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Notre propos, le clivage du moi, trouve ses origines bien avant le milieu du dix-neuvième siècle. Nous pouvons considérer que divers facteurs ont engendré ce phénomène, facteurs tout à la fois historiques, politiques et sociaux. Dès la fin du dix-neuvième siècle, l’ère industrielle entérine le capitalisme et entraîne une vision nouvelle de la société et de ceux qui la constituent. Peu à peu, l’agriculture et l’artisanat sont mis de côté et c’est vers l’industrie que se tournent les classes les plus pauvres mais aussi les classes les plus riches. On assiste alors à la naissance de deux nouvelles classes : les ouvriers et les bourgeois devenus patrons. Dans cette nouvelle structure sociale, la gentry traditionnelle, aristocratie campagnarde, amorce un déclin certain. La population rurale se presse vers les villes pour y trouver du travail dans les usines. La conception de l’individu change à partir de cet instant : pris dans l’engrenage de la collectivité, l’homme n’est plus qu’une partie du gigantesque mécanisme social.

L’œuvre de Dickens semble refléter ce phénomène. Les situations parfois rocambolesques dans lesquelles se retrouvent ses personnages, les quiproquos incessants, les familles qui se recomposent de façon extravagante entraînent le lecteur dans un monde imaginaire et à la fois si semblable à la réalité. Dans Hard Times (1854), Dickens s’attaque ouvertement à l’utilitarisme et pousse à l’extrême l’application qu’en fait Mr. Gradgrind dans l’éducation de ses enfants. Dans le roman, Gradgrind élève ses enfants en les nourrissant de faits, de mathématiques et de connaissances qu’il juge utiles. Aucune place n’est laissée à l’imagination et au plaisir de l’individu. Le moi est contraint, emprisonné dans le moule d’une éducation collective qui nie l’individualité et les aspirations personnelles. C’est cette privation qui va d’ailleurs sceller le destin de Louisa et Tom, les deux premiers nés de la famille Gradgrind. Alors que Louisa épouse le vieux Bounderby parce qu’elle n’y voit pas d’inconvénient, elle se condamne à vivre un mariage sans amour, toute remplie qu’elle est de connaissances théoriques et vide

DICKENS TÉMOIN DE SON TEMPS : L’INDIVIDU ET LA SOCIÉTÉ

35 de sentiments. De son côté, Tom n’est pas plus gâté par la vie et il profite de la générosité de sa sœur pour assouvir son plaisir du jeu puis salit la réputation du vieux Stephen Blackpool, un honnête ouvrier, en le faisant accuser d’un vol à la banque. Les deux personnages vivent dans un monde où l’imagination, le plaisir et la créativité n’existent pas. C’est lorsqu’ils quittent la geôle familiale qu’ils se retrouvent confrontés à la réalité de l’existence : l’utilitarisme, chez Dickens, ne conduit qu’à une vie stérile et insatisfaisante. C’est même une vie de mensonges comme il le démontre plus tard dans le second livre du roman en révélant au grand jour que l’infatué Bounderby, loin de s’être fait tout seul, a pu compter sur le dévouement de parents aimants.

Il donne également une description très réaliste de l’aspect des villes et de la condition des ouvriers. Il faut bien noter que même si Philip Collins dans son article « Dickens and Industrialism » remet en cause la connaissance qu’a pu avoir Dickens de la réelle condition des ouvriers, il admet pourtant que la littérature qui existe à propos des villes industrielles et de leurs habitants est restreinte et que peu d’écrivains ont eu l’occasion de connaître pleinement ce sujet, à l’exception de Mrs. Gaskell. Il écrit :

Il est notoire qu’aucun auteur victorien important, à l’exception de Mrs. Gaskell, n’a eu connaissance sur le long terme et de manière approfondie d’une ville industrielle : et ce doit être une raison, mais pas la seule, qui explique la littérature éparse et presque inexistante en réponse à un phénomène si évident et remarquable que de voir l’Angleterre devenir la première communauté à dominante industrielle et urbaine de l’histoire de l’humanité.20

Pourtant nous trouvons chez Dickens une représentation littéraire du monde ouvrier du milieu du dix-neuvième siècle. Le premier personnage de Hard Times que le lecteur découvre est le très respectable Mr. Gradgrind, un notable de Coketown, « ville du charbon ». Gradgrind, comme nous l’avons dit, veut faire

20 Philip COLLINS, « Dickens and Industrialism », Studies in English Literature, 1500-1900, vol. 20, no 4, 1 octobre 1980, p. 652. « For notoriously no significant Victorian authors, with the solitary exception of Mrs. Gaskell, had a long-term or intimate knowledge of an industrial town: and it must be one reason, though not the only one, for the remarkably sparse and feeble literary response to a phenomenon so evident and momentous as England’s becoming the first predominantly industrial and urbanized community in the history of mankind. »

CHAPITRE 1

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l’éducation de ses enfants dans le plus strict respect des préceptes de l’utilitarisme. Il nous donne à cette occasion un exemple de l’influence de cette philosophie et de la place de l’attitude scientifique à l’époque. Dickens donne le ton du roman dès les premières lignes :

Or, ce que je veux, ce sont des faits. Enseignez des faits à ces garçons et à ces filles, rien que des faits. Les faits sont la seule chose dont on ait besoin ici-bas. Ne plantez pas autre chose et déracinez-moi tout le reste. Ce n’est qu’au moyen des faits qu’on forme l’esprit d’un animal qui raisonne : le reste ne lui servira jamais de rien. C’est d’après ce principe que j’élève mes prpres enfants, et c’est d’après ce principe que j’élève les enfants que voilà. Attachez-vous aux faits, monsieur !21