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Cette Nature « red in tooth and claw », aux crocs ensanglantés, qui s’est offerte à nous n’est qu’une part de la réflexion de Tennyson et il propose bientôt une vision bien plus optimiste de l’existence, de la foi et de l’avenir. Peu à peu, alors que la douleur vive de la perte d’Hallam s’atténue, Tennyson contemple la possibilité d’une réconciliation de la science avec la foi chrétienne. Ses lectures le confortent dans l’idée que les écrits de Lyell proposent une vision pessimiste de la création de la Terre. En 1843, il lit A Preliminary Discourse on the Study of

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145 Natural Philosophy écrit, comme nous l’avons mentionné, par Herschel plus d’une dizaine d’années auparavant. Il consulte également l’ouvrage de Chambers auquel nous avons déjà fait référence, Vestiges of the Natural History of Creation. Ces lectures lui donnent une compréhension nouvelle de la possible compatibilité qui existe entre les preuves scientifiques des changements de la Terre et de l’homme et les preuves spirituelles de l’existence et de l’amour de Dieu. D’ailleurs, avant la publication de On the Origin of Species de Darwin, d’autres penseurs, scientifiques et philosophes se sont employés à démontrer la finalité d’une évolution des civilisations, du monde et des hommes. Willey reprend cette idée lorsqu’il écrit :

La vérité est que l’idée d’un déroulement, d’un développement ou d’une ‘évolution’ continus étaient dans l’air depuis la fin du dix-huitième siècle, préfigurés par exemple par Kant, Goethe et Lamarck. Ce que fit Darwin fut de rassembler des preuves, non pas de l’existence même de l’évolution, mais de son fonctionnement.209

C’est à partir du moment où Tennyson comprend que l’homme n’est pas voué à errer en vain mais que chaque changement de la configuration du monde est mû par des forces – qu’elles soient ou non d’ordre divin – qui tendent à une amélioration, que le poète voit s’ouvrir devant lui l’espoir d’une vie qui a un sens. Dans son article, « ‘Meaning’ in Tennyson’s In Memoriam », Henry Kozicki écrit : « On peut dire que le personnage de Tennyson dans In Memoriam passe du désespoir à la joie parce qu’il découvre qu’en fin de compte tous les événements passés, caractérisés par le désastre et la mort, ont un ‘sens’210 ». Ce commentaire rejoint notre propos quant à l’existence d’un sens de la vie. Fort de cette pensée, Tennyson écrit la section 118, souvent comparée à la section que nous venons de commenter pour leur contenu et leur forme diamétralement opposés. Selon Mattes :

209 Basil WILLEY, « In Memoriam (1956) », op. cit., p. 159. « The truth is that the idea of continuous unfolding, development or ‘evolution’ had been in the air since the latter part of the eighteenth century, being foreshadowed for example by Kant, Goethe, and Lamarck. What Darwin did was to collect evidence, not for the fact of evolution, but for the mode of its operation. »

210 Henry KOZICKI, « “Meaning” in Tennyson’s In Memoriam », Studies in English

Literature, 1500-1900, vol. 17, no 4, Automne 1977, p. 673. « The persona of Tennyson’s In

Memoriam can be said to move from despair to happiness because he discovers the whole past, characterized by disaster and death, has « meaning » after all. »

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En réexaminant les preuves du passé, apparemment plus à travers le regard de Chambers que de Lyell, il considéra que cela menait non pas à l’extinction mais au progrès. L’homme doit alors se considérer, non pas comme un fossile en devenir – ce qui est le cauchemar de Tennyson dans la section 56 – mais « l’avant-coureur d’une plus noble race » (118:14)211. Ce nouvel homme, esquisse d’un homme encore plus grand, comprend l’idée de l’évolution et accepte de jouer un rôle dans la finalité de l’humanité. Le ton du poème change alors pour transmettre l’espoir que ressent le poète.

Contemplate all this work of Time, The giant labouring in his youth; Nor dream of human love and truth, As dying Nature's earth and lime; But trust that those we call the dead

Are breathers of an ampler day For ever nobler ends. They say, The solid earth whereon we tread In tracts of fluent heat began,

And grew to seeming-random forms, The seeming prey of cyclic storms, Till at the last arose the man;

Who throve and branch'd from clime to clime, The herald of a higher race,

And of himself in higher place, If so he type this work of time Within himself, from more to more;

Or, crown'd with attributes of woe Like glories, move his course, and show That life is not as idle ore,

211 Eleanor B. MATTES, « Further Reassurances in Herschel’s Natural Philosophy and Chamber’s Vestiges of Creation », op. cit., p. 133. « As he re-examined the evidence of the past, apparently with the eyes of Chambers rather than of Lyell, he found that it pointed not so much to extinction as to progress. Man must therefore think of himself, not as a prospective fossil – Tennyson’s nightmare in section 56 – but as ‘the herald of a higher race’ (118:14). »

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147 But iron dug from central gloom,

And heated hot with burning fears, And dipt in baths of hissing tears, And batter'd with the shocks of doom To shape and use. Arise and fly

The reeling Faun, the sensual feast; Move upward, working out the beast, And let the ape and tiger die.212

Le premier vers s’ouvre sur une apostrophe au lecteur, ou au genre humain : nous contemplons la beauté d’un monde forgé par le Temps. L’humain à cet instant n’est plus la bête désœuvrée que présentait la section 56 mais bien une race noble et pérenne, associée aux valeurs de « love and truth », amour et vérité, traduits par Morel par « tendresse » et qui, contrairement au limon, inscrivent leur existence dans la durée. Dans la seconde strophe, l’idée d’une vie après la mort est cette fois bien présente. Tennyson n’a plus peur d’une vie terrestre qui n’offre rien de plus mais pense que les morts profitent de la vie éternelle et il insiste sur la finalité de cette vie auprès de Dieu. Dans la même strophe, la version originale fait une allusion à la science que l’on ne retrouve pas dans la traduction française : le vers 7 fait référence à « they say », « ils disent, » c’est-à-dire les scientifiques. Cette fois, la parole de la science semble s’accorder avec la vision que Tennyson a du monde. Tennyson poursuit sa réconciliation de la science et de la création en offrant en quatre vers un résumé brillant de l’histoire de la formation de notre planète. Il s’appuie sur les théories de Laplace et compare la Terre à une nébuleuse qui s’est transformée par hasard, et il convient d’insister sur ce point, en une Terre propice à l’apparition de l’homme. Le hasard existe donc dans la création du monde, avant l’intervention d’une volonté divine. Après une strophe consacrée à la conception scientifique de la création de la Terre, Tennyson fait l’éloge de la race humaine. Il inscrit l’homme dans le processus de l’évolution en faisant de ce dernier le premier d’une race plus noble : « herald of ahigher race »

212 Alfred, Lord TENNYSON, In memoriam, op. cit., p. 78‑79. La traduction de Léon Morel se trouve à l’annexe B.

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(v. 14) au lieu de le condamner à périr comme les mille espèces mentionnées dans la section 56. Les termes « herald » (« avant-coureur ») (v. 14) et « from more to more » (« éternel progrès ») (v. 17) témoignent du changement dans la pensée de Tennyson, l’homme, en tant qu’individu, ne fait qu’un pas sur Terre, mais l’humanité, elle, avance au rythme du temps. Cela signifie qu’elle est la preuve de l’évolution et de l’amélioration des êtres sur Terre.

Enfin, la dernière strophe met en scène une faune bien étrange : l’évolution de l’espèce passe par la recherche de l’amélioration et le fait de tendre vers les hauteurs, « upward » (v. 27) ; alors défilent devant nous le Faune, la bête, le singe et le tigre, « Faun », « beast », « ape », « tiger » (v. 26-28). Tous ramènent l’homme à sa condition antérieure et moins glorieuse, à ses bas instincts : le Faune, mi-homme, mi-animal est emblématique de cette contradiction entre la raison et l’instinct animal. Quand à la bête, au singe et au tigre, ils nous rappellent l’ascendance de l’homme, la violence animale et l’absence de progrès. En ce sens, le poème se termine sur l’éloignement de l’animal mais reconnaît tout de même sa proximité avec l’homme. En fin de compte, Tennyson parvient à une solution qui le satisfait et qui lui permet de trouver le réconfort dans l’idée que l’immortalité de l’âme, accordée par Dieu, va de pair avec l’immortalité de l’humanité qui existe à travers l’évolution. Science et religion se rejoignent pour justifier la place de l’homme et de sa finalité. L’homme ne naît pas pour mourir mais pour participer à l’évolution de l’humanité et pour obtenir le salut auprès du Seigneur. Alors qu’il penchait en faveur d’un individualisme qui s’intéressait au moi dans son autonomie ontologique, Tennyson fait marche arrière pour replacer l’homme dans le giron de la communauté, comme pièce du puzzle de l’espèce humaine.

Les deux sections que nous avons commentées représentent, à notre avis, deux étapes bien distinctes dans l’évolution émotionnelle et intellectuelle du poète. Alors que la section 56 s’inspire des théories assez pessimistes de Lyell qui estime que l’évolution n’est pas cumulative mais circulaire et s’effectue au hasard et sans but, la section 118 voit se dessiner un espoir à travers une science qui présente l’évolution comme un mouvement qui a pour but l’amélioration de la race humaine et de la Terre sur laquelle elle vit. En incluant la notion de dessein, de finalité de la vie, la science de Herschel, Chambers, et plus tard Darwin,

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149 redonne espoir et permet de concilier science et dessein divin. L’extinction de l’espèce humaine que craignait Tennyson dans la section 56 laisse place à une amélioration constante, voulue par Dieu, qui rend l’homme meilleur et permet d’envisager un avenir radieux.