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En 1841, Thomas Carlyle écrit : « En vérité, sans la Révolution française, on ne saurait que faire d’un âge comme celui-ci35 ». Cette phrase placée au début de son discours sur Napoléon dans On Heroes, Hero-Worship, and the Heroic in History (1841) témoigne des préoccupations de Carlyle et d’une grande partie de la société britannique après la Révolution française. Selon l’auteur, la civilisation, en période de révolution, est en fait en quête d’autorité. Quarante ans après la Révolution française, le sujet semble toujours présent dans les mémoires et inspire à Carlyle The French Revolution (1837). À la lecture de cet ouvrage, nous comprenons clairement la pensée de Carlyle : à Versailles, le Roi est caché, en quelque sorte, par la masse des courtisans. En d’autres termes, le Roi est protégé de la réalité de la vie du peuple. Il perd le lien qui l’unit à la nation en raison du voile chatoyant de richesse et de confort qui recouvre la réalité de la vie moderne. Il n’a plus rien de commun avec le peuple et perd peu à peu sa légitimité. On peut aller jusqu’à penser que son rôle de guide n’existe plus : il règne, sans autre ambition que celle de vivre dans le confort et le luxe. Ce que les révolutionnaires lui reprochent, selon Carlyle, c’est d’oublier cette fonction première qui lui est attribuée : celle de guider les individus et d’insuffler au peuple les valeurs supérieures qu’il devrait incarner en tant que héros du peuple.

La Révolution française n’a certes pu augurer de bons présages pour les classes dirigeantes. Pourtant, Carlyle trouve une justification au processus qui a poussé les hommes de la Révolution à rejeter la légitimité — terme récurrent dans l’œuvre de Carlyle — du Roi. Renverser le Roi, c’est aussi nier une accession au trône établie de droit divin. Comme l’écrit Catherine Heyrendt, Carlyle « déplore

35 Thomas CARLYLE, On Heroes, Hero-Worship, and the Heroic in History, Boston : Ginn & company, 1901, p. 231. « Truly, without the French Revolution, one would not know what to make of an age like this at all. »

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la perte de foi religieuse qui a selon lui précipité la Révolution36 ». Pour en arriver à cet extrême, le peuple français est poussé à bout par l’injustice, la corruption et la misère. Pierre Vitoux explique ainsi la Révolution française telle qu’elle est décrite par Carlyle :

L’Ancien Régime était devenu insupportable : droits historiques maintenus comme privilèges injustifiés, absolutisme incompétent, corruption des grands et misère du peuple. […] La Révolution étant une rupture devenue nécessaire de la continuité historique, Carlyle ne prononce pas de condamnation, même s’il déplore l’anarchie et les violences.37

D’après la théorie de Carlyle sur le culte du héros que nous développerons plus avant dans les chapitres à venir, la légitimité du dirigeant vient de sa capacité à diriger le peuple, à le guider et à le rendre fort. Dans le cas de la Révolution française, la légitimité divine ne sert à rien puisqu’elle est sans corrélation avec les actes du souverain. Nous ne signifions pas ici que Carlyle s’attache à défendre les intérêts du peuple mais bien plutôt le droit du peuple à être gouverné de façon efficace, juste et légitime. Comme l’explique François-Emmanuël Boucher dans son article « Thomas Carlyle et le culte du Héros aux époques de paralysie spirituelle » :« Carlyle est un fervent défenseur de 1789, mais un opposant tenace au capitalisme, à la démocratie et à l’universalité des droits humains38 ». Cette attitude ambivalente de Carlyle vis-à-vis de l’évolution que subit son époque est révélatrice du sujet qui nous occupe : la légitimité des dirigeants et de l’aristocratie est remise en cause, et avec elle, son origine divine. Non pas que Carlyle nie la légitimité divine, bien au contraire, il la défend avec ferveur, par exemple dans On Heroes, où il explique que la légitimité du héros tient au message que dispense à travers lui le Créateur. Il prend d’abord l’exemple d’Odin : « son Peuple […] avait foi en son message, et pensait que c’était un message des Cieux, et qu’il était, lui, une Divinité, puisqu’il leur apportait ce

36 Catherine HEYRENDT, « Carlyle historiographe. De la trangression des règles à la subversion des valeurs », Cercles, no 7, 2003, p. 81.

37 Pierre VITOUX, « Carlyle et le culte du héros », Romantisme, no 100, 1998, p. 20.

38 François-Emmanuël BOUCHER, « Thomas Carlyle et le culte du héros aux époques de paralysie spirituelle », no 10, Automne 2009, Post-Scriptum.ORG, p. 6.

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47 message39 ». Une idée similaire est donnée au sujet de Mahomet le Prophète : « l’Âme d’un Homme en réalité descendu des cieux avec un message de Dieu pour eux40 ». Le héros, celui qui guide le peuple et peut légitimement en être le chef, est le messager de Dieu. Ainsi, le roi des français, lorsqu’il rompt le lien qui l’unit au peuple, est condamné à subir la révolte de ceux qui attendent de lui plus qu’il ne peut offrir. C’est à notre avis en ce sens que l’on peut interpréter le regard de Carlyle sur la Révolution française et sur les révoltes chartistes qui suivront en Angleterre : pour gouverner, le héros doit justifier du message divin qu’il transmet. Selon Boucher, Carlyle se révolte contre l’abus de pouvoir :

Il s’insurge aussi contre la misère, l’exploitation, l’indifférence et les injustices qu’il perçoit à son époque. […] Il est, somme toute, un révolutionnaire typique du XIXe siècle, un reflet des espoirs et des craintes de cette période, une image à la fois littéraire et politique des désirs et des aveuglements qui abondent à cette époque.41

Il faut noter ici cette idée que les individus ne peuvent exister « individuellement » dans une nation mais qu’ils doivent être transcendés par un héros. Le héros est en fait la cristallisation des individus en un seul, qui les guide. Carlyle n’est pas le seul à percevoir la nécessité d’un changement et la période charnière qu’est l’époque victorienne. L’année où il écrit Sartor Resartus (1831), l’essayiste écossais lit au mois de janvier le premier article de « The Spirit of the Age » de John Stuart Mill et vante alors les qualités de ce texte qui met le siècle à l’épreuve et laisse entrevoir les brèches d’un système imparfait. Dans ce premier article, John Stuart Mill exprime cet état de fluctuation qui touche la société : elle perd ses repères et se détache de ses références et de ses dirigeants. Il développe dans cet écrit sa théorie d’une époque de changement. Selon lui, l’humanité se souviendra du dix-neuvième siècle comme d’une période charnière. Il écrit

39 Thomas CARLYLE, On Heroes, Hero-Worship, and the Heroic in History, op. cit., p. 38. « his People […] believed this message of his, and thought it a message out of Heaven, and him a Divinity for telling it them. »

40 Ibid., p. 49. « the Soul of a Man actually sent down from the skies with a God’s message to us. »

41 François-Emmanuël BOUCHER, « Thomas Carlyle et le culte du héros aux époques de paralysie spirituelle », op. cit., p. 8.

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d’ailleurs : « le dix-neuvième siècle sera connu par la postérité comme l’ère de l’une des plus grandes révolutions dont l’histoire se souviendra42 ».