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L’égoïsme et l’arrogance qui poussent l’individu à penser à son moi mettent en danger l’équilibre social ; la révolte chartiste en est un exemple. Le jeune Alton rêve de célébrité, d’être un poète reconnu mais il n’écrit que dans des périodiques innocents ou au contraire prônant la violence chartiste. Il est finalement arrêté et condamné à trois ans de prison à l’issue d’un rassemblement auquel il participe. Ses rêves de grandeur, son amour secret pour la jeune aristocrate Lillian qui s’est entichée du cousin George, tous les événements douloureux qui marquent sa condition de « pauvre » le poursuivent et le hantent. Il néglige l’aide et les bonnes grâces que lui prodigue la jeune veuve Eleanor Staunton alors que celle-ci tente de lui inculquer les valeurs démocratiques et de calmer en lui le feu de l’orgueil. La Révolte chartiste éclate, aussitôt matée par l’armée, et Alton se repent. « Le Chartisme révolutionnaire venait de succomber ; la ‘force morale’ sortait victorieuse de son long duel avec la ‘force physique’101 ». Et Émile Montégut commente : « Kingsley, comme son maître Carlyle, croit seulement à la révolution intérieure et morale102 ». Si Sybil et Mary Barton mettent en scène des personnages dont les valeurs et l’abnégation leur permettent d’être dignes d’une autre classe sociale que la leur, à l’inverse, le héros d’Alton Locke échoue dans sa tentative car il n’est qu’orgueil et égoïsme avant de faire son auto-examen en prison. Le moi apparaît alors comme un référent négatif, qui conduit l’être humain à sa perte. On pourrait alors dire qu’Alton Locke représente le passage de l’individu – séparé de l’ordre des choses par leur injustice ou le décalage dont elles sont le lieu – à l’affirmation – ici condamnée – du moi. Un moi qui sera plus tard glorieux.

100 Louis CAZAMIAN, Le Roman social en Angleterre (1830 - 1850), op. cit., p. 486. 101 Ibid., p. 485.

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L’arrogance dont fait preuve Alton est typique des ouvriers qui veulent s’élever dans la société au mépris de la place qui leur a été accordée. Pour Kingsley, il est égoïste de vouloir faire la révolution car le moi doit répondre aux exigences de l’ordre du monde tel que créé par Dieu. La conséquence du changement de classe sociale est que l’on ne pense qu’au moi. Dieu nous donne une place et vouloir en sortir, c’est faire preuve d’une arrogance qui met le moi au-dessus de tout. La tendance de mise en avant du moi doit être réglée, d’après Kingsley, car c’est un mouvement social et culturel qui corrompt la société. La soumission au moi est orgueil et péché. Le roman Alton Locke est l’occasion d’une confrontation : les individus doivent choisir entre permanence et changement, entre l’être et le devenir. Ici, la rhétorique de Kingsley a pour but la conversion du lecteur à ses idées. Il utilise une approche axiologique, c’est-à-dire que son discours repose sur l’existence de valeurs morales. Les émotions révélées dans le roman laissent de côté la vérité et l’erreur pour faire place au plaisir et à la peine, à la vie et à la mort. Les aspirations d’Alton Locke à un changement de vie trouvent aussi leur origine dans le comportement de son oncle et de son cousin, tous deux usurpateurs d’un statut qu’ils ne méritent pas devant Dieu. En plus de s’être élevé dans la société grâce à un mariage approprié, l’oncle d’Alton continue à avoir l’attitude d’un homme égoïste, qui veut profiter seul de sa chance.

Mes lecteurs aristocratiques – si jamais j’en ai, ce pour quoi je prie Dieu – pourraient s’étonner devant une si grande inégalité de fortune entre deux cousins ; mais la chose est fréquente dans notre classe. Dans les rangs les plus élevés, une différence de revenus n’en implique aucune en matière d’éducation ou de manières, et le gentleman sans fortune est un compagnon digne des ducs et des princes – grâce aux usages de chevalerie normande, qui étaient après tout une protestation démocratique à l’encontre de la souveraineté, si ce n’est de rang, du moins de l’argent. Le chevalier, pour autant sans le sou qu’il soit, était l’égal du prince, son supérieur même, des mains duquel il recevait son titre ; et « l’humble squire », qui gagnait honorablement ses éperons, s’élevait dans cette corporation, dont les qualifications, bien que barbares, étaient toutefois supérieures à celles que procure l’argent. Mais c’est définitivement dans les classes marchandes que « l’argent fait l’homme ». Plus les revenus sont bas plus la difficulté de se procurer le strict nécessaire s’accroît ; et ce qui est pis, l’instruction et les manières, tout ce qui rend l’homme meilleur, décroissent, de sorte que vous

KINGSLEY OU LE MOI FACE À LA VÉRITÉ DIVINE

79 pouvez souvent voir comme dans mon cas un cousin étudiant à Oxford et l’autre ouvrier tailleur.103

Dans ce passage, Kingsley, par l’intermédiaire du narrateur, met en avant les erreurs des parvenus et la grandeur d’âme d’une noblesse qui ne fait pas grand cas de l’argent et s’attache à rester soudée.

Revenons à l’attitude d’Alton dans l’ouvrage : jeune homme fougueux, brimé par sa mère et raillé par ses compagnons de travail, Alton se refugie dans la littérature. C’est l’occasion pour Kingsley d’aborder ce thème et de présenter son sentiment par rapport à l’art et à l’artiste. Alton Locke, Tailor and Poet : le titre même du roman joue sur l’ambivalence du personnage qui utilise tour à tour ses mains et son esprit pour gagner sa vie. Le roman tente de résoudre différentes tensions inhérentes à la période victorienne : entre individu et société, amour instinctif de la beauté – quand Alton contemple le tableau de Saint Sébastien – et nécessité d’attribuer à l’art une valeur morale – comme le font Lillian et Eleanor à la Dulwich Gallery. Kingsley attribue une fonction à l’art et au poète : montrer le beau à la population. Le poète prend alors une place de leader. Cela ne s’applique pas au politique. L’art est la voie privilégiée pour accéder à Dieu. L’art a une fonction morale : celle d’entrer en communion avec la Nature d’abord, avec Dieu ensuite. Le roman pose alors deux questions qui diffèrent du traditionnel « qu’est- ce que la poésie ? » : Quelle est la fonction de la poésie ? Et quelle sorte d’homme est le poète ? C’est le glissement typique de la question poétique au dix-neuvième siècle. On retrouve chez Ruskin l’idée que l’art doit être à la portée des ouvriers comme de l’aristocratie pour éduquer le goût. Alton envisage deux aspects de

103 Charles KINGSLEY, Alton Locke, Tailor and Poet, op. cit., p. 21-22. « My aristocratic readers—if I ever get any, which I pray God I may—may be surprised at so great an inequality of fortune between two cousins ; but the thing is common in our class. In the higher ranks, a difference in income implies none in education or manners, and the poor « gentleman » is a fit companion for dukes and princes—thanks to the old usages of Norman chivalry, which after all were a democratic protest against the sovereignty, if not of rank, at least of money. The knight, however penniless, was the prince’s equal, even his superior, from whose hands he must receive knighthood ; and the « squire of low degree », who honorably earned his spurs, rose also into that guild, whose qualifications, however barbaric, were still higher ones than any which the pocket gives. But in the commercial classes money most truly and fearfully « makes the man ». A difference in income, as you go lower, makes more and more difference in the supply of the common necessaries of life ; and worse, in education and manners, in all which polishes the man, till you may see often as in my case, one cousin an Oxford undergraduate, and the other a tailor’s journeyman. »

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l’art, le premier est une échappatoire – théorie que l’on retrouvera plus tard en France et un peu en Angleterre dans la théorie de l’art pour l’art –, le second, une poésie engagée. Le poète semble être le poète du peuple car il est capable d’exprimer ce que ses contemporains ressentent confusément sans pouvoir l’exprimer eux-mêmes, il prend alors les traits du héros carlylien, révélateur et porte-parole, dont nous parlerons plus amplement par la suite.