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Il faut ainsi attendre 1850 avant que le poème ne soit publié, qui plus est, anonymement. Pourtant, l’ouvrage ne tarde pas à connaître un succès inattendu et son auteur est bientôt révélé. Léon Morel propose sa traduction française en alexandrins en 1898 et permet de voir que l’influence de l’œuvre sur la seconde moitié du siècle est toujours aussi forte, et qu’elle traverse les frontières. Les doutes, les espoirs et l’affaiblissement de la foi des victoriens semblent rythmés par la lecture de cette œuvre phare. Dans l’avant propos de l’édition française de 1898, Léon Morel compare en effet le poème de Tennyson aux œuvres les plus lues au monde :

Ce petit volume est devenu, après la Bible et Shakespeare, l’œuvre la plus généralement lue ou consultée, et la plus souvent citée dans tous les pays de langue anglaise. Il est donc un des documents auxquels on peut demander une révélation de l’âme d’un grand peuple. Il est encore un de ceux qui

191 Ibid., p. 28 ; Alfred, Lord TENNYSON, In Memoriam, New York : Norton & Company, A Norton Critical Edition, 1973, p. 23. « My own dim life should teach me this, / That life shall live for evermore ».

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serviront le mieux à faire connaître aux historiens de l’avenir l’art et la pensée britanniques dans la seconde moitié du XIXe siècle.193

Il insiste d’ailleurs à de nombreuses reprises sur le caractère exceptionnel de In Memoriam et lui attribue des qualités qui égalent celles des œuvres de Shakespeare et le rendent emblématique de son temps : « Tout comme Shakespeare représente la philosophie de tous les temps, Tennyson, dans In Memoriam représente la philosophie de notre époque moderne194 ». C’est à ce titre qu’« il convient de compter ce petit livre parmi les forces qui contribuent activement dans les sociétés anglo-saxonnes à la direction des croyances et à la formation des esprits195 ». Alors que les œuvres de nombreux auteurs connaissent une gloire tardive, ou au contraire un oubli quasiment total après un court succès, In Memoriam de Tennyson marque les esprits de son temps et continue de susciter l’attention car il « est rempli des réflexions les plus sages sur la vie, la mort et l’immortalité196 ». Morel ne tarit pas d’éloges au sujet de Tennyson et du poème, mettant en avant le fait que In Memoriam ne se contente pas d’être l’expression de l’émotion particulière d’un artiste mais qu’elle comprend « l’esprit du siècle », les doutes et les attentes de tous les victoriens. À la fois expression d’un moi, qui veut se confronter à lui-même et à son clivage intérieur, et de la voix de l’humanité, le poème montre la tension entre le désir d’individuation et l’impossibilité de céder à l’égoïsme du moi.

L’une des choses les plus remarquables à propos de In Memoriam fut sa popularité auprès des contemporains de Tennyson. Cela semblait être une réponse tellement satisfaisante aux problèmes de l’existence, en particulier

193 Ibid., p. vii.

194 John P. FRUIT et Henry E. SHEPHERD, « Some Phases of Tennyson’s in “Memoriam”: Discussion », Publications of Modern Language Association, 5, Proceedings, 1890, p. xii. « ‘In Memoriam’ is full of the wisest reflections upon life and death and immortality. […] As Shakespeare represents the philosophy of all the ages so Tennyson in ‘In Memoriam’ represents the philosophy of our modern times. »

195 Alfred, Lord TENNYSON, In Memoriam, op. cit., p. viii.

196 John P. FRUIT et Henry E. SHEPHERD, « Some Phases of Tennyson’s in “Memoriam”: Discussion », op. cit., vol. 5, Proceedings, p. xii. « ‘In Memoriam’ is full of the wisest reflections upon life and death and immortality. […] As Shakespeare represents the philosophy of all the ages so Tennyson in ‘In Memoriam’ represents the philosophy of our modern times. »

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137 ceux posés pas le conflit entre religion et science, que les victoriens le serraient sur leur cœur pour remplacer la consolation offerte par la Bible.197 C’est d’ailleurs à ce titre, et pour son acceptation finale de l’idée que Dieu est amour, que In Memoriam devient le livre de chevet de la reine Victoria à la mort du Prince Albert son époux en 1861. Le retour à la foi chrétienne et à l’amour de Dieu sert de réconfort aux victoriens endeuillés ou pénétrés par le doute. Comme beaucoup d’autres écrivains, Charles Kingsley, lorsqu’il fait le commentaire de In Memoriam en 1850, explique que le texte est empreint de noblesse chrétienne. Cette idée d’une foi qui s’affirme se retrouve chez beaucoup d’auteurs. Faisant abstraction du doute qui agite le poète, ses contemporains les plus attachés à la religion ne voient dans l’œuvre qu’un éloge de l’amour divin, une consolation de tous les maux à travers la grâce du Seigneur. Hallam Tennyson confirme ce sentiment dans la biographie dont il est l’auteur :

Assurément, la religion n’était pas pour lui une abstraction nébuleuse. Il insistait régulièrement sur sa croyance personnelle en ce qu’il appelait les Vérités Éternelles ; en un Dieu Tout-Puissant, Omniprésent et Aimant, Qui S’était révélé à travers l’attribut humain du plus grand amour désintéressé ; en la liberté de la volonté humaine ; et en l’immortalité de l’âme.198

Pourtant, cette foi sereine à laquelle aboutit Tennyson ne semble pas aller de soi. Son éducation à Cambridge, les influences qu’il y a reçues et le traumatisme de la mort d’Hallam participent de la construction de sa réflexion et de ses doutes au sujet du divin et de la finalité de l’homme. Dans son article « Hallam and Tennyson: The « Theodicaea Novissima » and In Memoriam », Philip Flynn explique que la transition qui caractérise le dix-neuvième siècle se ressent dans le domaine universitaire. Il écrit au sujet de Cambridge que « l’université était dans

197 George O. MARSHALL, « In Memoriam (1963) », in In Memoriam, New York : Norton & Company, A Norton Critical Edition, 1973, p. 101. « One of the most remarkable things about

In Memoriam was its popularity with Tennyson’s contemporaries. It seemed to be such a satisfactory answer to the problems of existence, especially those raised by the struggle between religion and science, that the Victorians clasped it to their bosoms to supplement the consolatio offered by the Bible. »

198 Hallam TENNYSON, Alfred Lord Tennyson: A Memoir by His Son, op. cit., vol. 1, p. 311. « Assuredly Religion was no nebulous abstraction for him. He consistently emphasized his own belief in what he called the Eternal Truths ; in an Omnipotent, Omnipresent and All-loving God, Who has revealed Himself through the human attribute of the highest self-sacrificing love ; in the freedom of the human will ; and in the immortality of the soul. »

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une période de transition théologique199 ». En effet, c’est à cette période que de nombreuses influences nouvelles voient le jour dans l’université. Les programmes de cours incluent l’argument de William Paley sur l’intention divine, les étudiants échangent leurs opinions sur la philosophie germanique et F. D. Maurice et John Sterling forment les « Apôtres » de la pensée de Coleridge.

Parmi ces influences, nous souhaitons nous arrêter sur celle de Paley. L’argument de la montre, qu’il développe dans Natural Theology (1802), met en avant la volonté de création des organismes complexes. C’est-à-dire que l’homme qui trouve une montre comprendra qu’elle a été créée par un horloger, avec des mécanismes et des matériaux spécifiques, dans le but de donner l’heure. Cette intentionnalité se retrouve dans les organismes complexes qui peuplent la terre : le principe du fonctionnement de l’œil, par exemple, ne laisse pas la place au hasard et il est impossible de ne pas penser qu’il s’agisse là d’une intervention et d’une intention de créer. C’est de cette façon que William Paley justifie l’existence de Dieu. Nous retrouvons d’ailleurs cet argument d’intention dans l’œuvre de Darwin : l’évolution des espèces relève d’une intention. La précision de la création et la direction de l’évolution rejettent l’idée du hasard pour mettre en avant l’existence d’un but, d’une fonction de toute chose créée. Les théories qui circulent à Cambridge sont la preuve d’une interrogation sur l’existence de Dieu, sur l’intentionnalité du divin, sur le « but » ou plutôt la place de l’homme.

Sa volonté de croire était forte. Sa sympathie pour le message chrétien était certainement profonde. Mais il ne pouvait se résoudre à sauter le pas à la façon intuitive d’Hallam en construisant sa foi à partir de ses propres besoins vers une acceptation de la consolation chrétienne.200

Comme l’explique Hallam Tennyson dans ce passage, la justification très personnelle de la foi que développe Hallam dans « Theodicaea Novissima » ne satisfait pas pleinement le besoin de Tennyson de se raccrocher à autre chose que

199 Philip FLYNN, « Hallam and Tennyson: The “Theodicaea Novissima” and In Memoriam », Studies in English Literature, 1500-1900, vol. 19, no 4, Automne 1979, p. 705. « The University was in a period of theological transition. »

200 Ibid., p. 716. « His will to believe was strong. His sympathy with the Christian message was probably deep. But he could not bring himself to make Hallam’s intuitive leap of faith from his own needs to an acceptance of Christian consolation. »

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139 la simple certitude de l’amour de Dieu. A partir de ce moment, le deuxième mouvement de In Memoriam peut commencer.