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Alors que la féodalité mise en avant par Disraeli et Gaskell tente d’apporter une solution au déséquilibre social, le chartisme et la littérature qui y est associée posent la question de la place de l’individu dans la hiérarchie. Alors que chacun connaissait sa place, la Révolution française a semé le doute dans l’esprit des victoriens et a donné naissance à une nouvelle façon de penser le gouvernement. La légitimité de celui-ci n’est plus uniquement fonction de l’ordre divin mais répond également à des critères d’efficacité. Le désir de retour à un système féodal, au sujet duquel la lecture de Sybil et Mary Barton nous a éclairée, témoigne d’un renversement des valeurs morales qui perturbe la société et en ébranle les fondements. Ainsi, la question de la place de l’individu et, par conséquent, de l’importance du moi dans la société victorienne se fait jour à la suite d’une période de « révolutions » : révolution industrielle en Angleterre, Révolution française, révoltes chartistes, etc. Si les classes sociales ont été mises à mal par l’apparition et la montée en puissance de la riche bourgeoisie, celles-ci se redéfinissent peu à peu en se prenant elles-mêmes comme sujet d’observation. Robin Gilmour, dans son ouvrage The Victorian Period, considère que la première phase de « crise de la foi » victorienne correspond aux années 1840. Vient alors une liste des principaux auteurs et penseurs qui ont exprimé leur doute sur l’existence de Dieu ou leur abandon de la foi90. Gilmour cite le cas de George Eliot, James Anthony Froude, Frank Newman, Arthur Clough et Matthew Arnold91 qui avouent ou proclament avoir perdu la foi en Dieu.

90 cf. Robin GILMOUR, The Victorian Period. The Intellectual and Cultural Context of

English Literature 1830-1890, London : Longman, coll. Literature in English series, 1993, p. 86‑87.

91 Poète et essayiste britannique, Matthew Arnold (1822-1888) a dénoncé dans ses écrits les incapacités des classes modernes à résoudre les problèmes sociaux. Il est l’auteur du célèbre poème « Dover Beach » en 1867 et de Culture and Anarchy en 1869. Malgré l’apport

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73 Alors que le doute surgit dans les esprits, c’est la place de l’individu et son rapport à la vérité qui sont mis en cause : alors que l’individu était nié au profit de la communauté, il se retrouve peu à peu perdu à cause de la perte de la foi. En effet, c’est la foi qui consolide la communauté et justifie sa hiérarchie : en la perdant, les individus se retrouvent confrontés à eux-mêmes, à leur propre volonté et à ce moi orgueilleux et égoïste que les valeurs morales condamnaient jusqu’alors. La foi est remise en question, le doute s’installe et s’immisce dans tous les domaines dont la religion était le socle : la hiérarchie sociale et la vérité de l’Église. Si certains ont pu « créer » une nouvelle classe sociale et en faire l’égale, d’un point de vue du pouvoir, de la noblesse, alors qu’en est-il de la place accordée par Dieu ?

C’est la question que pose l’ouvrage de Charles Kingsley, Alton Locke, Tailor and Poet (1850). A la suite des derniers mouvements chartistes, l’auteur donne l’exemple d’un jeune homme qui cherche par tous les moyens à s’extirper de la condition dans laquelle Dieu l’a placé. L’armée a fait avorter la révolte des chartistes contre le Parlement et Kingsley utilise cet événement historique pour situer le cadre de son récit. En tant que pasteur, poète, historien, scientifique et illustrateur, Charles Kingsley combattait avec force les injustices sociales et les conditions de vie déplorables auxquelles étaient soumis les pauvres. Fervent défenseur de la foi chrétienne, il mit un point d’honneur à rétablir avec l’aide de Dieu les valeurs morales dont s’éloignaient les hommes. Au côté de Frederick Denison Maurice, Charles Mansfield, Thomas Hughes et quelques autres, Charles Kingsley s’attaque non pas aux revendications de la classe ouvrière mais plutôt au mode d’expression de celles-ci : dans le but de prévenir les violences et préférer le pacifisme de la parole et de la réflexion. Le périodique Politics for the People,

incontestable de Matthew Arnold à l’art du dix-neuvième siècle et son analyse de l’impact de la culture sur la civilisation, nous n’aurons pas l’occasion d’analyser son œuvre au regard de notre hypothèse de travail car l’ampleur de son œuvre dépasse le cadre de notre recherche et nous n’avons pas l’ambition de faire l’étude exhaustive des influences du siècle. De plus, il convient de noter que nous nous intéresserons au poème de Tennyson, In Memoriam, peut-être plus synthétique et représentatif de l’influence de plusieurs décennies. Nous suggérons néanmoins deux études récentes de l’œuvre et de la pensée de Matthew Arnold : Stefan COLLINI, Matthew Arnold:

a Critical Portrait, Oxford: Oxford University Press, 2008, 143 p. et James W. CAUFIELD,

Overcoming Matthew Arnold: Ethics in Culture and Criticism, Farnham: Ashgate Publishing, 2012, 235 p. (ces ouvrages n’apparaissent pas dans la bibliographie.)

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publié de mai à juin 1848 par Maurice, témoigne de l’importance pour ce groupe de socialistes chrétiens de l’importance d’éduquer le peuple. Pour défendre cette bonne cause, l’éducation et le Chartisme « moral » sont la clé. Louis Cazamian ajoute : « Maurice et ses amis avaient pris contact avec les réalités ; les réunions ouvrières, la propagande coopérative, la lutte contre les adversaires d’en haut ou d’en bas, avaient précisé et fortifié leur doctrine92 ». Le choléra qui sévit en 1849 marqua fortement son esprit et Maurice fut directement confronté à la misère et l’insalubrité des villes. Il était pleinement conscient que les classes laborieuses étaient dans une situation insupportable et que leurs revendications étaient le symptôme de leur abandon par les classes plus riches. C’est dans ce sens que nous allons étudier Alton Locke comme expression de la théorie de Kingsley au sujet des bienfaits du socialisme chrétien et à propos de la place accordée par Dieu à chacun dans la hiérarchie sociale.

Le roman qu’écrit Charles Kingsley quelques temps avant d’entamer la rédaction d’Alton Locke est une sorte d’esquisse du roman de 1850. Yeast, a problem, le levain, est la réponse directe de Kingsley aux événements chartistes. Publié dans Fraser’s Magazine à l’automne 1848, il est le fruit du travail de quelques mois d’écriture, les premières réflexions de l’écrivain. C’est pourquoi nous préférerons nous intéresser à l’étude d’Alton Locke. Dans ce roman, Charles Kingsley met en scène un jeune cockney, londonien issu de la classe ouvrière, qui est embrigadé par les chartistes. Le récit se présente sous la forme d’une autobiographie, qu’Alton Locke rédige sur le bateau qui l’emmène au Texas, quelques temps après le 10 avril 1848, date de la dernière pétition chartiste et de la contre-attaque de l’armée qui met définitivement un terme aux revendications. Dès les premières pages du roman, la bonne volonté et l’éducation chrétienne du jeune homme n’échappent pas au lecteur : « Je ne me plains pas d’être un Cockney. Cela aussi est un présent de Dieu. C’est ce qu’il a fait de moi, […]

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75 C’était la volonté de Dieu à mon égard93 ». L’histoire d’Alton Locke est pathétique dès le début : issu d’un milieu modeste, il devient orphelin de père très tôt et sa mère et lui doivent subsister en dépit du peu de moyens laissé par le chef de famille94. Ils ne peuvent compter que sur un oncle riche et mesquin, commerçant devenu gentleman par la bonne fortune d’un mariage bien pensé. Il est le tout premier exemple dans le récit du « parvenu ». Le portrait qu’Alton en fait s’attache aux détails de richesse ostentatoire : « resplendissant dans sa veste de velours noir, portant une épaisse chaîne en or et des mètres de plastron95 ». Le narrateur nous apprend que l’oncle dont il est question a épousé la veuve de son maître et est fort raisonnablement entré en possession du commerce florissant dont celle-ci avait hérité96.

Le jeune Alton Locke, bien qu’intelligent et vif, apparaît comme un petit personnage chétif, complètement freiné dans l’élan de sa jeunesse par ce que sa mère et lui subissent : une atmosphère malsaine, un manque d’espace et une privation de nourriture97. Placé chez un tailleur pour faire son apprentissage, il se découvre une passion pour la lecture et l’éducation, et s’instruit en cachette de sa mère, baptiste convertie qui n’obéit et attend que l’on n’obéisse qu’à la loi de Dieu. Nous avons abordé chez Dickens dans Hard Times la question de l’éducation. Ici, ce n’est pas l’utilitarisme qui prive les enfants d’imagination et de liberté mais une croyance démesurée, une peur du monde profane, des enfers et de

93 Charles KINGSLEY, Alton Locke, Tailor and Poet, an autobiography, New York : Harper & Brothers, 1875, p. 3. « I do not complain that I am a Cockney. That, too, is God’s gift. He made me one, […]. It was God’s purpose about me. »

94 cf. Ibid., p. 9. « My mother was a widow. My father, whom I can not recollect, was a small retail tradesman in the city. He was unfortunate ; and when he died my mother came down, and lived penuriously enough, I knew not how till I grew older, down in the same suburban street. »

95 Ibid., p. 22. « resplendent in a black velvet waistcoat, thick gold chain, and acres of shirtfront. »

96 cf. Ibid., p. 20. « then he married, ont he strength of his handsome person, his master’s blooming widow ; and rose and rose, year by year, till, at the time of which I speak, he as owner of a first-rate grocery establishment in the city. »

97 cf. Ibid., p. 23. « A pale, consumptive, rickety, weakly boy, all forehead and no muscle. » La phrénologie est en vogue dans les années 1850 et le vieux Sandy Mackaye tâte le crâne d’Alton pour connaître ses capacités d’apprentissage.

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la chair. Alton devient un « semi-autodidacte » – car ses lectures sont guidées – et apprend le latin, le français, la poésie ; il fait son éducation dans des conditions médiocres et explique ainsi le manque d’éducation des plus pauvres, qui ne peuvent à la fois survivre et apprendre. « Mon plus grand désir était d’acquérir la connaissance98 », explique-t-il. Le vieux Sandy Mackaye l’y aidera.

Kingsley s’intéresse à la condition des ouvriers, et en particulier ici des tailleurs, comme Dickens le fait à travers le personnage de Stephen Blackpool. Le jeune Alton se retrouve propulsé dans un monde aux antipodes de celui dans lequel sa mère l’avait fait vivre jusqu’alors. Loin des réprimandes et de l’austérité maternelle, il apprend à subir les railleries de ses compagnons tailleurs et leur penchant pour la bière. Le réalisme avec lequel est décrite la pièce basse, poussiéreuse et inhospitalière qui devient son quotidien frappe le lecteur et donne une vision claire de la situation des classes ouvrières. Il passe d’un enfer à l’autre quittant la tyrannie folle de sa mère pour découvrir un monde corrompu. Ce monde devient un véritable enfer plus tard, lorsque les ateliers des sweaters se développent, faisant des anciens tailleurs des esclaves amaigris, aux doigts gercés, entassés dans des pièces mal éclairées et glaciales. L’atmosphère que décrit Kingsley permet de comprendre la volonté de changement des ouvriers et l’idée du chartisme, sans pour autant cautionner ses manifestations violentes.

Alors qu’il obéissait à sa mère par respect, Alton commence à n’avoir que du ressentiment pour elle lorsqu’elle l’oblige à rompre tout contact avec ce qui lui apporte le plus de satisfaction. Petit à petit, il devient plus perméable aux idées chartistes de son compagnon d’infortune, Crossthwaite. Jeté hors de chez lui, il trouve refuge chez Mackaye, révolutionnaire de l’ancienne école, homme de principes et humaniste. Après avoir rencontré son oncle et son cousin George, il quitte l’atelier car il refuse les nouvelles conditions de travail qui lui sont imposées99. Il adhère alors à la cause des chartistes. Cazamian écrit : « L’impiété des Chartistes, leur violence révolutionnaire, réalités bien connues de Kingsley,

98 Ibid., p. 30. « My great desire now was to get knowledge, » 99 Le fils de son maître décide de baisser les salaires.

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77 seraient évidemment les erreurs d’où le héros se dégagerait, pour apprendre la supériorité religieuse et pacifique du socialisme chrétien100 ».