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Comme cela a été expliqué au début du chapitre précédent, si le terme « esthétique » est d’origine grecque et se rapporte étymologiquement aux sensations, c’est Alexander Baumgarten qui lui donne une définition claire et précise dans son ouvrage Aesthetica en 1750. Définie comme philosophie de l’art et du beau, l’esthétique ne fait pourtant pas toujours exactement référence aux mêmes idées en fonction des philosophes qui l’emploient. Depuis les premières traductions des ouvrages de Kant en anglais en 1796, la philosophie kantienne n’a cessé d’influencer la pensée anglaise, tant du point de vue artistique que moral. C’est pour cette raison que la définition de l’esthétique par Kant nous semble être utile. En effet, la première analyse approfondie du terme est sans doute celle d’Emmanuel Kant dans La Critique de la faculté de juger (1790). La première section de l’ouvrage, intitulée « Analytique de la faculté de juger esthétique », établit une distinction entre les capacités intellectuelles du sujet et le jugement du goût lié au sentiment du plaisir ou de la peine. Kant se réfère dès la première page de cette section aux qualités proprement subjectives, et donc individuelles du jugement du goût. « Le jugement du goût », écrit-il, « n’est donc pas un jugement de connaissance ; par conséquent, ce n’est pas un jugement logique, mais esthétique – ce par quoi l’on entend que son principe déterminant ne peut être que subjectif257 ». Les connaissances logiques ou la culture, comme la lecture de Platon dans le chapitre précédent l’avait déjà mis en lumière, ne sont donc d’aucune utilité pour juger le beau.

À présent, nous souhaitons rappeler en substance les différents éléments qui caractérisent le jugement du goût et qui permettent de saisir le beau. Nous pouvons identifier plusieurs critères principaux qui déterminent la beauté. En

257 Emmanuel KANT, Critique de la faculté de juger, traduit par A. Renaut, Paris : GF Flammarion, 1995, p. 181.

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premier lieu, Kant établit que le jugement du goût se caractérise par une satisfaction libre : il entend par ce terme la satisfaction de l’observant dénuée de tout intérêt autre que le plaisir. Le beau ne doit en effet pas être lié à une utilité quelconque : ce qui nous plaît n’a pas d’autre intérêt qu’un plaisir des sens, sans rapport avec une satisfaction morale – le bien – ou une satisfaction personnelle – l’agréable. Ce que Kant exprime en ces termes, c’est l’importance de dissocier l’esthétique de tout jugement relatif aux valeurs morales ou à la satisfaction directe que procure l’objet de contemplation par rapport à soi. Si celui qui juge trouve dans l’objet de quoi établir un lien entre l’objet et lui-même qui s’apparente non seulement à une satisfaction pour l’objet en lui-même mais aussi à une implication de sa propre personne dans la satisfaction que l’objet peut procurer, alors le jugement n’est plus uniquement esthétique. Dans cette affirmation de Kant nous pouvons déceler une tension entre la reconnaissance de l’individu en tant qu’entité possédant un jugement subjectif et la négation de cette individualité par le refus du lien entre le beau et le sujet qui le contemple. Si le philosophe reconnaît que le jugement du goût ne repose pas sur des connaissances universelles mais sur le sentiment propre de l’individu, il refuse toutefois une interaction entre le sujet et l’objet. Le jugement de goût, parce qu’il est contemplatif, ne peut donc pas aller de pair avec la satisfaction personnelle, ni avec la satisfaction d’un sentiment moral, religieux ou du bon. Kant écrit alors que « l’agréable, le beau, le bon, désignent donc trois relations différentes des représentations au sentiment de plaisir et de peine258 ».

Le jugement esthétique, relatif au beau, ne peut donc pas être relié, selon Kant, à des valeurs morales ou sociales. En cela, il semble a priori ne pas nous être utile dans la quête des nouvelles valeurs sociales que le dix-neuvième siècle tente de recréer. En revanche, il reconnaît que l’individu possède un jugement propre et une capacité à juger par les sens. Il insiste d’ailleurs sur ce point dans la suite de son exposé. Ainsi, la satisfaction désintéressée qui caractérise le beau s’accompagne, ou plutôt suppose, une seconde qualité du beau : l’absence de

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179 concepts qui lui seraient liés. En effet, nous avons bien dit que le jugement esthétique repose uniquement sur le sentiment de plaisir et de peine, faisant abstraction des concepts imposés à l’esprit logique par la civilisation. Sans tenir compte des civilisations, des religions ou de la morale, celui qui juge le beau s’attend à ce que son sentiment soit partagé par tous. Le jugement du goût devient alors universel et sans concept, appréhensible par tout individu qui possède les sens nécessaires à percevoir le plaisir. Nous pouvons d’ores et déjà rapprocher cette conception du beau de celle que Walter Pater développe dans The Renaissance lorsqu’il explique dans l’introduction que « ce qui est important […] ce n’est pas que le critique possède une définition abstraite correcte de ce qu’est le beau pour l’intellect, mais un certain tempérament, la capacité à être profondément ému par la présence de beaux objets259 ». Ainsi, comme nous le développerons plus tard, Pater refuse de concevoir le jugement de goût comme étant totalement détaché de la satisfaction personnelle du sujet.

Kant poursuit son analyse du jugement du goût en démontrant que nous ne jugeons pas le beau en fonction d’un critère d’utilité. C’est cet aspect de la définition du beau que retiendront d’ailleurs les poètes français qui prônent l’art pour l’art : le beau possède une finalité sans fin. Cette expression désigne la capacité du sujet à saisir dans l’objet de contemplation le caractère proprement unique de l’objet et de ne pas lui attribuer une fonction autre que sa propre existence. Ainsi, le jugement du goût ne s’attache pas à la fin, à l’utilité, de l’objet. C’est parce que l’objet est qu’il peut posséder la valeur esthétique de la beauté, mais cela ne s’applique pas lorsque l’on perçoit ce qu’il permet ou provoque en dehors de lui-même. La notion de finalité sans fin se rattache alors à l’idée d’une finalité de l’objet, d’une complétude, qui ne nécessite pas d’intérêt ou de conséquence. « La finalité peut donc être sans fin, » écrit Kant, « dès lors que nous ne situons pas les causes de cette forme dans une volonté, mais que, néanmoins, nous ne pouvons nous rendre concevable l’explication de sa

259 Walter PATER, The Renaissance: Studies in Art and Poetry, Teddington : The Echo Library, 2006, p. 5. « What is important, then, is not that the critic should possess a correct abstract definition of beauty for the intellect, but a certain kind of temperament, the power of being deeply moved by the presence of beautiful objects. »

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possibilité qu’en la dérivant d’une volonté260 ». La causalité de l’objet n’est alors pas en dehors de lui-même mais la propre fin de l’objet en soi. Kant ajoute que « le jugement du goût […] s’il est pur, associe immédiatement la satisfaction ou l’absence de satisfaction à la simple considération de l’objet, sans avoir égard à son usage ou sa fin261 ». C’est cette finitude de l’objet en dehors de toute causalité externe que prône par exemple l’introduction à Mademoiselle de Maupin (1835) de Théophile Gautier. L’influence de l’auteur sur l’esthétique en Angleterre n’est certes pas majeure mais certaines œuvres de Gautier ont été traduites entre les années 1850 et la fin du siècle, ainsi qu’illustrées par Aubrey Beardsley262. Allant plus loin que Kant, et en des termes beaucoup plus imagés, il explique que le beau est sans fin et que seul le laid est utile :

Il n’y a rien de vraiment beau que ce qui ne peut servir à rien ; tout ce qui est utile est laid, car c’est l’expression de quelque besoin, et ceux de l’homme sont ignobles et dégoûtants, comme sa pauvre et infirme nature. – L’endroit le plus utile d’une maison, ce sont les latrines.263

La finalité sans fin qui caractérise le beau est alors une qualité indispensable du jugement du goût. Chercher une utilité au beau, c’est le réduire à une forme d’artisanat et lui attribuer une fonction qui le prive de son essence même. D’ailleurs, la seconde section de La Critique de la faculté de juger ne s’intitule-t- elle pas « Critique de la faculté de juger téléologique » ? En opposition au jugement du goût, la faculté de juger téléologique prend comme critère l’utilité et la causalité des phénomènes de la nature, la fin qui se rattache à l’objet.

Kant approfondit son propos en expliquant que la beauté qui se conçoit en fonction d’un concept déterminé n’est pas libre. Seule la beauté libre est existante

260 Emmanuel KANT, Critique de la faculté de juger, op. cit., p. 199. 261 Ibid., p. 222.

262 Wanderings in Spain est le premier titre de Théophile Gautier traduit en anglais (1853). En plus des Six Drawings illustrating Théophile Gautier’s romance Mademoiselle de Maupin (1898) d’Aubrey Beardsley, il faut également remarquer que, dans The Picture of Dorian Gray, Oscar Wilde fait référence à deux poèmes apparaissant dans Émaux et Camées. Considérant que la langue française était largement pratiquée dans les classes britanniques aisées, il semble très probable que Mademoiselle de Maupin ait été largement connu à l’époque. Oscar Wilde et Théophile Gautier ont d’ailleurs entretenu des rapports amicaux.

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181 par elle-même. Kant prend l’exemple de la beauté libre qui se trouve dans la nature : « Des fleurs sont de libres beautés de la nature. […] De nombreux oiseaux […] sont eux-mêmes des beautés qui ne se rapportent à aucun objet déterminé quant à sa fin d’après des concepts, mais qui plaisent librement et pour elles- mêmes264 ». Et Gautier de poursuivre, toujours sur un ton d’ironie mordante :

Rien de ce qui est beau n’est indispensable à la vie. – On supprimerait les fleurs, le monde n’en souffrirait pas matériellement ; qui voudrait cependant qu’il n’y eût plus de fleurs ? Je renoncerais plutôt aux pommes de terre qu’aux roses, et je crois qu’il n’y a qu’un utilitaire au monde capable d’arracher une plate-bande de tulipes pour y planter des choux.265

Bien sûr, l’image que décrit Gautier nous donne une vision extrême de cette beauté sans aucune utilité, libre et naturelle. Mais c’est en réalité l’idée que l’on trouve chez Kant : hors de toute considération matérielle et utilitaire, le beau n’apporte rien d’autre que lui-même.

La définition que Kant donne alors du jugement du goût en tant que faculté de juger esthétique nous montre que les critères qui permettent de juger le beau reposent sur les sens de l’individu et sur un sentiment qui ne prend pour objet que le beau lui-même en dehors de toute considération morale, sociale ou d’utilité. L’individu est seul juge du beau : rien d’autre que sa perception et sa sensibilité n’ont à faire avec le jugement du goût. Ainsi, l’individu est identifié chez Kant comme possédant une faculté distincte et particulière de juger ce qui l’entoure en fonction de critères inhérents à son moi.

Ayant donné une définition de l’esthétique en tant que jugement du goût, Kant entreprend d’établir les différences qui existent entre ce qui peut être qualifié de beau et ce qui relève du sublime. Ruskin, dans le troisième chapitre de la deuxième section du premier volume de Modern Painters (1843), donne une définition du sublime qui s’accorde a priori avec celle de Kant ; selon lui « la sublimité est l’effet sur l’esprit de tout ce qui le dépasse266 ». Dans La Critique de

264 Emmanuel KANT, Critique de la faculté de juger, op. cit., p. 208. 265 Théophile GAUTIER, Mademoiselle de Maupin, op. cit., p. 53.

266 John RUSKIN, Modern Painters, London : Everyman’s Library, vol. /5, 1905, p. 41. « Sublimity is the effect upon the mind of anything above it. »

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la faculté de juger, Kant développe l’idée d’un sublime qui se distingue du beau par son caractère naturel et immense. L’impression d’immensité et de puissance qui se dégage du sublime dépasse la capacité d’entendement de l’individu. Lorsqu’il est à la fois effrayé et fasciné par la Nature, l’homme contemple le sublime. Contrairement au beau, le sublime ne provoque pas à proprement parler un sentiment de plaisir ; c’est en effet la saisie de nos propres limites qui caractérise le sublime. Celui-ci semble alors relever d’un ordre naturel ou divin. Dans ce cas, l’intellect de l’individu est sollicité car ce qui le dépasse le fascine mais aussi l’intrigue car il ne parvient pas à se faire une représentation mentale juste de son fonctionnement ou de son essence. Ruskin fait référence à cette idée ; « ainsi, » écrit-il, « tout ce qui d’une façon ou d’une autre tend vers [la mort], et, ainsi, vers les dangers et les forces sur lesquels nous avons peu de contrôle, est sublime dans une certaine mesure267 ». Le sublime fait alors appel à quelque chose de plus élevé que les instincts animaux, les sensations primaires : le sublime provoque une prise de conscience de l’individu en tant qu’être isolé et, également, dépassé par les forces de la nature.