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En réaction au Reform Act qui ne change rien à la situation des classes laborieuses, ces dernières entament le premier mouvement de revendication de la classe ouvrière de l’histoire de l’humanité : en signant la Charte du Peuple en 1838, les ouvriers expriment leur désaccord et leur besoin de représentation. La nouvelle classe bourgeoise vote et est représentée au Parlement alors que la classe ouvrière est encore et toujours laissée en marge du système gouvernemental. Les mouvements de revendications chartistes qui s’ensuivent inspirent à Carlyle son ouvrage Chartism, publié à compte d’auteur en décembre 1839 faute d’éditeur acceptant de s’en charger. Dans ce texte, Carlyle prend le parti de critiquer la classe moyenne qui fait insidieusement son chemin vers le pouvoir. Il écrit : « Le Chartisme traduit l’amer mécontentement devenu violent et enragé, la mauvaise situation donc et les mauvaises dispositions des classes laborieuses anglaises48 ».

La Charte, qui regroupe sous une même bannière les revendications de divers ouvriers et classes laborieuses, est une tentative de rétablir l’équilibre dans un pays où les injustices provoquées par le développement de l’industrialisation ne cessent de grandir. Les demandes des travailleurs se font de plus en plus pressantes et deviennent un cri de détresse à l’attention du Parlement. La charte réclame le droit de vote universel à scrutin secret pour les plus de 21 ans sains d’esprit, le droit d’élire un « non-propriétaire » et un nombre égal de voix au Parlement par circonscription. Mais malgré trois pétitions et des millions de signatures, le mouvement chartiste est violemment arrêté par la force publique et se disloque en 1848. Ainsi, les demandes des classes laborieuses marquent un

47 Louis CAZAMIAN, Le Roman social en Angleterre (1830 - 1850), op. cit., p. 38-39. 48 Thomas CARLYLE, Chartism, Boston : Charles C. Little and James Brown, 1840, p. 2. « Chartism means the bitter discontent grown fierce and mad, the wrong condition therefore or the wrong disposition, of the Working Classes of England. »

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53 besoin de reconnaissance et une incompréhension de la place que prend peu à peu la bourgeoise : rien d’autre que l’argent ne la justifie, ni Dieu ni la monarchie ne sont pour rien dans la montée en puissance de cette classe née du capitalisme. Peu à peu, l’homme victorien perd de vue ce qui lui servait de repère et l’amenait, ou plutôt le condamnait, à accepter son sort : la foi.

La foi des hommes est morte : ils croient en ceux qui ont des guinées en poche, qui sont suivis de hallebardiers et précédés de canons roulant lourdement devant eux ; ils ne croient pas en ceux qui n’ont rien de cela. Le sens du vrai et du faux a disparu ; il n’y a plus en fait de vrai et de faux. C’est l’avènement de l’Imposture ; de l’Apparence se reconnaissant elle- même, et étant reconnue, comme Substance.49

Nous percevons clairement dans cette traduction d’une citation de Carlyle extraite de Chartism que l’auteur reproche à la société victorienne d’avoir perdu de vue sa composition en tant qu’œuvre de Dieu. Au lieu de conserver les références de vrai et de faux, de Bien et de Mal qu’enseigne la Bible, les victoriens ont trouvé un nouveau Dieu, Mammon, Dieu de l’argent ; et pour quelques guinées, ils préfèrent l’idole à Dieu. L’apparence se fait passer pour la substance et tout n’est plus qu’illusion. Là où existaient les valeurs morales ne subsiste à présent que la valeur financière, là où Dieu se tenait, au centre de tout, l’argent a pris place. Cette idée se trouve d’ailleurs dans la Bible et Carlyle en reprend le fond : « Aucun homme ne peut avoir deux maîtres: car ou bien il détestera l’un, et aimera l’autre ; ou bien il s’attachera à l’un et méprisera l’autre. Tu ne peux servir Dieu et Mammon50 ». Carlyle critique ainsi le système capitaliste qui a favorisé la montée en puissance de la bourgeoisie. Dans cette nouvelle société où le plus riche est le plus respecté, la place attribuée par Dieu n’est plus prise en compte. De cette façon, le pauvre veut s’enrichir car c’est la seule façon qu’il a de survivre, ne pouvant plus compter sur la protection du plus

49 Ibid., p. 44. « The faith of men is dead: in what has guineas in its pocket, beefeaters riding behind it, and cannons trundling before it, they can believe; in what has none of these things they cannot believe. Sense for the true and false is lost; there is properly no longer any true or false. It is the heyday of Imposture; of Semblance recognizing itself, and getting itself recognized, for Substance. » Sauf mention contraire, les traductions de cet ouvrage sont les nôtres.

50 The Holy Bible, King James Version, St Matthew, 6:24 ; St Luke, 16:13. « No man can serve two masters : for either he will hate the one, and love the other ; or else he will hold to the one, and despise the other. Ye cannot serve God and mammon. »

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fort. Le Chartisme répond à ce besoin de reconnaissance des classes les plus défavorisées, et par là même, à la reconnaissance de l’individu en tant que sujet au sens philosophique du terme.

Avec l’industrie et l’émergence du concept de capitalisme, c’est la société toute entière qui doit repenser ses fondements, retrouver ses marques et recréer ses modèles. Le système féodal qui prônait la protection du faible par le fort n’a plus lieu d’être dans une société nouvelle où le capitaliste s’enrichit au détriment de l’ouvrier. Car c’est ainsi que la situation est perçue : l’homme a de plus en plus de mal à s’en remettre à Dieu puisqu’il est harassé de toutes parts par les images de la nouvelle société, l’attrait de la nouveauté et des désirs qu’elle suscite. L’argent peut tout, la foi perd peu à peu de son importance dans la vie quotidienne des victoriens. Carlyle poursuit :

Les Classes Laborieuses ne peuvent pas continuer plus longtemps sans gouvernement ; sans être réellement dirigées et gouvernées ; l’Angleterre ne peut pas se maintenir en paix tant que, par un moyen ou un autre, une direction ou un gouvernement quelconque ne leur a pas été donné.51

Le peuple ne reconnaît pas l’autorité à laquelle il se retrouve soumis illégitimement. Carlyle croit que le système féodal est le seul à même de restaurer un semblant d’ordre et d’équilibre dans une société où le changement se heurte à des frilosités.

Avec les Bals de Charité, les Soupes Populaires, les Sessions Trimestrielles des Tribunaux, les Prisons et leurs Moulins à pied, on peut facilement croire que l’ancienne Aristocratie Féodale ne surpassait pas la nouvelle. Pourtant il faut dire que l’ancienne Aristocratie gouvernait les Classes Inférieures, les dirigeait, et même, au fond, qu’elle existait en tant qu’Aristocratie car on trouvait qu’elle convenait à cela. Pas à cause des Bals de Charité et des Soupes Populaires ; pas ainsi ; loin de là ! Mais son bonheur était, en luttant pour ses propres objectifs, de devoir gouverner les Classes Inférieures, même de gouverner de cette façon. Car, en un mot, l’Argent n’était pas encore devenu le seul lien universel entre les hommes ; les supérieurs attendaient des inférieurs autre chose que l’argent, et ne pouvaient pas vivre sans l’obtenir d’eux. Non seulement en tant qu’acheteur et vendeur, de terres ou de toute autre chose, mais de nombreuses autres façons comme

51 Thomas CARLYLE, Chartism, op. cit., p. 49. « The Working Classes cannot any longer go on without government; without being actually guided and governed; England cannot subsist in peace till, by some means or other, some guidance and government for them is found. »

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55 soldat et capitaine, membre et chef de clan, loyal sujet et roi-guide, telle était la relation d’inférieur à supérieur. Avec le triomphe suprême de l’Argent, on est entré dans une nouvelle ère ; une nouvelle Aristocratie doit faire son entrée.52

Comme le souligne Carlyle dans ce passage, avec l’avènement du capitalisme et de l’industrie, l’argent devient le seul lien qui unit les hommes. De cette manière, les rapports de hiérarchie au sein de la société ne peuvent plus être multiples et reposer sur la loyauté, le service et la protection mais sur une seule valeur qui n’a aucune justification autre qu’elle-même. Le pouvoir suprême de l’argent ne peut être légitimé par aucune valeur morale ou divine. Ce nouveau référent social trouble encore plus cette société en quête de valeurs, qui perd de vue sa foi et ses repères moraux, sociaux, institutionnels et économiques. Dans Past and Present (1843), Carlyle écrit : « Il n’y a pas de religion, il n’y a pas de Dieu ; l’homme a perdu son âme et cherche en vain un sel antiseptique. En vain : en tuant des rois, en adoptant des actes de réformes, en faisant des Révolutions françaises53 ». Le capitaliste, l’individu qui accède au pouvoir par la force de l’argent, devient celui par qui le mal arrive : la communauté n’est rien pour lui et seul compte son propre intérêt. Nous ne devons pas perdre de vue que Carlyle ne cite et n’étudie le Chartisme que pour le prendre comme exemple de la dégradation inexorable de l’Angleterre. Il présente ce mouvement comme le symptôme d’une maladie qui ronge le pays : « La Pègre de Glasgow, les réunions chartistes aux flambeaux, les émeutes de Birmingham, les incendies de Swing,

52 Ibid., p. 58. « In Charity-Balls, Soup-Kitchens, in Quarter-Sessions, Prison-Disciple and Treadmills, we can well believe the old Feudal Aristocracy not to have surpassed the new. Yet we do say that the old Aristocracy were the governors of the Lower classes, the guides of the Lower Classes; and even, at bottom, that they existed as an Aristocracy because they were found adequate for that. Not by Charity-Balls and Soup-Kitchens; not so; far otherwise! But it was their happiness that, in struggling for their own objects, they had to govern the Lower Classes, even in this sense of governing. For, in one word, Cash Payment had not then grown to be the universal sole nexus of man to man; it was something other than money that the high then expected from the low, and could not live without getting from the low. Not as buyer and seller alone, of land or what else it might be, but in many senses still as soldier and captain, as clansman and head, as loyal subject and guiding king, was the low related to the high. With the supreme triumph of Cash, a changed time has entered; there must a changed Aristocracy enter. »

53 Thomas CARLYLE, Past and Present, Londres : W. H. Colyer, 1844, p. 152. « There is no religion, there is no God ; man has lost his soul and vainly seeks antiseptic salt. Vainly : in killing Kings, in passing Reform Bills, in French Revolutions, Manchester insurrections is found no remedy. »

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sont autant de symptômes superficiels ; supprimer le symptôme ne conduit à rien si on ne s’attaque pas à la maladie54 ». Nous reparlerons d’ailleurs par la suite de la thématique carlylienne au sujet du moi, du héros et des valeurs relatives à la vérité. Á ce stade, pour Carlyle, l’individualisme est donc une conception de l’homme négative car travaillant à sa propre destruction. L’individualisme tue, en quelque sorte, l’individu.

54 Thomas CARLYLE, Chartism, op. cit., p. 3. « Glasgow Thuggery, Chartist torch-meetings, Birmingham riots, Swing conflagrations, are so many symptoms on the surface; you abolish the symptom to no purpose, if the disease is left untouched. »

L’INDIVIDUALISME BOURGEOIS ET LA VÉRITÉ DU PASSÉ

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Chapitre 3 :

L’individualisme bourgeois et la vérité du passé