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Dans les écrits de Walter Pater, en revanche, le beau artistique ou naturel n’a pas la même place dans le développement du moi que celle que lui attribue Ruskin : au lieu de tendre à une élévation morale par les émotions, le beau, pour Pater, n’est attaché à aucun concept de moralité ou d’utilité autre que celle de plaire à l’individu. Il refuse de qualifier l’esthétique de philosophie du beau en tant que tentative de définition universelle de ce dernier. Pater reconnaît la relativité individuelle de ce qui fait le beau et, selon lui, il est impossible d’établir une définition claire du terme. Pourtant, dans l’introduction de The Renaissance, Pater explique que « définir la beauté […] est le but du vrai étudiant en esthétique278 ». Comme Platon, il reconnaît que l’on ne peut attribuer à un objet qui provoque une sensation une définition faite de termes qui renvoient à des concepts. « La beauté, comme toutes les autres qualités que rencontre l’expérience humaine, est relative ; » écrit Pater, « et sa définition devient insignifiante et inutile à mesure qu’elle est abstraite279 ». Comme Hippias qui tente de donner des exemples de ce qui est beau, Pater pense qu’il n’existe pas de définition du beau mais uniquement des manifestations sensibles qui provoque l’émotion du beau, qui participent du bon développement de l’esprit et de la sensibilité de l’individu. « Notre éducation devient entière à mesure que notre sensibilité à ces impressions augmente en profondeur et en variété280 », écrit-il dans l’introduction de The Renaissance.

278 Walter PATER, The Renaissance: Studies in Art and Poetry, op. cit., p. 4. « To define beauty […] is the aim of the true student of aesthetics. »

279 Ibid. « Beauty, like all other qualities presented to human experience, is relative; and the definition of it becomes unmeaning and useless in proportion to its abstractness. »

280 Ibid. « Our education becomes complete in proportion as our susceptibility to these impressions increases in depth and variety. »

CHAPITRE 10

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Pater refuse catégoriquement de reconnaître un lien quelconque entre les manifestations du beau et les valeurs morales que vante Ruskin. L’auteur de The Renaissance reconnaît que le beau provoque une émotion mais celle-ci n’a rien à voir avec la reconnaissance du bien dans le beau mais plutôt du moi dans le beau : dans le beau, c’est l’individu qui s’interprète, en voyant l’objet en soi, il prend en même temps conscience du processus de perception qui opère en lui. Voir ou entendre le beau, c’est parvenir à identifier ses propres émotions. Le critique d’art, lorsqu’il s’agit du beau artistique – auquel nous allons nous intéresser plus avant par la suite – ressent l’émotion du beau parce que ses sensations sont exacerbées. Pour ressentir le beau, il faut effectivement éduquer l’homme, comme le préconise Schiller, pour qu’il appréhende de mieux en mieux les éléments qui peuvent provoquer en lui le plaisir. Pater explique que l’individu qui appréhende l’art distingue également ses propres émotions :

On a dit à juste titre que ‘voir l’objet comme il est vraiment lui-même’ est le but de toute vraie critique, et dans la critique esthétique la première étape vers cette vision de ce qu’est vraiment l’objet, est de connaître sa propre impression, de l’identifier et de l’appréhender distinctement.281

C’est pour cette raison que Pater se refuse à théoriser le beau de façon universelle. La morale ou la vérité éternelle que propose la foi ne servent à rien lorsqu’il convient de distinguer en soi-même les émotions individuelles induites par la perception du beau.

Et celui qui expérimente profondément ces impressions, et parvient directement à leur distinction et leur analyse, n’a pas besoin de s’embarrasser de la question abstraite de ce qu’est la beauté en soi, ou de sa relation exacte avec la vérité et l’expérience.282

Pour conclure au sujet du beau et de sa relation avec le moi, nous voyons que même si les opinions entre philosophes divergent, même si certains pensent que le jugement du beau fait appel aux sens, à l’intellect, aux valeurs morales ou

281 Ibid. « ‘To see the object as in itself it really is,’ has been justly said to be the aim of all true criticism whatever, and in aesthetic criticism the first step towards seeing one’s object as it really is, is to know one’s own impression as it really is, to discriminate it, to realise it distinctly. »

282 Ibid. « And he who experiences these impressions strongly, and drives directly at the discrimination and analysis of them, has no need to trouble himself with the abstract question what beauty is in itself, or what its exact relation to truth and experience. »

JUGER LE BEAU ET RECONNAÎTRE LE MOI : LE DÉBAT ENTRE RUSKIN ET PATER

191 au plaisir, tous s’accordent à reconnaître que c’est une faculté qui se distingue de la logique et de la connaissance : au lieu d’être communément admis, le beau est perçu en fonction d’une éducation, d’une sensibilité ou de la morale mais toujours de manière individuelle. Celui qui voit le beau naturel parvient à y voir l’empreinte de Dieu ou d’une quelconque autre origine suprême, celui qui contemple le beau artistique voit à la fois le génie de l’artiste et son propre moi, spectateur à la fois de l’œuvre et des émotions qu’elle suscite.

Bien qu’ils célébrassent tous deux la beauté, pour Ruskin elle devait être liée au bien, pour Pater elle pouvait avoir une nuance de perversité. […] Ruskin faisait appel à la conscience, Pater à l’imagination. Ruskin évoquait la maîtrise et la discipline, Pater permettait d’agréables dérives. Ce que Ruskin vitupérait comme vice, Pater l’excusait comme légèreté.283

Cette citation d’Ellmann résume parfaitement ce sentiment de la spécificité du moi : confrontés aux émotions que provoque la beauté, Ruskin et Pater offrent deux interprétations différentes du beau, l’une liée au bien, l’autre liée à l’identification des émotions du moi. Ainsi, si les philosophes ne semblent pas s’accorder à définir le beau, ni même à savoir s’il faut ou non lui donner une définition propre, ils nous montrent néanmoins que le moi possède les facultés nécessaires à saisir la beauté.

CHAPITRE 11

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Chapitre 11 :

L’art et le vrai : croisements critiques

Le dix-neuvième siècle entreprend donc de trouver un remède à la crise morale et sociale qui le frappe. La religion et la science se sont donné pour objectif de fournir chacune sa vérité, l’une éternelle et divine, l’autre expérimentale et rationnelle. En revanche, l’art et les artistes prennent en revanche le parti de proposer une vérité tout autre, détachée de l’universalité et tournée vers le moi, les formes artistiques du beau présentent des caractéristiques qui révèlent à la fois la spécificité de l’individu et la relativité de la vérité. Ce rapport de l’art à la vérité, tel qu’il se pose à l’individu, marque selon nous un véritable bouleversement esthétique et philosophique au cœur même du dix-neuvième siècle.