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Dans la plupart des asiles, l’afflux de militaires dépasse les prévisions et le nombre de lits qu’il avait été convenu de réserver à l’armée est très insuffisant. À l’asile Sainte Catherine (Allier), les termes de la convention signée avec le Service de santé militaire paraissent rétrospectivement bien illusoires. Celle-ci ne prévoyait que treize places pour les soldats or ce

chiffre est très vite dépassé, au grand dam du directeur267. Dans plusieurs établissements, on

envisage d’ailleurs de s’opposer à de nouvelles entrées. C’est le cas à Tours, où le quartier d’hospice réservé aux aliénés hommes, aménagé pour accueillir 250 malades, en abrite plus de 300 dès septembre 1915. La commission administrative refuse alors d’admettre plus de

soldats, malgré les demandes appuyées du directeur du Service de santé de la 9e région

militaire268. La situation est également critique à l’asile Saint-Pierre. En novembre 1916, on

compte 1 575 malades internés, un tel nombre n’ayant jamais été atteint par le passé269. La

commission de surveillance estime donc que de nouvelles admissions sont impossibles. Elle obtient provisoirement gain de cause : pendant trois mois, le nombre de militaires qui entrent

dans l’asile se stabilise autour de la dizaine avant d’augmenter à nouveau270

.

Les entrées de militaires ne semblent par contre jamais avoir été refusées à l’asile de Bron. Dans cet établissement, le nombre de lits réservés aux soldats augmente continument pendant la guerre. Les militaires sont d’abord regroupés dans le service des femmes de la clinique qui compte 120 places (voir le plan de l’asile dans l’annexe 11). À partir de

septembre 1916, ils occupent également les bâtiments de l’hôpital 245 bis, installé dans la 1ère

division des femmes. En effet, faute de place, cette formation qui n’était pas destinée aux

aliénés accueille finalement ce type de malades271. Le Service de santé militaire décide

d’ailleurs de rendre les locaux à l’asile en novembre 1916272

. À la fin du conflit, les 1ère, 3ème,

267

AD de l’Allier, fonds de l’asile Sainte-Catherine, lettre du directeur de l’asile au préfet de l’Allier, 19 février 1916, 1 X 3.

268

ASSM, centre de documentation du Val-de-Grâce, lettre de la commission administrative de l’hospice de Tours au préfet d’Indre-et-Loire, 30 septembre 1916, A 230.

269

AD des Bouches-du-Rhône, fonds de l’asile d’aliénés de Marseille, commission de surveillance de l’asile Saint-Pierre, séance du 15 novembre 1916, 13 HD 7.

270

Il s’agit du nombre d’entrées par mois. 271

ASSM, centre de documentation du Val-de-Grâce, lettre de Jean Lépine au directeur du Service de santé de la 14e région militaire, 14 novembre 1916, A 75. Sur les conditions de création de cet hôpital militaire dans l’asile, voir Chapitre 1, II, 2, a.

272

ASSM, centre de documentation du Val-de-Grâce, lettre du sous-secrétaire d’État du Service de santé militaire au directeur du Service de santé de la 14e région militaire, 29 novembre 1916, A 75.

182

7ème et 9ème divisions de l’établissement sont réservées aux militaires, soit 580 lits273. Une lettre du soldat Jérémie T., rédigée en novembre 1919, atteste de la présence massive des

soldats : « a la 7e cétaient presque tout des militaires revenus du front ou rapatriés

d’Allemagne », raconte-t-il274

.

Comment expliquer cette situation ? À l’asile de Bron, les entrées de femmes augmentent pendant la guerre : on en compte 321 en 1914 contre 415 en 1918. Chez les hommes, les entrées de civils ne baissent quasiment pas. Elles passent de 294 en 1914 à 238 en 1918. Les militaires viennent donc s’ajouter à cette population. Ils sont 55 à entrer dans l’établissement en 1914, ce qui représente 8,8 % des entrées. En 1918, ce nombre s’élève à 767, soit 55,7 % des entrées. Sur la même période, la population moyenne présente dans l’établissement est de 2 098 malades en 1914, 2 173 en 1915, 2 291 en 1916, 2 309 en 1917 et

2 240 en 1918275. Cette augmentation démontre que les sorties, les transferts et les décès ne

suffisent pas à compenser les entrées, sauf pendant la dernière année de la guerre durant laquelle la grippe espagnole provoque une augmentation du taux de mortalité. L’afflux de malades militaires est d’autant plus difficile à gérer qu’ils arrivent par vagues parfois soudaines et massives, notamment dans le cas des rapatriés internés à Bron.

L’image d’établissements débordés et envahis par les soldats doit pourtant être nuancée. Même là où les militaires sont les plus nombreux, ils ne constituent qu’une part

modeste de la population moyenne internée276, les femmes restant majoritaires dans les asiles

pendant la Grande Guerre. D’après la Statistique générale de France, la proportion est en

moyenne de 80 hommes pour 100 femmes entre 1915 et 1919277. Par ailleurs, d’autres asiles,

éloignés de la ligne de front, sont beaucoup moins sollicités. Dans son rapport médical pour l’année 1916, le docteur Étienne Coulonjou, médecin-directeur de l’asile de La Roche-sur-Yon, signale par exemple la diminution du nombre d’entrées d’hommes, les militaires ne

venant pas remplacer les civils dans la mesure où très peu sont transférés jusqu’en Vendée278

.

273

ASSM, centre de documentation du Val-de-Grâce, centre de psychiatrie de la 14e région militaire, rapports mensuels pour le deuxième trimestre 1918, A 75.

274

Archives du Centre hospitalier Alpes-Isère, dossier de Jérémie T., non coté. 275

Isabelle von BUELTZINGSLOEWEN, « Entre désorganisation et adaptation : l’asile d’aliénés du Rhône pendant le premier conflit mondial », in Laurence GUIGNARD, Hervé GUILLEMAIN, Stéphane TISON (dir.), Expériences de la folie,op. cit., p. 133.

276

La part des militaires dans la population moyenne présente à l’asile de Bron et à l’asile Saint– Robert atteint son maximum en 1918 : ils ne représentent alors respectivement que 17, % et 15,2 % des malades.

277Statistique des institutions d’assistance, années 1914 à 1919, Paris, Imprimerie nationale, 1922, p. 52.

278

Rapports et délibérations, Conseil général de la Vendée, 2e session ordinaire de 1917, Servant-Mahaut, La Roche-sur-Yon, 1917, p. 411.

183

Si des témoignages comme celui de Jérémie T. donnent l’impression que les militaires sont très nombreux, c’est aussi parce que l’administration s’efforce le plus souvent de regrouper les soldats. Cette mesure présente en effet plusieurs avantages. Elle permet de repérer aisément les malades qui doivent bénéficier du traitement prévu par les conventions signées avec le Service de santé. L’objectif est également de maintenir ces hommes dans un milieu militaire, où ils risquent moins d’oublier leur devoir de soldat. Enfin, pour certains malades et en particulier pour les « indigènes », c’est un moyen de rompre l’isolement. Si le principe est louable, il n’est pas toujours apprécié par les intéressés. Ainsi, lorsqu’on présente le soldat Ansoumana E. à un autre militaire sénégalais, il refuse de lui adresser la parole.

Montrant ses dents taillées en pointe, il explique ne pas venir du même pays279. Le soldat

André T., lui aussi interné à Charenton, n’apprécie pas non plus d’être placé au milieu d’autres militaires. Dans une lettre adressée au médecin-chef le 11 août 1916 il écrit :

« Monsieur,

Je vous serais reconnaissant de vouloir bien m’affecter à une division ne faisant pas partie du Ministère de l’Intérieur et de l’État français et où il me serait possible de rencontrer des gens en traitement, n’appartenant pas aux Nations actuellement

engagées dans cette Guerre sanglante. »280

Pour définir dans quelles conditions chacun doit être traité, les établissements qui accueillent des officiers tiennent également compte du grade occupé dans l’armée. Les différences sont parfois très importantes, comme le laisse imaginer une lettre rédigée en mai

1915 par Élie N., commandant du génie des étapes de la 5e armée, placé en deuxième classe à

la Maison nationale de Charenton :

« Je suis installé dans une belle chambre bien éclairée, une terrasse d’où l’on a une vue magnifique. La nourriture est bonne, il y a une belle bibliothèque, je ne m’ennuie pas. L’établissement de Charenton ne doit pas avoir son pareil dans le monde : c’est immense, d’une propreté exagérée, des parquets comme dans un salon. »281

Encore Élie N. n’est-il placé qu’en deuxième classe : la première, qui donne droit à une chambre individuelle avec domestique, revient à 8,30 francs par jour au Service de santé

279

AD du Val-de-Marne, fonds de l’hôpital Esquirol, dossier du soldat Ansoumana E., 4 X 992. 280

AD du Val-de-Marne, fonds de l’hôpital Esquirol, dossier du soldat André T., 4 X 992. 281

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militaire282. À titre de comparaison, le prix de journée acquitté à l’asile de Bron est de 2,10

francs pour les soldats et de 2,60 francs pour les sous-officiers283. Pour les officiers

supérieurs, qui ne sont finalement pas internés à Bron pendant la guerre, le prix fixé par la

convention signée en 1913 était de 6,50 francs284. Comme en temps de paix, les distinctions

sociales se maintiennent et les classes se mélangent rarement. Lors des rares occasions où ils rencontrent des hommes du rang, les gradés entendent faire montre de leur autorité. Élie N. se

fait appeler « mon commandant » par les autres malades285, tandis que le lieutenant

Auguste E. voudrait infliger huit jours de prison à un soldat qu’il menace de faire passer en

conseil de guerre286.

Les archives n’apportent pas de réponses à toutes les questions. Dans les asiles où il

n’est pas possible de réserver des salles aux soldats287

, la cohabitation entre civils et militaires a-t-elle donné lieu à des conflits ? Les prisonniers des armées ennemies sont-ils mélangés avec d’autres malades, civils ou militaires ? Les instructions officielles imposent en principe de traiter les prisonniers hospitalisés dans des locaux distincts mais dans les mêmes

conditions que les militaires français288. Il n’a cependant pas été possible de vérifier si c’était

bien le cas dans les établissements de mon corpus.