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S’il est impossible de dire avec exactitude combien d’hommes ont été pris en charge dans les services de psychiatrie, peut-on fournir une estimation du nombre de ceux qui furent internés ? Telle était l’ambition d’André Fribourg-Blanc et d’Antony Rodiet. L’enquête qu’ils lancent auprès de tous les asiles français en 1924 est prometteuse mais les directeurs et les médecins qu’ils ont contactés sont très peu nombreux à donner suite à leur demande, faute de temps pour effectuer des recherches ou parce qu’ils ne disposent pas des données nécessaires.

Quant aux quelques réponses reçues, elles sont peu concluantes274. Pour mener à bien leur

projet, ils ne peuvent pas non plus s’appuyer sur la littérature médicale, les études statistiques spécifiquement consacrées à la population militaire internée pendant le conflit étant extrêmement rares. Le psychiatre Calixte Rougé, médecin-chef de l’asile de Limoux, a fait connaître dans une série d’articles publiés pendant la guerre que 86 militaires étaient entrés

dans son établissement entre 1914 et 1919275. S’il appelait ses collègues à l’imiter, son

exemple a été peu suivi. Quelques médecins fournissent cependant des chiffres. Les docteurs Aristide Journiac et Pierre Alaize réalisent en 1922 une étude sur les militaires internés à

l’asile Saint-Pierre à Marseille et indiquent avoir reçu 1 028 mobilisés276. Dans une thèse

soutenue en 1919, Jean Couette précise que l’asile de Sainte-Gemmes-sur-Loire

271

Peter LEESE, Shell Shock, op. cit., p. 10. 272

Stephanie NEUNER, Politik und Psychiatrie, op. cit., p. 48. 273

Hervé GUILLEMAIN, Stéphane TISON, Du front à l’asile, 1914-1918, op. cit., p. 18. 274

Dans leur livre, les deux hommes présentent les extraits de neuf réponses. Voir André FRIBOURG

BLANC, Antony RODIET, La folie et la guerre de 1914-1918, op. cit., p. 4. 275

Calixte ROUGÉ, « Résumé statistique des militaires internés à l’asile de Limoux du 2 août 1914 au 31 décembre 1919 », Annales médico-psychologiques, n° 12, 1920, p. 331-336.

276

Ce travail est mentionné dans les Annales médico-psychologiques mais il est resté introuvable. Voir « Statistique des militaires aliénés placés à l’asile Saint-Pierre à Marseille pendant la guerre 1914-18 », Annales médico-psychologiques, n° 1, 1922, p. 375.

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Loire) a accueilli 932 militaires internés277. En 1922, Pierre Simeray recense tous les

militaires entrés à l’asile de Clermont (Oise) entre le 2 août 1914 et le 31 décembre 1919. Il

en compte 390278. En 1928, Charles Mouchette effectue le même travail à l’asile de Maréville

et en dénombre 917279.

Pour connaître le nombre de militaires internés en France, il faut donc conduire des recherches dans les archives de chaque asile. La tâche est colossale, d’autant qu’il est rare que les rapports des médecins fournissent les données recherchées. La plupart du temps, il est nécessaire de dépouiller les registres d’entrées tenus pendant la guerre pour en extraire les

informations concernant les malades de l’armée280

. Ce travail a été accompli par plusieurs chercheurs dans différents établissements. Selon Bernadette Laverdure-Cassarin, 1 697

militaires ont été admis à l’asile de Villejuif281

. Hervé Guillemain et Stéphane Tison ont

comptabilisé pour les trois asiles de la 4e région militaire, c’est-à-dire ceux du Mans, de

Mayenne et d’Alençon, 370 soldats internés entre 1914 et 1920282

. Dans les quatre établissements où j’ai eu accès aux registres d’entrées, voici les résultats que j’ai obtenus, en prenant en compte les malades étrangers (militaires des armées ennemies faits prisonniers et militaires des armées alliées), puis en se concentrant sur les militaires mobilisés dans l’armée française :

277

Jean COUETTE, Un centre de neuro-psychiatrie en Anjou pendant la guerre, thèse soutenue devant la faculté de médecine de Paris, 1919.

278

Pierre SIMERAY, Contribution à l’étude des séquelles des commotions et traumatismes crânio-cérébraux de guerre, thèse soutenue devant la faculté de médecine de Paris, 1922, p. 23.

279

Charles MOUCHETTE, Contribution à l’étude des séquelles lointaines des commotions de guerre, thèse soutenue devant la faculté de médecine de Nancy, 1928, p. 29.

280

Les registres d’entrées constituent la source la plus fiable pour effectuer ce travail. En effet, les dossiers individuels des militaires internés n’ont pas tous été conservés. Dans certains établissements, le travail est simplifié par l’existence de registres spécifiques pour les militaires qui permettent d’établir plus rapidement leur nombre. C’est le cas pour l’asile de Marseille ou encore celui de Charenton.

281

Bernadette LAVERDURE-CASSARIN, Un moment particulier dans la psychiatrie du XXe siècle : les aliénés militaires de la section militaire de l'asile de Villejuif pendant la première guerre mondiale, op. cit.

282

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Nombre de militaires entrés entre le 2 août 1914 et le 11

novembre 1918

Nombre de militaires mobilisés dans l’armée française entrés entre le 2

août 1914 et le 11 novembre 1918

Asile de Bron 1981 1777

Maison nationale de Charenton 928 907

Asile Saint-Pierre 909 825

Asile Saint-Robert 312 299

Tableau 2 : Nombre de militaires internés dans chaque asile entre le 2 août 1914 et le 11 novembre 1918283

Pour l’asile Saint-Pierre à Marseille, le nombre de militaires internés obtenu est légèrement inférieur à celui indiqué par les docteurs Journiac et Alaize. Cette différence tient sans doute à ce que ces derniers arrêtent leur décompte à la fin de l’année 1918 et non au 11 novembre comme j’ai décidé de le faire. La date est bien sûr symbolique puisque des militaires continuent d’être internés par la suite mais elle permet de fixer une borne claire au travail de dépouillement qui pourrait sinon être poursuivi jusqu’à la fin des opérations de

démobilisation. Or, après l’armistice, il devient difficile de repérer les militaires dans les

registres d’entrée. En effet, les malades qui viennent d’être démobilisés sont inscrits en tant que civils dans la mesure où ils n’appartiennent plus à l’armée. Le résultat du dépouillement est donc faussé.

Cette difficulté doit également être prise en compte pour le reste de la période considérée. En effet, le même problème se pose au sujet des militaires réformés durant le conflit. S’ils sont pris en charge à l’asile après leur réforme, ils n’apparaissent pas dans le registre comme militaires et échappent au décompte. On peut donc considérer que les chiffres obtenus sous-évaluent le nombre réel des hommes qui ont participé au conflit et ont été internés. À l’inverse, les malades qui sont transférés d’un asile à l’autre sont comptabilisés plusieurs fois. Leur cas est extrêmement intéressant puisqu’il offre la possibilité de reconstituer un parcours à travers plusieurs dossiers médicaux mais ces doublons influent aussi, bien qu’à la marge, sur les résultats obtenus pour chaque asile et lorsqu’on cumule les chiffres obtenus pour chaque établissement. Il n’est de toute façon pas possible d’envisager

283

Un tableau détaillé comprenant le nombre de militaires étrangers et de prisonniers internés est présenté en annexe 4. Je ne compte chaque malade qu’une seule fois lorsqu’il a effectué plusieurs séjours à l’asile.

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une extrapolation à partir de ces données qui ne concernent que dix asiles sur les quatre-vingt-dix que compte alors le pays. Ces chiffres permettent au moins d’affirmer que le nombre de militaires internés se compte selon toute vraisemblance en dizaines de milliers. S’en tenir à cet ordre de grandeur est certes frustrant. Dans l’état actuel de nos connaissances et en toute rigueur, nous n’avons cependant pas d’autre choix.

« Dès le temps de paix, de toutes les spécialités, la psychiatrie fut celle qui avait eu le plus de peine à obtenir droit de cité dans le Service de Santé militaire et

lui avait fallu forcer les portes de haute lutte. »284

Le constat dressé par Paul Chavigny en 1915 résume sans détour le sort réservé à la psychiatrie militaire. Mais il indique tout aussi clairement que celle-ci ne naît pas en 1914. L’entrée en guerre du pays et la nécessité de gérer des « blessés psychiques » toujours plus nombreux fournissent l’opportunité de faire aboutir les réformes réclamées depuis de longues années. Les principaux acteurs impliqués dans cette transition de la théorie à la pratique sont ceux qui, depuis les années 1890, ont contribué à l’élaboration et à la diffusion des principes sur lesquels repose pendant la guerre l’assistance psychiatrique aux armées. En s’appuyant sur la coopération qu’ils ont contribué à établir entre milieu civil et milieu militaire, notamment par le biais de l’enseignement, ils parviennent à mettre en place un système d’évacuation et de prise en charge des combattants atteints de troubles mentaux. Largement impensé avant le conflit, ce nouveau dispositif repose sur la coordination entre trois types de structures – centres de l’avant, centres de l’arrière, asiles d’aliénés – et est, en nombre de lits, l’un des plus

importants du Service de santé militaire285.

Peut-on pour autant affirmer que les réticences de l’armée ont été entièrement vaincues ? La psychiatrie militaire s’affirme-t-elle vraiment comme une spécialité à part

284

Paul CHAVIGNY, « Psychiatrie et médecine légale aux armées », art. cit., p. 185. 285

Cette organisation semble avoir constitué un modèle pour plusieurs autres pays, en particulier l’Italie, et la question des transferts de pratiques entre belligérants constitue une piste de recherche intéressante qui mériterait d’être approfondie.

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entière dont il serait possible d’identifier les apports ? L’évolution du rôle dévolu aux asiles d’aliénés au sein de la chaîne d’évacuation conduit-elle à faire émerger une perception nouvelle de la maladie mentale dans la communauté scientifique, dans l’armée voire dans la société ? Pour répondre à ces questions, il faut d’abord examiner comment les grands principes et les dispositifs que je viens de présenter prennent forme, de manière concrète, sur le terrain. Dans cette perspective, le prochain chapitre s’appuie sur l’étude empirique de la situation quotidienne rencontrée dans les asiles de mon corpus. Il place au cœur de l’analyse les militaires internés eux-mêmes, objets mais aussi acteurs de la psychiatrie militaire qui, en interaction avec les médecins, contribuent à façonner les discours et les pratiques.

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Chapitre 2 : Des hommes « à interner » : profils, trajectoires et

conditions de vie des militaires dans les asiles français entre

1914 et 1918

Dans le langage officiel des administrations militaires, étatiques et asilaires, les mêmes termes sont toujours employés pour désigner les soldats internés. Leur ordre peut toutefois varier, ces hommes étant tantôt appelés « militaires aliénés », tantôt « aliénés militaires ». Cette inversion survient ici et là, sans logique apparente. De fait, les deux expressions sont utilisées comme de parfaits synonymes bien qu’elles conduisent à mettre l’accent soit sur le statut militaire, soit sur la maladie. En ce sens, elles reflètent la position singulière occupée par les soldats internés à l’intersection entre la guerre et la folie, position qui fait d’eux des témoins exceptionnels.

Les archives asilaires offrent l’opportunité d’entendre la voix de ces individus qui n’ont pas laissé d’autres témoignages. Les réponses qu’ils fournissent aux médecins et aux infirmiers, leurs écrits et parfois leurs dessins, composent donc des récits inédits. Ceux-ci représentent pour l’historien un matériau d’une grande richesse, permettant d’observer, par le prisme de la folie, l’expérience de la guerre mais aussi celle de l’internement. Ainsi, il est possible de connaître les circonstances dans lesquelles les troubles mentaux des soldats sont apparus et ont été identifiés. En indiquant ce qui nourrit les délires des malades, leurs dossiers médicaux permettent d’observer comment le conflit s’empare de ces hommes jusqu’à envahir tout leur univers mental. Ils mettent également en lumière la complexité du rapport à la guerre et au combat ainsi que la variété des trajectoires qui ne se résument pas au parcours conduisant du front à l’asile. Enfin, ils donnent à voir les conditions d’internement des militaires pendant la guerre et leur quotidien dans les asiles d’aliénés.

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