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En revanche, malgré son origine modeste, la jeune Sybil fait montre de ses qualités de cœur et son âme charitable en venant par exemple au secours de la famille du tisserand Warner85. Alors que son père est privé de ses droits sur les terres de Mowbray, la jeune femme prouve qu’elle est digne de l’aristocratie par la grandeur de son âme. Sybil est un personnage plein de compassion et qui remplit – inconsciemment – les devoirs d’une aristocrate en soutenant les plus démunis ; si elle se destine aux ordres, elle incarne alors à la fois la charité religieuse et aristocratique en reconnaissant que sa foi et le nom qu’elle porte sont des héritages anciens86. Elle appartient au monde des pauvres, mais sa place est beaucoup plus complexe à définir car elle fait à la fois partie du monde religieux par son choix d’entrer dans les ordres, du monde ouvrier car elle est fille de contremaitre, et du monde aristocratique tant ses sentiments sont nobles. Elle admet d’ailleurs elle-même qu’elle appartient à deux de ces mondes : « J’ai vécu sous deux toits, deux toits seulement ; » dit-elle à Egremont « et chacun m’a fait comprendre quelque chose ; le Couvent et le Cottage. L’un m’a appris la dégradation de ma foi, l’autre de ma race. Ne vous étonnez pas alors que mon cœur penche pour l’Église et le Peuple87 ». Le monde aristocratique auquel elle

83 Nous nous intéresserons plus en détail à l’importance du nom dans la création du

moi dans les chapitres 17 et 19 de cette étude.

84 Benjamin DISRAELI, Sybil, or the Two Nations, in three volumes - vol. 2, op. cit., p. 80. « My mother’s name, […] and my grandame’s name, and a name I believe that has been about our hearth as long as our race ; and that’s a very long time indeed. »

85 Cf. Benjamin DISRAELI, Sybil, or the Two Nations, in three volumes - vol. 2. Chapitre 14. 86 Discutant avec Stephen et Walter des titres de propriété perdus, Sybil finit par s’exclamer : « A good old name of a good old faith, […] and a blessing be on it. » Benjamin DISRAELI, Sybil, or the Two Nations, in three volumes - vol. 1, op. cit., p. 190.

87 Benjamin DISRAELI, Sybil, or the Two Nations, in three volumes - vol. 2, op. cit., p. 87. « I have lived under two roofs, only two roofs ; and each has given me a great idea ; the Convent

L’INDIVIDUALISME BOURGEOIS ET LA VÉRITÉ DU PASSÉ

69 n’appartient pas par sa naissance la pousse néanmoins à réfléchir : « Ah ! Que n’avons-nous un tel homme aujourd’hui pour protéger le peuple ! » s’exclame Sybil, « Si j’étais prince, je n’envisagerais rien de plus noble88 ».

Si Sybil et Charles sont faits pour se rencontrer et parler ensemble des conditions du peuple, c’est qu’ils ont tous les deux la même conviction que l’enrichissement de soi passe par la compréhension de l’autre. C’est l’abnégation et la compassion dont fait preuve Sybil qui en font une héroïne. Charles, quant à lui, s’intéresse peu à peu à la condition du peuple, tout d’abord grâce à la visite qu’il fait des terres de Marney puis de la ville industrielle de Mowbray.

Dans Mary Barton, Mrs. Gaskell révèle les souffrances populaires de manière crue et poignante. Le sort de Mary et de son père est tel que la jeune fille, au lieu de privilégier les sentiments qu’elle porte à Jem, hésite entre son cœur et ses aspirations à une vie matériellement meilleure. Si elle penche à un certain moment vers l’envie de satisfaire ses désirs sans considérer son rôle social lorsqu’elle évoque l’idée de se promener en ville dans sa propre voiture, elle n’oublie pas qu’elle le fait aussi pour son père et pense même faire profiter Jem de sa bonne fortune. Une autre réflexion montre que chez Mrs. Gaskell la naissance ne fait pas tout et que les valeurs morales peuvent transcender l’appartenance sociale. Jem se dit en effet en pensant à Mary :

La nature faisait d’elle une ‘dame’ de plein droit, […] par son mouvement, sa grâce, et son esprit ; qu’était la naissance pour un industriel de Manchester, quand nombre d’entre eux, à juste titre, se glorifiait d’être les architectes de leur propre fortune ? […] La mère d’Harry Carson était une ouvrière ; alors, après tout, pourquoi douter de ses intentions à l’égard de Mary ?89

and the Cottage. One has taught me the degradation of my faith, the other of my race. You should not wonder, therefore, that my heart concentrated on the Church and the People. »

88 Ibid., p. 69. « Ah ! why have we not such a man now, […] to protect the people ! Were I a prince I know no career that should deem so great. »

89 Elizabeth Cleghorn GASKELL, Mary Barton, op. cit., p. 262. « She was a lady by right of nature, Jem thought ; in movement, grace, and spirit ; what was birth to a Manchester manufacturer, many of whom glory, and justly too, in being the architects of their own fortunes ? […] Harry Carson’s mother had been a factory girl ; so, after all, what was the great reason for doubting his intentions towards Mary ? »

CHAPITRE 3

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Nous pouvons conclure de l’étude de ces textes que ce n’est que lorsque les personnages prennent conscience de leur existence en tant qu’individus et non en tant que membres d’une classe définie, et lorsqu’ils comprennent la valeur et les qualités des autres individus qu’ils sont sauvés.

Les lectures que nous venons de faire nous apprennent plusieurs éléments importants pour comprendre le clivage du moi : tout d’abord, même si la littérature consacrée à l’industrialisation, à la condition des pauvres et à la nouvelle bourgeoisie, en un mot, le roman social, n’est pas la littérature la plus prolifique de la première moitié du dix-neuvième siècle, son existence témoigne néanmoins des préoccupations de la population et de la prise de conscience d’une situation nouvelle que la société se doit d’affronter. Les auteurs qui s’intéressent à ce sujet, à l’exception de Mrs. Gaskell, comme nous l’avons déjà remarqué, n’ont eu qu’une vision assez incomplète et sur un court laps de temps de la réalité des pauvres. Tous semblent pourtant s’accorder sur l’idée qu’un fossé sépare les différentes classes de la société. Si le dix-neuvième siècle cherche dans la religion et la féodalité une solution à cette période de trouble, ses auteurs se rendent néanmoins à l’évidence que l’humain se définit rarement par d’autres moyens que par sa place dans la société. Cette place, lorsqu’elle est remise en question, laisse entrevoir l’individu lui-même, c’est-à-dire l’émergence d’un nouveau statut social de l’humain. Les origines du clivage du moi, qui est à lire en filigrane tout au long de cette période paraissent, alors se trouver dans ce flottement des repères, cette nébuleuse, qui caractérise la première moitié du dix-neuvième siècle : alors qu’une nouvelle classe émerge, la hiérarchie et la légitimité des autres classes sont questionnées. La légitimité divine de l’aristocratie et la montée en puissance de la bourgeoisie sont autant de phénomènes qui interpellent les penseurs et artistes. Nous ne voulons pas dire que la féodalité n’existe plus du tout, puisqu’elle existe théoriquement à travers l’existence d’une hiérarchie. Néanmoins, ces valeurs du passé doivent être considérées, selon Elizabeth Gaskell et Benjamin Disraeli, comme un moyen d’échapper à une nouvelle autorité présente à laquelle on ne veut plus se soumettre. L’individu qui n’existait jusqu’alors qu’enfermé dans sa condition imposée par Dieu et par la nécessité de coutumes immémoriales, émerge, non soumis à une autorité que de moins en moins d’éléments viennent

L’INDIVIDUALISME BOURGEOIS ET LA VÉRITÉ DU PASSÉ

71 justifier. C’est justement parce que les valeurs de la féodalité ne sont plus en accord avec la hiérarchie sociale que les auteurs cherchent des héros capables de privilégier les intérêts de la communauté tout en faisant preuve de qualités personnelles inégalables, d’une existence exceptionnelle non régie par l’égoïsme, prête à restaurer l’équilibre passé.

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Chapitre 4 :

Kingsley ou le moi face à la vérité divine