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Pourtant existe parallélement à ce que nous venons de dire, une conception du moi qui tente de s’intégrer à la nécessité et au désir d’ordre social. L’Église et l’aristocratie sont autant de solutions vers lesquelles se tournent les victoriens qui s’interrogent sur la question de la condition de l’Angleterre. La place de Thomas Carlyle dans le paysage littéraire et philosophique de l’époque en fait un témoin privilégié des bouleversements qui agitent le pays. Alors que les ouvrages de Gaskell, Disraeli et Kingsley sont des représentations romancées de la situation victorienne, Thomas Carlyle s’est fait le prophète des troubles sociaux et moraux que dénoncent après lui les romanciers. Nous désirons d’ailleurs insister sur le caractère proprement visionnaire des ouvrages de Carlyle. L’auteur résume à sa manière l’idéologie du siècle que les écrivains qui lui succèdent exemplifient dans leurs romans. L’éducation qu’a reçue Carlyle le pousse à considérer la morale et la justice comme les deux valeurs indispensables : la justice est pour lui la loi de Dieu. Ainsi la vérité ultime chez Carlyle se trouve dans l’ordre moral de l’univers. En 1841, On Heroes, Hero-worship and the Heroic in History est écrit dans ce but : convaincre le lecteur que le héros naît de cette volonté et de cette nécessité de redonner à la civilisation en déroute les valeurs morales qu’elle a perdues en appliquant la loi de Dieu. Lorsque Carlyle écrit On Heroes, la société est en crise : la bourgeoisie remplace peu à peu l’aristocratie, le Chartisme se répand, c’est l’époque des dandys et des dilettantes, de l’insincérité, de l’égoïsme que Thackeray dénoncera dans Vanity Fair (1846-1847). Les auteurs comme Tennyson, Kingsley et Dickens acquièrent l’expérience du monde et des hommes qui vont leur permettre d’en donner leur vision dans In Memoriam, Alton Locke et Hard Times. Carlyle quant à lui, est déjà un auteur reconnu, il a partagé son impression sur le siècle dans « Signs of the Times », Sartor Resartus, The French Revolution et Chartism. Dans On Heroes, il fait un pas de plus dans la dénonciation de son temps et dans l’analyse clairvoyante du monde de ses

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contemporains. Il apporte cette fois une solution à la décadence de la civilisation : le héros. Son approche de l’historiographie et de la politique l’a rendu célèbre, bien que son style d’écriture puisse en dérouter plus d’un, comme le reconnaîtra John Stuart Mill. Il donne alors sa vision de celui qui peut sauver la civilisation et fait le portrait de ceux qui l’ont fait par le passé.

Ainsi un an après Chartism, Carlyle érige la figure du héros comme un rempart face au malaise qui frappe la société. Mais qui est le héros ? La mythologie grecque ou romaine nous donne à contempler un homme qui se distingue par sa force ou sa ruse hors du commun, courageux, brave et possédant des valeurs morales. Pourtant un Hercule ou un Ulysse trouveraient difficilement leur place dans la société victorienne. L’économie de marché, la prolétarisation des masses et l’industrialisation ont provoqué un désastre moral et social que nous avons déjà évoqué. Pour y remédier, il faut trouver une manière radicale de changer la société, « l’héroïsme devient dès lors un affront à la modernité européenne du dix-neuvième siècle puisqu’il nécessite une forme de fanatisme et de primitivité exacerbée dans le comportement de certains hommes de même qu’un fort désir, au sein de la population, de se soumettre et de se prosterner109 », comme le fait remarquer Boucher. En effet, la « modernité européenne » met en avant les valeurs de la communauté, l’importance de l’appartenance à une classe sociale ; l’individu isolé est nié car il ne correspond à aucun modèle. Ainsi, le comportement de soumission à un seul homme dont parle Carlyle semble aller à l’encontre d’une certaine forme de modernité qui interdirait à l’homme de se subordonner sans retenue à un seul pouvoir.

La Révolution française et le Chartisme témoignent d’ailleurs de cette volonté commune de donner aux gouvernements un aspect plus démocratique. Carlyle pense cependant que l’homme, en période de doute et d’instabilité, a besoin d’admirer un héros et de s’en remettre à lui. C’est là une façon nouvelle de voir les choses à l’époque victorienne. Dans une société où « le nombre fait la

109 François-Emmanuël BOUCHER, « Thomas Carlyle et le culte du héros aux époques de paralysie spirituelle », op. cit., p. 2.

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87 sagesse110 », pour reprendre la maxime que cite Montégut dans son étude sur les héros de Carlyle et Emerson, l’idée de voir un seul individu bouleverser les valeurs et les références de vérité et de sagesse confine à l’hérésie. La première moitié du dix-neuvième siècle connaît un véritable mouvement de cohésion des masses : révoltes chartistes, révolution française, les peuples s’unissent contre l’autorité qu’ils considèrent abusive, et la multitude possède une force de rébellion que l’individu seul n’a pas. Pourtant Carlyle en Angleterre et Emerson en Amérique se font écho autour d’une seule et même idée : l’individu, en tant que héros, a plus de force que la masse et possède les vertus propres à guider le genre humain. Leur correspondance et leur rencontre en France témoignent d’ailleurs des liens qui les unissent et de la conception du héros qu’ils partagent111.

Dans On Heroes, Hero-worship and the Heroic in History, Carlyle présente les héros par ordre chronologique, indiquant ainsi les hommes qui marquent l’histoire depuis les origines de l’humanité jusqu’au dix-neuvième siècle. Leurs formes d’héroïsme sont très diverses et il est difficile de percevoir de prime abord les qualités qu’ils partagent. Le premier héros de Carlyle est le dieu scandinave Odin, il est à l’origine du culte du héros. Le héros apparaît ensuite sous différents traits : Carlyle fait d’abord référence au prophète Mahomet. Deux poètes sont ensuite mis à l’honneur : Dante et William Shakespeare. Viennent ensuite les héros-prêtres : Martin Luther et John Knox. Carlyle traite également de la figure du héros en tant qu’homme de lettres, c’est le cas de Samuel Johnson, Jean- Jacques Rousseau et Robert Burns. Enfin, Carlyle termine son étude par les héros qui ont une position de roi et deviennent les représentants d’un héroïsme de modernité tels Oliver Cromwell et Napoléon. Soulignons que On Heroes est un recueil d’une série de conférences de Carlyle. De cette manière, le nombre de héros et le nombre de chapitres qui leur sont dédiés n’est pas entièrement le choix de Carlyle. Ce dernier a donné six conférences et aurait pu, s’il en avait donné

110 Emile Montégut, « Du culte des héros : Carlyle et Emerson » 7, La Revue des Deux Mondes (juillet 1850): p. 722.

111 cf. Thomas CARLYLE et Ralph Waldo EMERSON, The Correspondence of Thomas

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davantage, trouver d’autres héros à étudier. C’est l’idée qu’exprime Archibald MacMechan dans l’introduction à la version américaine de 1901 :

Si on lui avait demandé de faire sept conférences, il aurait pu inclure Heyne et Copernic sous le titre de Héros en tant qu’Homme de Science ; ou si c’était huit, il aurait pu oser, malgré son ignorance de l’art, discourir sur Michel Ange en tant que Héros-Artiste. Sa classification n’est pas censée être définitive.112

La hiérarchie qui régit les héros dans On Heroes semble alors dépendre d’un référent autre que leur puissance ou leur légitimité en tant que héros. Ils semblent tous être sur un même pied d’égalité mais dans des conditions différentes. Ainsi, chaque héros représente ce qu’il y a de plus élevé pour sauver la société, par le changement. L’ordre chronologique qu’utilise Carlyle pour présenter et étudier les héros montre que ceux-ci changent au fur et à mesure que les époques, les civilisations et les centres d’intérêt changent également. On comprend mieux ainsi que si Odin est le premier héros et qu’il est considéré comme une divinité, c’est qu’à l’époque, le titre de divinité est la position la plus haute et la plus estimée. De la même manière, Napoléon en tant que héros marque l’importance de la politique et de la force à la fin du dix-huitième siècle et au début du dix-neuvième siècle. Chaque héros se présente sous les traits d’un homme qui possède les plus hautes qualités dans le domaine le plus reconnu de son époque.

Un peu moins de dix après Carlyle, et fortement inspiré par cette théorie du héros, Emerson publie Representative Men (1850) aux États Unis113 dans lequel il met en avant des philosophes : le grec Platon, le suédois Swedenborg et le français Montaigne. Il reprend également les personnages de Shakespeare et de Napoléon. Pour clore ces sept portraits, il consacre une partie à Goethe. Malgré une publication tardive de l’ouvrage en Grande-Bretagne, la pensée d’Emerson est déjà connue grâce à sa série de conférences de 1847. Il commence son ouvrage

112 Thomas CARLYLE, On Heroes, Hero-Worship, and the Heroic in History, op. cit., p. lxviii. « If he had been required to give seven lectures he might have included Heyne and Coperncus under the head of the Hero as Man of Science ; or if eight, he might have dared, in his ignorance of art, to discourse on Michael Angelo as the Hero-Artist. His classification is not supposed to be complete. »

113 Il faut attendre 1886 pour qu’une version anglaise de l’ouvrage voie le jour chez Routledge (Londres).

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89 par un chapitre introductif sur l’utilité des héros ; il y expose sa théorie selon laquelle de tous temps, les hommes ont toujours admiré d’autres hommes pour leurs capacités hors norme. Ce sont les « individus qui concentrent et absorbent en eux les qualités et les pensées des masses, qui résument toute une époque ou qui la créent, et qui se font ainsi immortels en se faisant les maîtres du temps114 ». Pour leur rendre hommage, nous donnons leur nom à nos enfants et édifions des monuments à leur effigie115. Vivre avec des « supérieurs », c’est le choix de l’homme selon Emerson. Il consacre chaque partie de son ouvrage à un héros différent – mis à part les chapitres II et III qui commentent Platon. Il associe les héros à une qualité ou une particularité qui leur est propre : Platon est le philosophe, Swedenborg le mystique, Montaigne le sceptique, Shakespeare le poète, Napoléon l’homme « du monde116 » et Goethe, enfin, l’écrivain.