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John Ruskin s’accorde à reconnaître que le sublime est ce qui dépasse l’entendement, mais il semble que ce soit là une des rares opinions qu’il ait en commun avec l’esthétique kantienne. Si Ruskin n’est pas au fait de l’intégralité de la pensée de Kant, parce qu’il n’est pas germaniste, il a lu les interprétations faites par Coleridge dans Aides to Reflection (1825) et semble plus influencé par la suite par la pensée de Schiller et de Hegel. En effet, en définissant le jugement du goût comme étant une faculté particulière de l’individu, Kant reconnaît la spécificité du jugement individuel : chacun, en fonction de sa propre sensibilité, ressent le beau à sa manière. Mais Schiller, comme le fera ensuite Hegel, insiste sur le fait que l’esthétique n’est pas qu’une perception par les sens entièrement détachée de toute

267 Ibid. « Everything, therefore, which in any way points to it, and, therefore, most dangers and powers over which we have little control, are in some degree sublime. »

JUGER LE BEAU ET RECONNAÎTRE LE MOI : LE DÉBAT ENTRE RUSKIN ET PATER

183 intellectualisation. Schiller considère en effet que l’éducation des sens permet de percevoir le beau avec plus d’acuité et de le ressentir plus intensément. La perception du beau est alors une synthèse harmonieuse entre sensibilité et intelligence.

Au début de Modern Painters, Ruskin donne sa propre définition des termes qui ont un rapport avec l’art : il définit le beau, le vrai, l’art. Sa définition du beau, dans un premier temps, s’accorde avec celle dont nous avons fait état au sujet de Kant.

Quelque objet matériel qui procure du plaisir par la simple contemplation de ses qualités apparentes sans qu’aucun effort direct ou défini de l’intellect ne soit requis m’apparaît, dans une certaine mesure et à un certain degré, comme étant beau.268

La contemplation du beau procure ainsi un plaisir qui n’est pas lié à l’exercice de facultés intellectuelles. Le beau se présente aux sens sans intellectualisation. Pourtant, ce constat s’accompagne chez Ruskin d’une démarche qui inclut des valeurs morales dont l’homme doit disposer pour percevoir ce beau. Le beau, s’il procure du plaisir directement par les sens, résulte d’une éducation de ces mêmes sens et n’est en aucun cas complètement distinct de l’intellect. Ce que Ruskin explique dans le développement de son propos, c’est que les qualités que les sens perçoivent dans le beau ne sollicitent pas directement l’intellect – dans le sens d’une réflexion – mais font appel à des concepts que l’esprit a fait siens et qui prédisposent les sens à percevoir le beau.

Le goût est donc lié pour Ruskin à un caractère forgé par l’appréciation de valeurs morales. Les sens de l’homme perçoivent le beau en fonction de l’éducation morale qu’ils ont reçue.

Cela est alors le vrai sens du mot qui pose problème. Le goût parfait est la faculté à recevoir le plaisir le plus grand qui soit à partir de ces sources matérielles qui attirent notre nature morale par leur pureté et leur perfection. Celui qui n’éprouve que peu de plaisir dans la contemplation de ces sources

268 Ibid., p. 26. « Any material object which can give us pleasure in the simple contemplation of its outward qualities without any direct and definite exertion of the intellect, I call in some way, or in some degree, beautiful. »

CHAPITRE 10

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manque de goût ; celui qui éprouve du plaisir à travers quelque autre source a un goût erroné ou mauvais goût.269

Ainsi, la Nature donne à voir le beau, dans une grande majorité de ces créations, à celui qui a l’esprit suffisamment bien formé aux valeurs morales. On retrouve dans l’attitude de Ruskin vis-à-vis du beau les conclusions platoniciennes que nous avons développées précédemment : le beau et le bien se retrouvent liés et indissociables l’un de l’autre. Ruskin n’envisage pas le beau autrement que dans sa relation avec le bien. Le caractère de la beauté que l’on décèle dans les objets présentés aux sens est intimement lié aux valeurs morales qu’ils possèdent et que l’esprit saisit de façon quasiment instinctive et sans faire appel à la raison. L’esprit, éduqué aux valeurs morales, perçoit le beau dans ce qui est bien.

Si le beau est ainsi lié à la moralité, la standardisation industrielle des objets de consommation courante et l’architecture qui privilégient le côté pratique au détriment de l’aspect extérieur négligent tous deux l’importance du beau dans la vie. Celui-ci participe de l’élévation morale de la civilisation car il inspire aux hommes des sentiments moralement dignes et les poussent à suivre un chemin vertueux. C’est pour cette raison que Ruskin est révolté par la laideur de la société industrielle : la crise de la foi et la dégradation de la morale qui caractérisent le dix-neuvième siècle sont le résultat d’une société industrielle laide, corrompue qui éloigne les hommes du beau.

Mais lorsque le goût public semble plonger de plus en plus profondément dans la dégradation jour après jour, et lorsque la presse exerce partout un pouvoir tel qu’est le sien pour complètement diriger les sentiments de la nation vers ce qui est théâtral, affecté et faux dans l’art ; tout en déversant ses bouffonneries grivoises sur la vérité la plus exalté, et l’idéal de paysage le plus élevé, que cet âge ou une autre ait jamais vus, cela devient le devoir impérieux de tous ceux qui perçoivent et connaissent ce qui est réellement grand dans l’art, et désirent son progrès en Angleterre, de s’avancer sans peur, en faisant fi des intérêts individuels qui pourraient être blessés par la

269 Ibid., p. 27. « This, then, is the real meaning of this disputed word. Perfect taste is the faculty of receiving the greatest possible pleasure from those material sources which are attractive to our moral nature in its purity and perfection. He who receives little pleasure from these sources, wants taste; he who receives pleasure from any other sources, has false or bad taste. »

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185 connaissance de ce qui est bon et juste, de déclarer et démontrer, où qu’elles existent, l’essence et l’autorité du Beau et du Vrai.270

Nous pouvons dire que Ruskin est ici l’héritier direct de la pensée de Carlyle pour qui la laideur de la société engendre une décadence morale et artistique. Comme Wilde le dira plus tard dans « Phrases and Philosophies for the Use of the Young271 » : « l’industrie est à la racine de tout ce qui est laid272 » ; ce à quoi Ruskin aurait pu ajouter : le laid est à l’origine de tout ce qui est immoral.