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Si son développement est correctement mené, l’individu peut alors être vertueux tout en étant lui-même. John Stuart Mill décrit l’individu comme un être à part, qui se distingue du reste des hommes qui vivent dans le moule des règles sociales : il se rapproche du héros tel que l’ont décrit Carlyle et Emerson. « C’est en cultivant cela [l’amour de la vertu et le plus strict contrôle de soi] que la société fait son devoir et protège son intérêt : pas en rejetant ce dont sont faits les héros, parce qu’elle ne sait qu’en faire175 », écrit Mill. Il continue en mettant en avant

l’importance de se forger ses opinions et de ne pas se soumettre à l’opinion générale ou à la vérité universelle qu’imposent les dirigeants ou la communauté : « On peut dire d’une personne dont les désirs et les impulsions sont siens – sont l’expression de sa propre nature, telle qu’elle a été développée et modifiée par sa propre culture – qu’elle a un caractère176 ». Mill admet que les personnes qui constituent l’ensemble d’un peuple ne sont pas toutes à même de se libérer du carcan des vérités instituées par la civilisation et de réaliser leur propre individualité. En ce sens, l’individu qui s’extirpe de la fonction qui lui est assignée par la société se révèle dans l’intégralité de son potentiel. La civilisation

175 John Stuart MILL, Mill: The Spirit of the Age, On Liberty, The Subjection of Women,

op. cit., p. 87. « It is through the cultivation of these that societyboth does its duty and protects its interet : not by rejecting the stuff of which heroes are made, because it knows not how to make them. »

176 Ibid. « A person whose desires and impulses are his own – are the expression of his own nature, as it has been developed and modified by his own culture – is said to have a character. »

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connaît alors des héros. Ces individus qui « ont un caractère » deviennent les plus aptes à rétablir un contexte serein dans la nouvelle société en train d’être formée : « On peut dire que la société est dans un état de transition, lorsque certaines personnes sont plus aptes à représenter le pouvoir temporel et l’influence morale que celles qui l’avaient exercé jusqu’alors177 ». Le rôle de l’élite se définit comme étant celui d’ouvrir de nouveaux chemins, de nouvelles opportunités. Son intelligence lui permet d’inventer des modes de réalisation individuelle qui serviront aux autres autant qu’ils ont servi à celui qui les a découverts. Le commun des mortels, incapable d’inventer, exprime néanmoins son choix dans cette nouvelle opportunité d’individuation. Un État où une seule mentalité prévaut soumet alors le peuple en esclavage mental. Mill met également l’accent sur le caractère actif nécessaire à la liberté, il relie ainsi l’individualité à la prise de conscience de sa propre liberté.

John Stuart Mill n’est pas le seul auteur à mettre en avant la nécessité de prendre en compte les qualités propres à chaque individu. Dans son ouvrage Self- Help (1859), publié symptomatiquement la même année que On the Origin of Species et On Liberty, Samuel Smiles s’emploie à démontrer que les capacités individuelles sont le moteur de la réussite et que chaque individu est apte à progresser dans la société s’il entretient et développe ces mêmes capacités. Samuel Smiles fait l’éloge des hommes qui ont su s’extraire de leur condition par des ressources intellectuelles et individuelles. Les circonstances de la rédaction de Self-Help sont à prendre en considération tout autant que le contenu de l’ouvrage. En effet, la rédaction de ce texte résulte d’une invitation reçue par Samuel Smiles : il explique dans l’introduction que des jeunes gens peu fortunés avaient résolu de se réunir pour échanger leurs savoirs et qu’ils l’avaient convié à l’une de leurs réunions dans l’espoir qu’il accepterait d’y prononcer un discours. À la suite de quoi, Smiles met par écrit le fruit de ses réflexions dans le livre intitulé Self- Help, convaincu de l’importance de montrer les exemples de réussite individuelle et sociale. Il offre alors au lecteur un texte qui met en avant les capacités de

177 Ibid., p. 17. « Society may be said to be in its transitional state, when it contains other persons fitter for worldly power and moral influence than those who have hitherto enjoyed them. »

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127 chacun à se développer et à accomplir sa destinée à travers un travail acharné et une grande force de caractère. Smiles cite dans l’introduction des exemples de jeunes gens venus lui rendre visite quelques années plus tard pour le remercier de ses précieux conseils. Il explique qu’il s’est toujours appliqué à mettre en avant le fait que ce que des hommes illustres ont fait, des individus de bonne volonté, grâce à leurs capacités intellectuelles et morales, peuvent le faire aussi. Nous ne sommes pas loin de voir ressurgir ici un Bounderby rugissant que tout le monde peut devenir un capitaliste enrichi à partir de six pence. Mais, il n’y a rien de cela dans l’ouvrage de Smiles ; il ne blâme pas les individus qui ne parviennent pas à sortir de leur condition d’ignorance ou de misère mais incite plutôt ceux qui souhaitent changer de vie à avoir confiance en eux-mêmes et à devenir suffisamment autonomes pour parvenir à leur fin.

En substance, il énumère les métiers exercés par le père d’hommes célèbres ou les métiers qu’ils ont eux-mêmes exercés avant une plus glorieuse carrière. L’ouvrage de Self-Help recense des centaines de ces hommes qui par leur seule volonté et leurs admirables qualités ont su prendre en main leur destin et, par la même occasion, le destin de toute leur société : les grands hommes, par l’exercice de leur autonomie, ont contribué à l’évolution de leur société. L’auteur reconnaît également que les qualités que l’on retrouve chez les grands hommes sont aussi présentes chez des hommes d’extraction plus modeste qui ne s’élèvent pas socialement mais qui entretiennent avec ferveur leurs capacités hors du commun. Après avoir parlé d’un boulanger du nord de l’Écosse dont les connaissances en géologie et en botanique dépassent de beaucoup celles des professionnels, Samuel Smiles écrit : « c’est la gloire de notre pays que de voir que de tels hommes abondent ; non pas qu’ils soient tous remarqués, il est vrai, mais tous pénétrés de la même manière par le noble esprit du self-help178 ». Pour étayer son propos sur le développement des capacités individuelles, Smiles prend de nombreux exemples d’hommes célèbres. Hommes politiques, ingénieurs, navigateurs,

178 Samuel SMILES, Self-Help, Londres : John Murray, première publication 1859, p. 11. « It is the glory of our country that men such as these should so abound ; not all equally distinguished, it is true, but penetrated alike by the noble spirit of self-help. »

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scientifiques sont à l’honneur mais les artistes ne sont pas en reste et ont une place à part entière dans l’analyse de Samuel Smiles. Il insiste notamment sur les qualités d’endurance des artistes qui travaillent sans relâche pour se perfectionner et sont alors au même niveau d’excellence et de mérite que les hommes célèbres qui construisent des bateaux, des cathédrales ou qui découvrent des traitements médicaux. Il prend l’exemple de Michel Ange et écrit : « Michel Ange croyait fortement à la force du travail ; et il tenait pour vrai qu’il n’y a rien que l’imagination puisse concevoir, qui ne puisse être matérialisé dans le marbre, si on poussait vigoureusement la main à obéir à l’esprit179 ». Cette mise en valeur des artistes en tant qu’individus marque une nouvelle ère dans la vision que la société peut avoir de l’art ; loin de n’être qu’un travail d’ornement, il s’agit d’un travail acharné pour faire obéir le monde matériel à l’esprit individuel. On décèle ici le rôle épistémologique du mouvement dit « romantique » qui installe l’individu dans toute son autonomie sociale et psychologique. En ce sens, nous commençons à approcher une nouvelle vérité que nous développerons par la suite : la finalité artistique se caractérise par l’expression de l’individualité.

L’intérêt le plus grand que fait ressortir Smiles au sujet du développement de l’individu est qu’il n’est pas uniquement bénéfique à un homme mais à la communauté dans son ensemble : « Le progrès national est la somme d’industrie, d’énergie et de rectitude individuelles, tout comme la déchéance nationale est celle de paresse, d’égoïsme et de vices individuels180 ». Tout comme le héros carlylien tire la civilisation vers une haute destinée, l’individu chez Smiles fait partie d’un tout auquel il apporte des bienfaits autant qu’il s’en procure à lui- même. En « s’aidant » soi-même, en étant autonome, l’individu favorise le développement adéquat et harmonieux de l’ensemble de la société. On retrouve cette idée chez John Stuart Mill à travers l’analyse qu’en fait Chin Liew Ten dans

179 Ibid., p. 102-103. « Michael Angelo was a great believer in the force of labour ; and he held that there was nothing which the imagination conceived, that could not be embodied in marble, if the hand were made vigorously to obey the mind. »

180 Ibid., p. 2. « National progress is the sum of individual industry, energy, and uprightness, as national decay is of individual idleness, selfishness, and vice. »

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129 Mill on Liberty181 qui souligne le fait que le développement de l’individualité d’un seul homme a un impact positif sur les autres et qu’en ce sens l’individualité possède des valeurs intrinsèques – qui offrent à l’individu une finalité – et des valeurs instrumentales – qui sont une étape vers l’émancipation des autres individus. Chaque individu, par la prise en compte et l’exploitation de ses ressources et qualités personnelles, participe au bon fonctionnement de la société. À l’inverse, Samuel Smiles critique avec véhémence les systèmes qui incitent les individus à se décharger de toute responsabilité, à devenir des moutons ou des singes, à accepter d’être gouvernés et traités comme des enfants qui manquent de discernement et de capacités à choisir par eux-mêmes. Le risque d’un tel comportement, au-delà de celui de tomber sous le joug d’un tyran, est de perdre toute velléité d’autonomie.

L’esprit d’autonomie est la racine de toute vraie croissance de l’individu ; et, exposé à la vue d’autres individus, il constitue la véritable source de la vigueur et de la force nationales. L’aide reçue de l’extérieur affaiblit le plus souvent, mais l’aide que l’on s’accorde à soi-même revigore. Tout ce qui est fait pour les hommes ou les classes, retire dans une certaine mesure la stimulation et la nécessité de le faire soi-même ; et là où les hommes sont assujettis à un excès de conseils et d’administration, la tendance inévitable est de les rendre totalement impuissants.182

Ce propos reprend de manière claire et concise l’idée que Mill et Smiles développent tous deux respectivement dans On Liberty et Self-Help : l’individu doit se réaliser à travers les compétences qui lui sont propres pour atteindre un équilibre et un développement personnels satisfaisants et contribuer ainsi à une société juste où les intérêts d’un seul individu n’outrepassent pas ceux des autres.

Parler d’individu, dans une société qui était jusqu’alors axée uniquement sur un Dieu tout puissant et avait une foi aveugle en la nécessité et la légitimité de classes sociales définies, est bien la preuve que notre propos au sujet du statut de

181 cf. Chin Liew TEN (éd.), Mill on Liberty, op. cit., p. 75 en particulier.

182 Samuel SMILES, Self-help, op. cit., p. 1. « The spirit of self-help is the root of all genuine growth in the individual ; and, exhibited in the lives of many, it constitutes the true source of national vigour and strength. Help from without is often enfeebling in its effects, but help from within invariably invigorates. Whatever is done for men or classes, to a certain extent takes away the stimulus and necessity of doing for themsleves ; and where men are subjected to over-guidance and over-government, the inevitable tendency is to render them comparatively helpless. »

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métaphysique et ontologique de l’individu est une problématique essentielle de l’ère victorienne. Ce qui se confirme depuis la fin du dix-septième siècle et le début du dix-huitième siècle, c’est que la bourgeoisie née de l’industrialisation ne rentre en fait dans aucun schéma classique de la société telle qu’elle était considérée jusqu’alors : elle n’est pas au service de l’aristocratie, elle ne protège pas non plus la classe populaire, elle n’est pas justifiée par un quelconque ordre divin. La science s’impose peu à peu comme le nouveau repère qui définit la vérité et cette dernière semble, pour le moment, être perdue de vue. Le héros carlylien que nous avons évoqué devient l’emblème de l’individualité mais il reste cependant toujours lié à une volonté autre que la sienne, un manque de prise d’initiative qui caractérise son asservissement au message divin. Dans les ouvrages que nous venons d’étudier, nous faisons un pas en avant dans l’émergence de l’individu en tant que tel. Celui-ci ne tient compte que de lui- même ; il se détache plus ou moins des valeurs de la société sans pour autant oublier celles qui ont un caractère moral et lui évitent de sombrer dans l’animalité. L’ère de transition que sont les années 1830-1850 est le moment privilégié de l’apparition d’un individu qui, en s’enrichissant lui-même, intellectuellement et moralement, participe à la refonte de la civilisation. Le clivage qui s’opère dans la conception de l’individu se caractérise alors par des changements d’ordre divers : la foi fait place à la science, l’élite à la culture de masse, la foi en Dieu à la foi en l’individu.

C’est ainsi que l’on peut dire que le moi évolue vers la découverte de son idéal d’unicité, quelque illusoire qu’elle soit. Par cette prise de conscience, il se libère progressivement d’un attachement traditionnel à une vérité absolue et universelle qui vaut pour tous et en tout temps. Les réflexions de Smiles au sujet de la capacité humaine à se prendre en main montrent à quel point le moi de l’individu devient un centre d’intérêt. Au lieu d’être méprisé parce qu’il est confondu avec l’égoïsme et la vanité, le moi se développe lentement. Si le moi semble alors en être au stade balbutiant de sa recherche d’autonomie, on constate cependant qu’il sème le doute en ce qui concerne l’existence d’une vérité suprême : comment une vérité unique pourrait-elle en effet survivre à la découverte de l’homme en tant qu’individu unique et autonome ?

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