçoit parfois des changements survenus chez lui. La sœur du soldat Eugène N., âgé de 41 ans et comptable dans le civil, est ainsi frappée par l’état aussi bien physique que mental de son frère pendant les quelques jours qu’il passe auprès d’elle en avril 1917 :

« Lors de sa dernière permission, c’est-à-dire quelques jours avant qu’il soit reconnu malade, il présentait tous les signes de la folie complète […] ; d’autre part, physiquement, il nous a paru étrangement vieilli, n’ayant plus que l’apparence

lamentable d’une loque humaine. »57

Or, d’après le récit d’Eugène, les troubles sont apparus dès le mois de mars 1917. Ce dernier affirme qu’il a alors commencé à éprouver des difficultés pour trouver ses mots, qu’il se perdait dans les boyaux. Lors de sa permission, son état s’est aggravé. Il a erré une nuit dans son village, incapable de retrouver sa maison, égarant sans s’en rendre compte son casque et sa capote. Eugène N. retourne pourtant au front et n’est évacué qu’au mois d’août. Il est alors

pris en charge dans plusieurs hôpitaux du centre de psychiatrie de la 14e région militaire,

54

Jean-Yves LE NAOUR, Misères et tourments de la chair durant la Grande Guerre : les mœurs sexuelles des Français, 1914-1918, Paris, Aubier, 2002.

55

AD du Val-de-Marne, fonds de l’hôpital Esquirol, dossier du soldat Léon Y., 4 X 992. 56

SHD, conseil de guerre de Lyon, dossier de non-lieu du soldat Félix S., 10 J 1554. 57

Archives du Centre hospitalier du Vinatier, dossier du soldat Eugène N., lettre de sa soeur au médecin, 19 septembre 1917, non coté.

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avant d’être interné à l’asile de Bron en janvier 1918. Il meurt trois mois plus tard, des suites d’une méningo-encéphalite. Le sergent Jules T. connaît un sort similaire. Il profite d’une permission obtenue en novembre 1916 pour consulter un médecin parce qu’il « commence à sentir malade ». Bien qu’il présente des troubles de la parole, des pertes de mémoire et des tremblements, il doit retourner au front, où son état s’aggrave. Il est interné à la Maison

nationale de Charenton le 14 décembre 1917. Atteint de la syphilis, il meurt en février 191858.

Enfin, le retour au front, issue inévitable de la permission, constitue une nouvelle épreuve, d’autant que les soldats savent désormais ce qui les attend. L’arrivée à la gare ou le voyage sont alors les moments où se manifestent les symptômes du basculement dans la maladie. Maxime Laignel-Lavastine, chef du centre des psychonévroses installé à l’asile de

Maison-Blanche (Seine)59, le note en mai 1917, soulignant « la fréquence des crises

hystériques, à la gare de l’Est, au moment du départ des permissionnaires pour rejoindre leur

secteur »60. L’alcool peut une fois encore être incriminé mais, à nouveau, les troubles

apparaissent parfois sans qu’il ne joue aucun rôle. Plusieurs dossiers de militaires internés en témoignent. Le soldat Paul T., interné le 19 mai 1917, explique au psychiatre qui l’interroge qu’il avait le sentiment « qu’on voulait l’empêcher de partir et qu’on lui indiquait un faux train ». Une fois installé dans le compartiment, il s’est mis à entendre des voix qui lui disaient

qu’il « n’en avait plus pour longtemps »61

. Chez le soldat Jean U., interné le 1er mai 1917, la

tristesse du retour au front se transforme en une crise mélancolique profonde. Il « tombe » du train, sans qu’il soit possible de déterminer s’il agit d’un accident ou d’une tentative de

suicide62. La fin d’une permission joue donc elle aussi un rôle révélateur pour certains

troubles psychiatriques. C’est particulièrement vrai dans le cas des soldats atteints d’un retard mental dans la mesure où reprendre le chemin du régiment suppose de comprendre le système des permissions. Le soldat Pierre I. en est incapable. Examiné en novembre 1917, il explique

au médecin : « on ne m’a pas donné ma permission, je suis parti »63. D’autres, qui essaient

bien de rejoindre le front, n’y parviennent pas. C’est le cas du soldat Léon N., âgé de 34 ans,

58

Selon les médecins, le sergent Jules T. est atteint d’une paralysie générale. Cette pathologie correspond aux troubles psychiatriques qui se manifestent lors du dernier stade de la syphilis. AD du Val-de-Marne, fonds de l’hôpital Esquirol, dossier du sergent Jules T., 4 X 992.

59

Le centre des psychonévroses, créé par Gilbert Ballet à l’asile de Ville-Évrard, est transféré en novembre 1915 à l’asile de Maison-Blanche. Il est alors confié à Maxime Laignel-Lavastine.

60

Maxime LAIGNEL-LAVASTINE, « Travaux des centres neurologiques militaires - Centre des psychonévroses du gouvernement militaire de Paris », Revue neurologique, vol. 2, 1917, p. 359. 61

AD du Val de Marne, fonds de l’hôpital Esquirol, dossier du soldat Paul T., 4 X 992. 62

AD du Val de Marne, fonds de l’hôpital Esquirol, dossier du soldat Jean U., 4 X 992. 63

SHD, conseil de guerre de la 27e division d’infanterie, dossier de non-lieu du soldat Pierre I., 11 J 1095.

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qui passe plus de trente jours dans une salle d’attente à la gare de Perrache à Lyon, épuisant

toutes ses économies pour se nourrir, parce qu’il ne sait pas comment se rendre à son dépôt64.