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Pour éviter l’équivalent de la Révolution française en Grande-Bretagne, les parlementaires prennent la décision de mettre en place des réformes qui pourront mettre un terme aux injustices dont sont victimes de plus en plus de membres des classes laborieuses. L’industrialisation, comme nous l’avons dit précédemment, provoque des changements profonds dans l’organisation territoriale et redessine l’occupation des sols. Les villes grandissent et les campagnes se vident, peu à peu le schéma de la société ne correspond plus du tout au système électoral en vigueur depuis le début du dix-neuvième siècle. Bien sûr, la révolution industrielle a déjà eu lieu mais son impact grandissant nécessite des mesures nouvelles. Ce n’est qu’avec l’intervention du premier ministre Lord Grey qu’une telle mesure voit le jour. Le Reform Act, proposé par la chambre des communes, accorde le droit de vote à un plus grand nombre de personnes et modifie la répartition des représentants. Lord Grey considère que la réforme est nécessaire pour suivre l’évolution de la société. Louis Cazamian explique clairement les circonstances de la rédaction et de l’entrée en vigueur du Reform Act. En substance, radicaux et libéraux se sont alliés pour vaincre la résistance des Lords. « L'impatience et l'énervement de l'opinion, les colères contenues, les violences mêmes auxquelles le peuple se livra en certains endroits, donnent à cette période d'agitation légale un caractère révolutionnaire43 ». Pourtant, le contenu du Reform Act n’accorde aucune faveur aux classes laborieuses, bien au contraire, il nie les préceptes de démocratie et accorde le droit de vote aux propriétaires justifiant de biens d’une valeur de dix livres sterling. Ainsi, seuls les négociants aisés, industriels et classes

42 John Stuart MILL, Mill: The Spirit of the Age, On Liberty, The Subjection of Women, New York : Norton & Company, coll. A Norton Critical Edition, 1996, p. 3. « the nineteenth century will be known to posterity as the era of one of the greatest revolutions of which history has preserved the remembrance. »

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49 moyennes les plus riches peuvent voter. On a souvent tendance à schématiser l’impact du Reform Act. La première idée commune qui ressort de la critique est que la classe moyenne est devenue la plus puissante grâce au Reform Act ; les « parvenus » ont pris le pouvoir. Ce terme de « parvenu » contient d’ailleurs l’idée selon laquelle la nouvelle définition de l’individu est une définition politico- sociale, et non plus une définition en soi. L’individu se définit alors par sa richesse, son pouvoir commercial, etc. C’est cette dilution de la notion purement philosophique et ontologique de l’individu qui va, bien sûr, évoluer au fil du siècle.

Le Reform Act ne cherche pas qu’à favoriser les classes moyennes, il veut aussi éradiquer la corruption qui sévit dans les circonscriptions vidées de leur population. Avec l’urbanisation, de nombreux bourgs se retrouvent qualifiés de « pourris » car leur démographie est faible et les quelques votants accordent leur voix aux plus offrants. Le Reform Act semble être une nécessité à cette période de l’histoire car il permet de mettre fin à une injustice flagrante : les bourgs pourris comme Old Sarum bénéficiaient de deux représentants alors qu’ils ne comptaient qu’une poignée de propriétaires terriens détenteurs du droit de vote. Au même moment, les villes en expansion comme Manchester, dépassant les dizaines de milliers d’habitants n’avaient qu’un seul représentant. On peut penser que le Reform Act n’est qu’une étape dans l’histoire politique et sociale du pays et ne change rien à son fonctionnement : la mesure n’est en rien révolutionnaire et passe inaperçue car elle résulte d’un long processus de réflexion sur l’évolution de la société britannique et accompagne ainsi le changement. Lord Grey a forgé la plus durable des alliances politiques : celle de l’industrie et de la propriété terrienne. Face aux assauts des démocrates, cette alliance nouvelle a su former un rempart que les meneurs de la classe ouvrière n’ont pu que mépriser. En perdant l’alliance de la classe moyenne, la classe ouvrière se retrouve seule pour affronter les changements de la société, en grande partie à son désavantage. Loin de donner tous les pouvoirs à la classe moyenne, le Reform Act marque un réel changement nécessaire dans la gouvernance du pays : elle permet d’équilibrer des forces en conflit et sert de transition, dans une période de restructuration et de modernisation de la législation, entre une conception réductrice de l’individu et

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une conception plus large de l’individu en soi, étape dans le processus d’émergence du moi.

En se posant la question de la redéfinition des dirigeants, on remet en cause leur légitimité. Avant le Reform Act, la Chambre des communes a moins de poids que la Chambre des Lords. L’acte de 1832 change la donne : la Chambre des communes devient majoritaire et sa légitimité est renforcée grâce à l’augmentation du nombre d’électeurs. Même si ce nombre ne représente qu’une très faible partie de la population – un homme adulte sur six a le droit de vote –, il n’en reste pas moins que les représentants élus à la Chambre des communes ont une légitimité différente de celle des lords. Les lords, nommés à vie par le monarque, représentent le pouvoir accordé par une autre instance que le peuple.

Pourtant, 95 % de la population ne vote toujours pas et les classes laborieuses ne sont pas représentées alors qu’elles forment la plus large majorité de la population. Loin de calmer la révolte grondante, le Reform Act ne fait qu’allier les bourgeois aux nobles et renforcer l’isolement des classes les plus défavorisées. Dans l’hebdomadaire « Poor Man’s Guardian », sous-titré : A Weekly Paper for the People, published in defiance of the « law », to try the power of « right » against « might »44, Henry Hetherington écrit en octobre 1832 : Au lieu de dire de manière frauduleuse, « le Reform Act a accordé au peuple une partie de ses droits, » l’expression devrait être, « l’acte a accordé à une partie du peuple plus que ses droits, » car il donne virtuellement au bourgeois affranchi le pouvoir du non-votant en plus du sien ; […] le Conseil réplique à cela, « C’est tout à fait vrai ; nos intérêts sont précisément les mêmes, mais les classes laborieuses sont trop ignorantes pour comprendre leur intérêt, ou pour élire des représentants propres à les protéger au Parlement ! »45

44 « Un Journal Hebdomadaire pour le Peuple, publié au défi de la ‘Loi’, pour confronter le pouvoir du ‘droit’ à celui de la ‘force’. »

45 Radical Periodicals of Great Britain - Poor Man’s Guardian 1831-1832, New York : Greenwood Reprint Corporation, vol. 1, 1968, p. n°71, 20 octobre 1832, p. 570. Instead of fraudulently saying, « the Reform Bill has given the people a part of their rights, » the phrase should be, « the Bill has given to a part of the people more than their rights, » because it virtually gives to the enfranchised middleman, the nonelector’s right in addition to his own ; […] the Council reply to this, « True, very true ; our interests are precisely the same, but the working classes are too ignorant to understand these interests, or to select proper representatives for the protection of them in Parliament! »

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51 Cette phrase est significative à de nombreux égards du regard proprement méprisant que porte la classe moyenne sur les pauvres : ils sont incapables de prendre soin d’eux-mêmes, comme le soulignera également Carlyle. Ainsi, au lieu de calmer les tensions et de réparer l’injustice faite aux non-votants, le Reform Act est perçu par le plus grand nombre comme un nouvel affront et une coalition des riches et des nobles contre la classe laborieuse. Ce qui est reproché aux dirigeants, c’est de privilégier leurs intérêts par rapport à ceux des autres membres de la communauté : dans le système féodal qui est pris en exemple, les intérêts de l’individu sont gommés pour permettre une meilleure entente et une cohésion du groupe.

Avec un sens instinctif de la préservation, les Whigs ont établi une « grande mesure ». Ils savent que l’ancien système ne peut plus durer, et désireux d’en établir un autre aussi semblable à l’ancien que possible, et aussi pour conserver leur place, ils ont composé l’Acte, avec l’espoir d’attirer la bourgeoisie en renfort vers les aristocrates féodaux et les yeomen des comtés. L’Acte était, en fait, une invitation à l’attention des marchandocrates des villes affranchies pour qu’ils se joignent aux Whigocrates de la campagne, et faire cause commune pour garder le peuple en asservissement, et ainsi réprimer l’esprit naissant de démocratie en Angleterre.46

Henry Hetherington met alors l’accent sur le caractère profondément injuste et trompeur de la réforme : au lieu d’égaliser les droits, elle renforce le fossé entre les classes et fait de la bourgeoisie la nouvelle classe dirigeante. « Poor Man’s Guardian » n’est pas le seul journal qui naît de la situation sociale et économique, et la première moitié du dix-neuvième siècle voit apparaître un grand nombre de publications hebdomadaires relatant les opinions des classes laborieuses, comme par exemple « Spirit of the Age » et « Northern Star », le premier ayant sans doute inspiré le titre de la série d’articles de John Stuart Mill, le second faisant office de journal chartiste de référence. C’est le commencement d’un nouvel ordre, la

46 Ibid., p. n°72, 27 octobre 1832, p. 577. « With a little instinctive sense of self- preservation, have the Whigs manufactured a « great measure ». They know that the old system could not last, and desiring to establish another as like it as possible, and also to keep their places, they framed a BILL, in the hope of drawing to the feudal aristocrats and yeomanry of the counties a large reinforcement of the middle class. The Bill was, in effect, an invitation to the Shopocrats of the enfranchised towns to join the Whigocrats of the country, and make common cause with them in keeping down the people, and thereby to quell the rising spirit of democracy in England. »

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redistribution des pouvoirs de la communauté, « la fin de la vieille Angleterre47 » pour reprendre les termes employés par Louis Cazamian.