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Nous avons évoqué le fait que les penseurs de la première moitié du dix- neuvième siècle étaient nombreux à se pencher sur la question de la montée en puissance de la bourgeoisie, de la condition des pauvres, en un mot, selon Carlyle : « The Condition of England Question ». Le concept de cette question de la condition de l’Angleterre se trouve déjà dans la pensée carlylienne dans « Signs of the Times », publié en 1829, mais il faudra attendre dix ans et la publication de Chartism pour que le terme figure textuellement dans l’œuvre. Cette prise de conscience dont témoigne Carlyle dans « Signs of the Times », Chartism puis Past and Present (1843) n’est pas à prendre en compte de façon isolée mais, comme nous l’avons envisagé précédemment, dans sa globalité et au regard de son impact plus ou moins fort sur les penseurs et écrivains de l’époque. Si Charles Kingsley décide de faire de la religion et des valeurs morales s’y rattachant la pierre angulaire du redressement de la société, d’autres auteurs comme Benjamin Disraeli et Mrs. Gaskell y ajoutent la valeur du passé – comme Carlyle dans Past and Present – et y cherchent une solution aux maux victoriens. Dans les romans Sybil (1845) de Benjamin Disraeli et Mary Barton (1848) de Mrs. Gaskell, les valeurs féodales deviennent la matrice d’un retour à l’équilibre social et à la socialisation du moi.

Nous avons choisi d’étudier ces deux œuvres conjointement car elles sont significatives d’une réelle mouvance intellectuelle : les critiques s’accordent sur le fait que Mrs. Gaskell n’avait pas lu les deux premiers romans sociaux de Disraeli avant de commencer la rédaction de Mary Barton55. Cette information rend encore plus emblématiques les deux œuvres qui nous intéressent ; elle témoigne d’une

55 Alison CHAPMAN (éd.), Elizabeth Gaskell: Mary Barton, North and South, Londres : Palgrave Macmillan, 1999, p. 22 et suivantes.

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tendance qui ne provient pas uniquement d’une inspiration mutuelle des auteurs56 mais bien de l’interprétation d’un ressenti personnel largement partagé dans le milieu littéraire. De plus, l’ouvrage de Mrs. Gaskell est sans doute celui qui donne la vision la plus tragique et la plus crue de la condition des pauvres car l’auteure est la seule à y avoir été confrontée pendant de nombreuses années. Arthur Poland note d’ailleurs que « Disraeli a visité Manchester en 1844 et Dickens dix ans plus tard, mais Mrs. Gaskell y a vécu de son mariage en 1832 jusqu’à sa mort en 186557 ». Avant d’étudier Sybil, il semble opportun d’aborder quelques éléments permettant de comprendre son intérêt dans l’évolution littéraire de Disraeli. En 1844, il écrit Coningsby, roman social à tendance politique qui décrit les relations mouvementées de la nouvelle bourgeoisie et de l’aristocratie. Ce texte ne souligne pas vraiment la condition du peuple et en donne une vue d’ensemble assez éloignée de la réalité. Cazamian résume ainsi Coningsby :

Les deux adversaires en présence sont la bourgeoisie nouvelle et l’aristocratie. L’existence d’un prolétariat industriel est dissimulée ; le prolétariat agricole, sous le nom ancien et vague de « paysannerie », est assimilé au peuple tout entier ; paysans et ouvriers forment une classe unique et historique, jadis heureuse sous le gouvernement féodal.58

Pourtant Carlyle a soulevé la question de la condition de l’Angleterre en 1840 en écrivant : « On s’accorde généralement à dire que la situation et les dispositions des classes laborieuses constituent actuellement un problème alarmant ; qu’à ce sujet, quelque chose doit être dit, que quelque chose doit être fait59 ». De plus, Disraeli a lu Chartism au moment de sa parution. Mais de toute

56 Il convient cependant de noter que Mrs. Gaskell, en 1845, a déjà lu deux romans qui traitent particulièrement de la condition de souffrance des pauvres dans les industries : Tales of the

Factories (1833) de Caroline Bowles et A Voice from the Factories (1836) de Caroline Norton. 57 Arthur POLAND, « “Sooty Manchester” and the Social-reform Novel 1845-1855 », British

journal of Industrial Medicine, no 18, janvier 1961, p. 86. « Diraeli visited Manchester in 1844 and Dickens a decade later, but Mrs. Gaskell lived there from her marriage in 1832 to her death in 1865. »

58 Louis CAZAMIAN, Le Roman social en Angleterre (1830 - 1850), op. cit., p. 329.

59 Thomas CARLYLE, Chartism, op. cit., p. 2. « A feeling very generally exists that the condition and disposition of the Working Classes is a rather ominous matter at present ; that something ought to be said, something ought to be done, in regard to it. »

L’INDIVIDUALISME BOURGEOIS ET LA VÉRITÉ DU PASSÉ

59 évidence, il décide de mettre la question de côté lorsqu’il rédige Coningsby. Il s’en explique d’ailleurs à la fin de Sybil :

Il y a un an, j’ai aspiré à offrir au public quelques volumes qui devaient attirer son attention sur l’état de nos partis politiques ; leur origine, leur histoire, leur position actuelle. […] Le présent ouvrage fait un pas en avant dans la même entreprise. De l’état des Partis, il devrait à présent amener la pensée publique à s’intéresser à l’état du Peuple que ces partis gouvernent depuis deux siècles.60

Coningsby, Sybil et Tancred (1847) sont la trilogie romanesque de Disraeli et donnent, chacun à leur manière, une vision nette des aspects du Torysme prônés par l’auteur. Le premier roman de cette trilogie est plus particulièrement orienté vers les aspects politiques, et le dernier roman, vers les aspects religieux. Nous nous attacherons à faire l’étude du second en raison de son caractère purement social ; l’ouvrage de Mrs. Gaskell, Mary Barton, viendra étayer notre propos.

Dans les deux romans, les auteurs présentent des personnages qui perçoivent la condition des pauvres et des riches, et qui eux-mêmes passent la frontière apparemment infranchissable qui sépare ces deux mondes. L’héroïne de Sybil se destine à la religion jusqu’au moment où sa route croise celle de Charles Egremont, jeune noble bienveillant qui découvre le monde des pauvres et veut restaurer la protection que doit la noblesse aux plus démunis. Le père de l’héroïne, Walter Gerard, est un contremaître éduqué qui se tourne peu à peu vers les valeurs chartistes pour faire valoir les droits du peuple. Ce n’est pas un simple ouvrier, c’est également un gentilhomme qui a été privé des terres qui lui appartenaient. La famille d’Egremont sert de contrepoids dans le roman, elle incarne tout ce que l’aristocratie a de plus corrompu et renforce davantage l’intérêt du héros pour la condition des pauvres. Dans le roman de Mrs. Gaskell, Mary Barton aspire à devenir une lady en épousant le fils de l’industriel Carson. Elle renonce à son amour de jeunesse, Jem Wilson, pour offrir à son père John et à elle-même une

60 Benjamin DISRAELI, Sybil, or the Two Nations, in three volumes - vol. 3, Londres : Henry Colburn, 1845, p. 323. « A year ago, I presumed to offer to the public some volumes that aimed to call their attention to the state of our political parties ; their origin, their history, their present position. […] The present work advances another step in the same emprise. From the state of Parties it now would draw public thought to the state of the People whom those parties for two centuries have governed. »

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vie plus décente. Lorsque son prétendant est assassiné peu après avoir eu une altercation avec Jem, ce dernier est arrêté. Mary déploie alors tout le courage et la volonté dont elle est capable pour rendre justice à celui qu’elle aime et sauver Jem d’un destin tragique. Dans les deux œuvres, la frontière entre les deux mondes est rendue perméable par les héroïnes dont la noblesse de cœur surpasse leur appartenance à la classe laborieuse. Le changement qui caractérise la société est peu à peu perçu par les personnages d’une manière nouvelle : ils évoluent et prennent conscience de l’autre monde avec lequel ils doivent coexister. Il semble bien que franchir cette frontière soit un pas essentiel, inaugural et fondamental qui est fait vers une nouvelle conception de l’individu.