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Le dernier volet de notre analyse de In Memoriam s’intéresse à la place que Tennyson accorde à l’individu dans sa quête de Dieu et de la Vérité. En effet, jusqu’à présent, l’homme et l’humanité ont été associés pour parvenir à la certitude que l’humanité progresse et évolue grâce à la participation de chaque individu. C’est parce que l’homme est sur Terre dans un but précis que son origine divine est justifiée. Tennyson se refuse à croire que le doute qu’il a éprouvé, le rejet violent de sa foi, puis son ultime réalisation dans l’amour de Dieu et la compréhension de la finalité de l’espèce, lui soient propres. Il désire y associer le reste des hommes pour ne pas se retrouver seul face à ses aveux. Le deuil qu’il vit et qui le confronte à toutes ces questions, le confronte également à sa propre identité, son individualité et sa propre finalité sur Terre. Comme l’écrit Robert H. Ross dans son analyse de In Memoriam « Tennyson était gêné à l’idée de s’être offert au regard du public en faisant de son chagrin privé et subjectif l’objet d’un profit public et poétique213 ». Il semble se défendre d’avoir ouvert son cœur en prenant pour narrateur l’humanité entière. Il « universalise » alors ses propos en les inscrivant dans l’état des connaissances scientifiques de son temps :

Comme Tennyson, dans la tradition élégiaque, universalise son chagrin personnel à propos de la mort d’Hallam, il était inévitable qu’il l’ait fait en toute connaissance des dilemmes métaphysiques, religieux et éthiques imposés aux victoriens par les récentes découvertes et hypothèses dans les

213 Robert H. ROSS, « The Three Faces of In Memoriam », op. cit., p. 93. « Tennyson […] lived uneasily with the suspicion that […] he had laid himself open to the charge of making public, poetic capital out of his private, subjective grief. »

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domaines scientifiques tels que la géologie, l’astronomie, la paléontologie, l’évolution et la Critique Radicale.214

Ainsi, Tennyson ne pense pas être seul à éprouver le doute. Son fils rapporte d’ailleurs ses propos : « Il faut garder à l’esprit qu’il s’agit d’un poème, pas d’une biographie réelle. […] ‘Je’ n’est pas toujours l’auteur qui parle pour lui-même, mais la voix de la race humaine qui s’exprime à travers lui215 ».

Comme nous l’avons dit précédemment, si In Memoriam a connu et connaît toujours aujourd’hui un tel succès, c’est parce que le poème ne fait pas que raconter les errances et les doutes d’un seul homme mais au contraire parce qu’il pose les questions que tout être humain se pose en tant qu’individu autonome et individu social appartenant à une communauté. C’est donc cette « voix de la race humaine » qu’entend le lecteur. Cette sorte d’universalité qui fait la renommée du poème repose sur l’ancrage de In Memoriam dans son temps – grâce à la réutilisation et à l’analyse des découvertes scientifiques – mais aussi sur l’aspect intemporel de l’œuvre. En posant les questions fondamentales de l’origine et de la raison d’être de l’homme, Tennyson questionne de manière plus ou moins directe la notion d’individu. En effet, en se reconnaissant comme créature divine ou comme créature qui résulte de l’évolution, l’homme affirme son identité profonde. Ce questionnement sur l’identité se fait à travers la section 45 qui met en scène l’enfant qui naît et qui finit par prendre conscience de sa position en tant qu’individu isolé, donc d’un processus d’identification.

214 Ibid., p. 95-96. « As Tennyson, in the elegiac tradition, universalized his individual grief over Hallam dead, it was inevitable that he should have done so in full awareness of the metaphysical, religious, and ethical dilemmas being forced upon thoughtful Victorians by the recent findings and hypotheses in such scientific fields as geology, astronomy, paleontology, evolution, and the Higher Criticism. »

Nous tenons à rappeler ici que la Critique radicale est une branche de l’analyse littéraire issue de la tradition germanique, dont ont fait partie Samuel Taylor Coleridge et George Eliot, qui s’attache à rechercher l’origine des textes bibliques.

215 Hallam TENNYSON, Alfred Lord Tennyson: A Memoir by His Son, op. cit., vol. 1, p. 304-305. « It must be remembered […] that this is a poem, not an actual biography. […] ‘I’ is not always the author speaking of himself, but the voice of the human race speaking thro’ him. »

IN MEMORIAM, LE DÉCHIREMENT DU MOI

151 The baby new to earth and sky,

What time his tender palm is prest Against the circle of the breast, Has never thought that ‘this is I:’ But as he grows he gathers much,

And learns the use of ‘I,’ and ‘me,’ And finds ‘I am not what I see, And other than the things I touch.’ So rounds he to a separate mind

From whence clear memory may begin, As thro’ the frame that binds him in His isolation grows defined.

This use may lie in blood and breath, Which else were fruitless of their due, Had man to learn himself anew Beyond the second birth of Death.216

Cette section illustre la quête du poète quant au dessein de Dieu dans la création de l’homme. Tennyson ne peut se résoudre à croire que l’humanité n’est sur Terre que par le hasard d’une agglomération fortuite de matière, même si nous avons vu qu’il reconnaît la formation de la Terre due au hasard. Il révèle dans ce poème que la prise de conscience par l’individu de la façon dont son identité s’est construite est la preuve que la vie n’est pas vaine : nous nous connaissons car nous sommes des êtres conscients, créés par Dieu, et nous utiliserons cette connaissance de nous-mêmes dans la vie qui nous attend après la mort. La seconde naissance, terme à connotation hautement religieuse, désigne la certitude d’une suite. La vie n’est pas une fin en soi, faute de quoi elle ne serait qu’une perte de temps, de sang, d’air et du reste. L’identité permet à l’homme de devenir un individu unique. C’est en ce sens que Tennyson espère avoir raison : si l’homme vit pour se connaître et garde après sa mort le souvenir de sa vie passée,

216 Alfred, Lord TENNYSON, In memoriam, op. cit., p. 29‑30. La traduction française se trouve à l’annexe C.

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alors il peut espérer être réuni dans l’au-delà avec ceux qu’il a côtoyés sur Terre. Revoir Hallam devient alors possible, si celui-ci a conservé le souvenir de sa vie.

La première strophe de la section présente « l’enfant » et ses petites mains, au sein de sa mère, inconscient de son existence et de sa place dans l’univers. Les réflexions qu’il fait – « This is I » (v. 4) (« Le Moi c’est telle chose »), puis « I am not what I see / And other than the things I touch » (v. 7-8) (« Je ne suis rien de ce que je vois, / Et suis autre qu’aucun objet que ma main presse ») – donnent au lecteur le sentiment d’un questionnement réfléchi et sage. Par la bouche du poète, l’enfant prononce des mots qui ne semblent pas lui appartenir mais être plutôt ceux que pourrait prononcer un homme en pleine réflexion sur la construction de son identité : si je ne suis pas l’autre, si je ne suis pas l’objet, qui suis-je ? L’esprit conscient qui s’exprime peu à peu symbolise le moment où l’humain se reconnaît en tant qu’individu. Il accomplit son ipséité à travers la contemplation de sa propre image. L’individu qui poursuit le même cheminement que Tennyson peut aussi parvenir à cette conclusion : l’image que l’homme victorien a de son moi est en train de changer. Un singe semble se refléter là où le Dieu aimant et bienveillant se tenait autrefois. La science a détrôné la religion et le seul moyen qu’a l’homme de découvrir son moi n’est pas de regarder dans le miroir mais de s’interroger lui-même et de considérer sa place et sa raison d’être en dehors d’une référence externe ; c’est à ce prix, d’après l’interprétation que nous faisons de Tennyson, que l’individu peut se situer dans l’évolution de l’espèce tout en restant une créature de Dieu. Willey écrit :

Les problèmes rencontrés dans In Memoriam, bien qu’imposés à Tennyson par l’expérience personnelle et l’esprit du temps, ne sont ni locaux ni éphémères ; ils sont universels, en ce qu’ils sont aptes à assaillir un esprit sensible et méditatif de tous les temps. L’homme a-t-il une âme immortelle ? Y a-t-il un sens à la vie ? un but ou un dessein dans le développement du monde ? une quelconque preuve d’une Providence bienfaisante dans la Nature, la philosophie ou le cœur de l’homme ? Tennyson traite ces questions, non pas à la manière d’un penseur – qu’il soit

IN MEMORIAM, LE DÉCHIREMENT DU MOI

153 philosophe, théologien ou scientifique – mais à la manière d’un poète moderne au courant de son temps.217

Un « poète moderne au courant de son temps », voilà en effet ce qui semble définir Tennyson : il est agité par les doutes qui assaillent sa société et il y répond grâce à l’expression d’un moi, qu’il tente pourtant de renier en s’appliquant à associer le reste de l’humanité à sa quête d’identité.

La lecture de In Memoriam semble éclairer tous les éléments que nous avons analysés au fil de cette première partie et qui jouent un rôle dans le clivage qui caractérise le moi victorien. Pris entre la tradition religieuse et la nouveauté scientifique, entre un monde respectueux d’un Dieu aimant et un monde qui honore Mammon, l’individu ne trouve de repère que dans l’introspection et il découvre alors qu’il possède un moi, une identité et une vérité propres. La Vérité telle que la religion l’offrait jusqu’alors perd de son éclat et se trouve petit à petit supplantée par la Vérité crue d’une science insensible. Tennyson met en abîme cette théorie car il écrit sous forme de vers son chagrin, ses doutes et ses consolations, et par là même, exprime son individualité dans le choix de ses mots et de la forme de son écriture. Exprimer par la poésie le clivage du moi pourrait alors constituer une étape vers la reconstruction d’une vérité.

Entre le besoin de croire et le doute, l’attitude de Tennyson marque l’ambivalence des sentiments de toute une société. Cette dernière perçoit que les changements récents ne permettent plus à la religion de conserver le monopole de la vérité suprême, pourtant, elle voudrait pouvoir croire que rien ne viendra bouleverser à nouveau l’équilibre bien fragile que In Memoriam symbolise. Tout comme le héros de Carlyle et Emerson effraie car il détruit la civilisation ancienne pour en construire une nouvelle, l’hypothèse d’une vérité relative et d’une unicité illusoire du moi en dehors de tout asservissement à une vérité supérieure sème la

217 Basil WILLEY, « In Memoriam (1956) », op. cit., p. 154. « The problems confronted in

In Memoriam, through forced upon Tennyson by personnal experience and by the spirit of the age, are neither local nor ephemeral ; they are universal, in that they are those which are apt to beset a sensitive and meditative mind in any age. Has man an immortal soul ? Is there any meaning in life ? any pupose or design in the world-process ? any evidence in Nature, in philosophy or in the human heart, for a beneficient Providence ? These issues are dealt with by Tennyson, not in the manner of a thinker – whether philosopher, theologian or scientist – but in the manner of a well- informed modern poet. »

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discorde et la peur. Comme un écho a posteriori, dans La Volonté de Puissance (1901), Nietzsche écrit ces mots qui affirment cette ambivalence du désir humain que subit Tennyson :

L’homme cherche la « vérité » : un monde qui ne puisse ni se contredire, ni tromper, ni changer, un monde vrai – un monde où l’on ne souffre pas ; or la contradiction, l’illusion, le changement sont cause de la souffrance ! Il ne doute pas qu’il existe un monde tel qu’il devrait être ; il en voudrait trouver le chemin […] Il est visible que la volonté de trouver le vrai n’est qu’une aspiration à un monde du permanent.218

La négation implicite du permanent fait écho au doute de Tennyson : croire en une vérité unique pour se rassurer quant à sa place dans le monde, c’est nier l’importance du moi et freiner l’émancipation de l’individu à travers une vérité relative.

218 Friedrich NIETZSCHE, La Volonté de puissance, traduit par Friedrich Würzbach, Paris : Gallimard, coll. Tel, 1995.

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EUXIÈME PARTIE

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Chapitre 9 :

L’art, le beau, le vrai : l’esthétique de Platon selon Pater

Dans cette seconde partie, nous souhaitons poser la question du rapport qu’entretient la philosophie avec l’art et le beau, dans la mesure où le beau est lié à l’évolution du concept d’individu et aux changements qui ont fait de l’art un moyen pour l’artiste d’exprimer sa propre vérité. La philosophie semble avoir pris l’art et le beau pour objet depuis la Grèce Antique mais ce n’est qu’à partir de la seconde moitié du dix-huitième siècle que ces deux domaines ont connu un intérêt accru, essentiellement à travers la philosophie germanique. Considérant ce rapport étroit entre l’évolution du concept d’individu et celle du concept du beau, il sera bienvenu de présenter cette seconde partie de façon chronologique pour mieux comprendre les évolutions de la pensée et nous intéresser plus tard à leur influence hors du champ théorique de la philosophie.

9.1. L’esthétique, ou comment juger le Beau

L’adjectif « esthétique » est couramment utilisé pour qualifier ce qui se rapporte au beau ; en revanche, le nom commun « esthétique » ne se rapporte pas qu’au beau mais à un ensemble d’éléments qui forment la philosophie de l’art et du beau. Ce terme a été défini pour la première fois comme philosophie des choses sensibles par le philosophe allemand Alexander Gottlieb Baumgarten en 1750 dans son ouvrage Aesthetica. Mais avant d’avoir été définie et nommée, l’esthétique a été l’objet de réflexion de nombreux philosophes depuis Platon. Il est important de prendre en compte le fait que la définition du terme « esthétique » a fluctué au fil du temps. C’est pourquoi dans un souci de cohérence et de clarté, ce terme se rapportera dans cette partie de notre étude à la philosophie de l’art et du beau. Nous souhaitons prendre la philosophie de Platon au sujet du beau et de l’art comme premier objet car les réflexions du philosophe ont très fortement influencé celles de Walter Pater, comme en témoigne l’ouvrage de ce dernier : Plato and Platonism (1893). L’influence indéniable de Platon sur

L’ART, LE BEAU, LE VRAI : L’ESTHÉTIQUE DE PLATON SELON PATER

159 la philosophie allemande du dix-huitième siècle, puis sur Pater et ses contemporains fait de sa philosophie la source de ce qu’on qualifiera d’« esthétique ».

Dans le dialogue socratique Hippias Majeur, Platon relate la conversation de Socrate avec le sophiste Hippias au sujet du beau. A la question « Qu’est-ce que le Beau ? », Hippias prend des exemples de ce qui lui paraît incarner le Beau : une belle jeune fille, de l’or, une vie heureuse grâce à la reconnaissance et l’admiration d’autrui. En dépit des efforts d’Hippias à faire montre de son érudition, ceux-ci ne sont pas une réponse satisfaisante car la question même lui échappe. En effet, la question à laquelle Socrate dit devoir lui aussi répondre, en prétextant qu’elle lui a été posée par plus érudit que lui, ne porte pas sur les manifestations sensibles du Beau, qui pourraient en partie correspondre aux exemples cités par Hippias et qui feraient appel au jugement et à la sensibilité. La question se rapporte en fait à la définition universelle du Beau ; elle consiste en la découverte d’une caractéristique commune à tous les objets que nous qualifions de beaux. Après les essais infructueux d’Hippias, Socrate semble lui-même échouer à définir une caractéristique invariable et imparable du beau. Il ressort alors de ce dialogue non pas une définition claire et universelle de ce qu’est le beau, mais au contraire l’impossibilité d’établir la liste des qualités que doit posséder un objet pour être beau. À ce point, il faut rappeler que le terme grec Kαλόν désigne à la fois le beau sensible – ce qui est agréable à voir, entendre, toucher – et le beau éthique – ce qui est juste, bon, admirable et noble. Ainsi, le beau s’apparente à ce qui est bon, en tout cas dans la terminologie grecque. Cette notion du beau-bon est exprimée par Platon dans les livres VI et VII de La République. La beauté, si elle ne peut être définie clairement dans le monde des Idées, prend diverses formes dans le monde sensible ; elle est alors une qualité attribuée aux choses et aux êtres219. Bien sûr, la définition philosophique de la beauté chez Platon diffère de ce que le dix-neuvième siècle considère comme les canons de la beauté. Pourtant, ces canons ont été amenés à changer au cours du

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siècle en raison de la nouvelle conception de l’art qu’ont proposé les artistes comme Whistler et Wilde.

Platon explique alors que l’art ne peut pas être jugé par les mêmes valeurs que celles que nous utilisons pour d’autres domaines de la connaissance : la raison, les connaissances juridiques, médicales ou historiques ne servent à rien à celui qui doit juger une œuvre d’art. Perls poursuit ainsi : « Car c’est lui [Platon] qui met à la base de la beauté non pas la raison, ni la volonté, mais une troisième faculté de la soi-disant âme : le sentiment220 ». Ainsi le sentiment, en rapport avec l’âme, sert de valeur de référence pour attribuer le qualificatif de « beau ». En nous appuyant toujours sur l’ouvrage de Perls, il apparaît que chez Platon, le but de l’art est la beauté « qui suit les lois intérieures de l’âme en assimilant l’œuvre à l’idée du beau221 ». Perls rappelle que parler d’esthétique chez Platon constitue un anachronisme puisque, comme nous l’avons dit, le terme n’est défini qu’au dix- huitième siècle. Pourtant il est nécessaire d’employer le mot « esthétique » car Platon rattache le beau à l’âme, à l’expression de l’humain, et en ce sens, se rapproche de la définition de Baumgarten, proposant ainsi une conception de l’esthétique au-delà des siècles.

Par le biais des dialogues entre Socrate et Hippias, c’est cette dimension du beau mesurable par un jugement autre que la raison que Platon met en lumière. Le jugement esthétique n’est lié qu’à l’idée du beau, c’est en cela qu’il est sans rapport avec la valeur financière, le culte, la médecine : le beau ne peut pas être jugé en fonction des critères qu’utilisent habituellement les banquiers, le clergé ou les médecins. Ce sont les exemples qu’utilise Perls dans son ouvrage : il explique les propos de Platon au sujet de l’esthétique en prenant l’exemple d’une église qui peut être jugée sur sa valeur financière, architecturale ou d’hygiène. Perls explique que la valeur de l’objet dépend donc de l’outil de référence qui sert à le mesurer.