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Lorsque Ruskin écrit le premier volume de Modern Painters, il prend le parti de donner sa propre définition du beau, de l’art et de la vérité. L’esthétique, qui chez Kant met en avant les facultés proprement sensorielles et émotives de l’humain, lui semble être un jugement particulièrement erroné du beau. En effet, l’esthétique telle que la conçoit Ruskin n’est que la conscience animale du plaisir. Il professera à de nombreuses reprises son mépris pour cette approche du beau et la condamnera au profit de son propre jugement du beau : la « théorie ». Ainsi que l’écrit Richard Ellmann dans la biographie qu’il consacre à Oscar Wilde :

Ruskin avait sensibilisé l’Angleterre à l’art par une approche différente, où la morale jouait une part prépondérante. Les artistes pouvaient manifester leur sens moral par la fidélité à la nature, et en évitant le sybaritisme. Le mot

270 Ibid., p. ix-x. « But when public taste seems plunging deeper and deeper into degradation day by day, and when the press universally exerts such power as it possesses to direct the feeling of the nation more completely to all that is theatrical, affected, and false in art; while it vents its ribald buffooneries on the most exalted truth, and the highest ideal of landscape, that this or any other age has ever witnessed, it becomes the imperative duty of all who have any perception or knowledge of what is really great in art, and any desire for its advancement in England, to come fearlessly forward, regardless of such individual interests as are likely to be injured by the knowledge of what is good and right, to declare and demonstrate, wherever they exist, the essence and the authority of the Beautiful and the True. »

271 « Formules et maximes à l’usage des jeunes gens », publié dans la revue Chameleon en décembre 1894.

272 Oscar WILDE, Oeuvres, traduit par Jean Gattégno et Introd. Pascal Aquien, Paris : Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1996, p. 970 ; Oscar WILDE, Collins complete works of

Oscar Wilde . - 5th edition with corrections and an Introduction by Merlin Holland, London & Glasgow : Harper Collins Publisher, 1948 2003, p. 1245. « Industry is the root of all ugliness. »

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« esthétique » devint un sujet de discorde entre les disciples de Ruskin et ceux de Pater.273

Le beau artistique devient moral à travers l’interprétation de Ruskin. S’il n’est certes pas le premier à défendre cette idée, il en est sans doute l’un des plus fervents partisans. Ruskin donne sa propre définition du beau dans le premier volume de Modern Painters puis établit la distinction entre « esthétique » et « théorie » dans le second volume. Selon lui, le beau ne s’adresse pas qu’aux sens mais bien à l’intellect et au sentiment moral de celui qui le perçoit. Une fois l’« esthétique » abandonnée, Ruskin montre que sa « théorie » offre l’avantage de réconcilier les sens et l’esprit en donnant à voir la beauté des créations – artistiques ou naturelles – à travers ce qu’elles contiennent de moral. Alors que l’esthétique, au sens étymologique du terme, se contente d’être un agrément animal, l’opération de la faculté théorique fait intervenir l’intelligence et la morale. Ruskin explique que la faculté théorique est la « perception morale et l’appréciation des idées du beau274 ». A l’inverse, la faculté esthétique fait uniquement appel aux sens ou aux habitudes ; elle ne s’attache qu’aux qualités extérieures de l’objet et ne perçoit pas les qualités intrinsèques et morales de celui-ci. Ainsi, voulant juger à la fois le beau sous toutes ses formes et le beau artistique, Ruskin considère que les plaisirs des sens ne parviennent pas à satisfaire pleinement l’être humain qui doit pouvoir se distinguer de l’animal en éprouvant une satisfaction intellectuelle et morale.

Ruskin, qui n’a vraisemblablement pas lu l’œuvre de Kant mais les idées maîtresses qu’en a fourni Coleridge, semble se distinguer de la pensée du philosophe allemand en refusant ainsi une primauté des sens dans la construction du jugement de goût. Son principe d’une association des sens et de l’intellect existe cependant déjà dans les Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme que Schiller fait publier en 1795 dont il a pu avoir connaissance à travers Life of

273 Richard ELLMANN, Oscar Wilde, traduit par Marie Tadié et Philippe Delamare, Paris : Gallimard, coll. NRF biographies, 1994, p. 66-67.

274 John RUSKIN, « Modern Painters, II », in The Complete Works of John Ruskin, New York : The Kelmscott Society, vol. 3/28, 1900, p. 10. « moral perception and appreciation of ideas of beauty. »

JUGER LE BEAU ET RECONNAÎTRE LE MOI : LE DÉBAT ENTRE RUSKIN ET PATER

187 Schiller, publié par Carlyle en 1825. Disciple de Kant, Schiller va plus loin que son inspirateur dans la définition de l’esthétique : sans chercher, comme le fait Ruskin, à utiliser une terminologie différente, Schiller développe le concept d’esthétique en le considérant comme une synthèse entre sensible et intellect. S’il retient de sa lecture de Kant l’idée d’une autonomie de la volonté et la notion d’un jugement de valeur esthétique indépendant et irréductible, il ajoute cependant sa propre vision du terme. Dans la seconde lettre sur l’éducation esthétique, il insiste sur le fait que le plaisir esthétique permet de concilier l’esprit et les sens, et que cette réunion de l’instinct et de la raison est la source de l’équilibre social. Tout comme Ruskin, il associe au beau des valeurs morales qui le mènent à la conclusion que la liberté des hommes ne peut pas exister là où s’affrontent émotion et intellect. La contemplation du beau semble alors être le point d’orgue d’une harmonie des individus. « Pour résoudre pratiquement le problème politique, » écrit-il, « c’est la voie esthétique qu’il faut prendre, parce que c’est par la beauté qu’on arrive à la liberté275 ».

Schiller précède alors Ruskin dans son analyse du lien qui unit le beau et la morale ; on découvre dans la sixième lettre sur l’éducation esthétique l’idée que l’on retrouvera plus tard dans Modern Painters, selon laquelle :

C’est la civilisation elle-même qui a fait cette blessure au monde moderne. Aussitôt que, d’une part, une expérience plus étendue et une pensée plus précise eurent amené une division plus exacte des sciences, et que, de l’autre, la machine plus compliquée des États eut rendu nécessaire une séparation plus rigoureuse des classes et des tâches sociales, le lien intime de la nature humaine a été rompu, et une lutte pernicieuse fit succéder la discorde à l’harmonie qui régnait entre ses forces diverses.276

Une fois que la civilisation moderne eut séparé l’État de l’Église et les lois des mœurs, l’individu lui-même se retrouva scindé dans son identité, dans son moi pourrait-on dire. Alors que le dix-huitième siècle touche à sa fin, la Révolution Française fait déjà percevoir à Schiller et à d’autres penseurs que la civilisation, avec sa tendance à compartimenter et rationnaliser la vie et la nature, soumet

275 Friedrich SCHILLER, Oeuvres de Schiller, traduit par AD. Regnier, Paris : Hachette, vol. 8/8, 1862, p. 190.

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l’homme au statut d’esclave d’un tout, membre indéfini d’une société qui ne se retrouve plus elle-même. Lorsque Kant affirme que le jugement de goût fait appel à une faculté spécifique de l’homme, il valorise l’existence d’un individu en tant qu’être ressentant. Schiller, à sa suite, ajoute à l’individu les valeurs morales et intellectuelles qu’il avait perdues de vue. Au siècle suivant, ce sont ces valeurs que Ruskin veut véhiculer à travers son concept de la faculté théorique : la capacité de l’individu à percevoir le beau grâce à ses facultés d’émotion et de raison, faisant de lui un être complet. Ainsi, en entretenant le goût du beau lié aux valeurs morales, on permet un développement harmonieux de la société et de l’individu lui-même. Ruskin établit alors que

L’éducation et le hasard opèrent de façon illimitée sur ces principes premiers de notre nature ; ils peuvent être cultivés ou contrôlés, dirigés ou détournés, donnés par une conduite droite comportant le sens le plus juste et sans faille, ou soumis par la négligence à chaque phase de l’erreur et de la maladie. Celui qui a suivi ces lois naturelles de l’aversion et du désir, les rendant de plus en plus fortes par une obéissance constante, de manière à toujours tirer du plaisir dans ce où Dieu l’a originairement placé, et qui tire la plus grande somme de plaisir possible de tout objet, celui là est un homme de goût.277

Le beau, qu’il soit artistique ou naturel, réveille ce qu’il y a de meilleur chez l’homme car il fait appel aux facultés sensibles et intellectuelles à la fois : le jugement du beau effectue une synthèse qui fait progresser la société et permet également au moi de se reconnaître dans son intégralité et sa spécificité. L’idée d’une spécificité du moi en ce qui concerne le jugement du beau ne naît pas entièrement au dix-neuvième siècle en Angleterre mais trouve ses origines dans d’autres écrits, en particulier ceux des philosophes allemands du dix-huitième. Mettre en avant le moi dans sa faculté à juger le beau, c’est reconnaître son indépendance et sa capacité à tirer du plaisir du monde sensible. Cette faculté, liée

277 John RUSKIN, Modern Painters, op. cit., p. 26. « On these primary principles of our nature, education and accident operate to an unlimited extent; they may be cultivated or checked, directed or diverted, gifted by right guidance with the most acute and faultless sense, or subjected by neglect to every phase of error and disease. He who has followed up these natural laws of aversion and desire, rendering them more and more authoritative by constant obedience, so as to derive pleasure always from that which God originally intended should give him pleasure, and who derives the greatest possible sum of pleasure from any given object, is a man of taste. »

JUGER LE BEAU ET RECONNAÎTRE LE MOI : LE DÉBAT ENTRE RUSKIN ET PATER

189 à la morale, assure l’élévation morale de l’individu et participe du développement équilibré et vertueux de la civilisation, selon Ruskin et ses prédécesseurs.