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Carlyle a une vision particulièrement aristocratique du héros qui sert le peuple. Le moi peut s’exprimer tant qu’il est au service de la communauté et reste

128 François-Emmanuël BOUCHER, « Thomas Carlyle et le culte du héros aux époques de paralysie spirituelle », op. cit., p. 3.

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donc éloigné de l’hubris. Le héros est une référence, il porte en lui l’essence même de la vérité ultime du moi. Pourtant le héros change en fonction des époques et devient héros-guerrier puis héros-poète : la vérité est alors vouée à évoluer en fonction du héros. Le héros a une personnalité exceptionnelle perméable au message divin. Il est porteur du changement. En conséquence, il est à la fois adulé et rejeté. Destructeur, il renverse les références et les rites pour remplacer l’ancienne civilisation. Il marque l’avènement d’une nouvelle société. Le héros devient héraut (annonciateur, messager). Alors se fait jour l’idée selon laquelle le héros est porteur d’une vérité dont l’homme de son siècle n’a pas conscience. Il ne croit pas en avoir besoin et n’attend rien du héros puisque l’homme du siècle ne sait pas ce qu’il désire, comme l’écrit Hegel. Bentley remarque que « Carlyle est un historien de l’âge de l’entreprise individuelle […] dont il espère qu’il sera le précurseur d’un âge d’héroïsme130 ».

Il est à retenir du mythe du héros qu’il fait partie de la conscience collective. L’homme a toujours un besoin fondamental de s’identifier à un personnage noble et courageux, ou pour le moins, besoin de se sentir protégé par un tel homme. Ce sentiment est exacerbé dans les périodes de trouble. Le changement rapide de la société fait perdre les repères et il faut en créer d’autres. Anciennement lié au mythe, le héros se voit attribuer un rôle actif dans la construction de l’Histoire de la nation. Il n’est plus une gravure dans un vieux livre mais se trouve dans l’obligation de prendre une place de meneur d’hommes, de celui qui propose des solutions radicales. La religion est en déclin et le héros constitue la nouvelle valeur vers laquelle il convient de se tourner. Il est le nouveau porteur de vérité. Pourtant, cette vérité fluctue, faute de quoi le héros apparaîtrait toujours sous les mêmes traits et avec le même but. La relativité du héros carlylien annonce l’absence d’une vérité unique et rompt avec la tradition d’une vérité détenue par l’Église, ou le gouvernement, ou la science. L’apparition du héros est double : il est attendu et adulé mais aussi redouté car il change l’ordre et détruit la

130 Eric BENTLEY, A Century of Hero-Worship. A Study of the idea of heroism in Carlyle

and Nietzsche, with notes on Wagner, Spengler, Stefan George, and D. H. Lawrence, op. cit., p. 59. « Carlyle is the historian of an age of individual enterprise […] which he hopes will be the precursor of an age of heroism. »

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99 civilisation précédente pour en construire une nouvelle. Le héros est la nouvelle référence : c’est la construction d’un moi idéal, la vérité ultime du moi. Pourtant, la grande variété des héros montre la relativité d’une telle vérité. La sécularisation du héros devient alors une étape obligatoire qui donne un sens à la vérité relative qu’il est censé représenter. Carlyle écrit dans The French Revolution :

Toutes les choses sont en révolution ; en changement de minute en minute, ce qui devient visible d’époque en époque : dans ce monde régi par le temps qui est le nôtre il n’y a rien d’autre que la révolution et la mutation, et rien d’autre n’est concevable. La révolution, c’est un changement plus rapide.131 En un sens, Carlyle a une attitude évolutionniste car ainsi que l’écrit Bentley : « Carlyle frappe à la source de la religion en remettant en question la finalité de toute formulation de vérité132 ». L’hypothèse du Développement est à l’origine de sa théorie du héros. C’est en s’appuyant sur cette croyance que l’on perçoit la relativité de la vérité.

S’il s’efface derrière sa mission, sa vie et son nom restent liés à son œuvre, et comme l’explique Montégut, le héros est héros par sa seule existence : « Ce ne sont pas les circonstances qui créent le grand homme ; les faits et les événemens [sic] ne font tout au plus que déterminer et définir exactement l’objet de sa mission133 ». Son message est transmis par lui-même souvent dans le cadre d’un événement extérieur – car c’est le moment propice, la faille de la civilisation – mais ce message est en lui de toute manière. « En fait, en identifiant le Héros au Grand Homme, Carlyle le fait passer du mythe à l’histoire134 ». Carlyle fervent opposant à l’individualisme, prétend que le héros s’efface au profit de son message, pourtant, sa mémoire en tant que grand homme survit tout autant que la

131 Thomas CARLYLE, The French Revolution, Londres : Chapman & Hall, 1855, p. 184. « All things are in revolution; in change from moment to moment, which becomes sensible from epoch to epoch: in this Time-World of ours there is properly nothing else but revolution and mutation, and even nothing else conceivable. Revolution, you answer, means speedier change. »

132 Eric BENTLEY, A Century of Hero-Worship. A Study of the idea of heroism in Carlyle

and Nietzsche, with notes on Wagner, Spengler, Stefan George, and D. H. Lawrence, op. cit., p. 65. « Carlyle strikes at the root of religion by questioning the finality of any formulation of truth. »

133 Emile MONTÉGUT, « Du culte des héros : Carlyle et Emerson », op. cit., vol. 7, p. 730. 134 Pierre VITOUX, « Carlyle et le culte du héros », op. cit., p. 23.

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vérité relative et socio-normée qu’il a exprimée. Le héros, tout individu qu’il soit, est vérité. Vérité relative car elle s’applique à un contexte et une civilisation particulière dans un temps éphémère puisqu’en évolution. Relative également car d’autres héros lui succèdent, eux aussi porteurs d’un message de vérité. En passant du mythe à l’histoire, le héros qui détient la vérité passe du statut de Dieu ou de Père Fondateur à celui d’humain et d’individu. La vérité s’individualise donc. On peut donc dire que l’individualisme, qui fonde la notion de héros, est transcendé par le fait qu’il représente plus que lui-même, mais cette fonction, en s’avérant relative, signifie en fait, de manière paradoxale, le retour de l’individualisme.

Carlyle fait partie de la tradition de penseurs qui rejettent le moi en raison de son aspect individualiste jugé néfaste au bien de la communauté. Cette idée apparaît déjà dans Sartor Resartus dans lequel Carlyle écrit :

Je me demandai : « pourquoi, depuis l’âge le plus tendre, t’es-tu inquiété, irrité, plaint et tourmenté ? Dis-le d’un mot : n’est-ce pas parce que tu n’es pas HEUREUX ? Parce que ton MOI (cher personnage) n’est pas assez honoré, nourri, moelleusement couché et affectueusement choyé ? Sotte créature ! Quel Acte de Législature a décrété que tu dois, TOI, être Heureux ? Il y a peu de temps, tu n’avais pas le droit d’exister seulement. Et si tu étais né, par prédestination, non pas pour être Heureux, mais pour être Malheureux ! Es-tu rien d’autre qu’un Vautour, alors, qui vole à travers le monde à la recherche de quelque chose à Manger ; gémissant piteusement parce que ta ration de charogne n’est pas suffisante ? – Ferme ton Byron ; ouvre ton Goethe.135

Dans On Heroes, on retrouve cette notion du moi haïssable dès la naissance de l’Islam. Carlyle écrit : « L’Islam est à sa façon un renoncement au moi, une annihilation du moi. C’est la plus grande Sagesse que le Paradis ait révélé à notre Terre136 ». Pourtant, Caban suggère dans son ouvrage Thomas Carlyle ou le Prométhée enchaîné une dualité entre le rejet du moi par Carlyle et sa tendance

135 Thomas CARLYLE, Sartor Resartus, la philosophie du vêtement, traduit par Louis Cazamian, Paris : Editions Aubier Montaigne, Collection bilingue des classiques étrangers, 1973, p. 307.

136 Thomas CARLYLE, On Heroes, Hero-Worship, and the Heroic in History, op. cit., p. 65. « Islam means in its way Denial of Self, Annihilation of Self. This is yet the highest Wisdom that Heaven has revealed to our Earth. »

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101 constante à faire son auto-examen sous forme de fiction – dans Sartor Resartus par exemple ou même dans les commentaires qu’il fait dans Lettres et Discours d’Olivier Cromwell avec des explications (1845). La négation du moi telle que la revendique Carlyle ne peut empêcher son retour et sa ré-affirmation. Pourtant, cela n’empêche pas des auteurs comme Kingsley, Disraeli et Gaskell de faire l’éloge d’un système social hiérarchisé où le moi est contraint au silence lorsqu’il s’exprime à travers l’égoïsme et l’orgueil. D’ailleurs, chez ces auteurs que nous avons étudiés précédemment, le moi, dans son auto-affirmation et en tant qu’orgueil, menace l’affirmation d’une vérité individuelle positive. Seul le moi en tant qu’expression d’une individualité exceptionnelle a sa place. Dès lors, on perçoit le tiraillement qui oppose les penseurs du siècle entre le désir d’admirer le héros et la crainte de faire trop grand cas du moi. L’image du héros marque l’émergence d’une nouvelle prise de conscience sociale et la mise en doute des dogmes inculqués.

Nous pouvons déceler ici l’amorce d’une nouvelle conception de l’évolution de l’homme. Le moi du héros tel que le décrit Carlyle va à rebours du système car il fait s’éloigner pour un temps l’homme du vrai, c’est-à-dire d’un vrai défini par un système de valeurs que l’on veut maintenir à tout prix. L’expression du moi du héros finit par ne plus être vue comme un élément négatif car Carlyle le circonscrit au service de la communauté. On perçoit alors toujours cette attitude ambivalente vis-à-vis du moi et de la menace qu’il constitue pour la vérité établie.

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Chapitre 6 :

L’homme face à la nouvelle vérité scientifique