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Quant à la ville elle-même, Dickens, qui a visité Manchester et d’autres villes industrielles, en donne une description très sombre. L’industrialisation transforme la vie en un éternel renouvellement monotone. La ville imaginaire de Coketown, décrite par Dickens, offre une vision macrocosmique de la situation victorienne. Dans son œuvre de fiction, Dickens nous dit quelque chose au sujet de cet aspect du dix-neuvième siècle. La ville apparaît, puis ses rues, puis ses habitants, aussi misérables les uns que les autres, aussi semblables les uns que les autres.

C'était une ville de briques rouges, ou plutôt de briques qui eussent été rouges si la fumée et les cendres l'avaient permis ; mais, telle qu'elle était, c'était une ville d'un rouge et noir peu naturels qui rappelaient le visage enluminé d'un sauvage. C'était une ville de machines et de hautes cheminées, d'où sortaient sans trêve ni repos d'interminables serpents de fumée qui se traînaient dans l'air sans jamais parvenir à se dérouler. Elle avait un canal bien noir et une rivière qui roulait des eaux empourprées par une teinture infecte, et de vastes bâtiments percés d'une infinité de croisées, qui résonnaient et tremblaient tout le long du jour, tandis que le piston des machines à vapeur s'élevait et s'abaissait avec monotonie, comme la tête d'un éléphant mélancolique. Elle renfermait plusieurs grandes rues qui se ressemblaient toutes, et une foule de petites rues qui se ressemblaient encore davantage, habitées par des gens qui se ressemblaient également, qui sortaient et rentraient aux mêmes heures, faisant résonner les mêmes pavés sous le même pas, pour aller faire la même besogne ; pour qui chaque jour était l'image de la veille et du lendemain, chaque année le pendant de celle qui l'avait précédée ou de celle qui allait suivre.27

27 Ibid., p. 19.« It was a town of red brick, or of brick that would have been red if the smoke and ashes had allowed it; but as matters stood, it was a town of unnatural red and black like the painted face of a savage. It was a town of machinery and tall chimneys, out of which interminable serpents of smoke trailed themselves for ever and ever, and never got uncoiled. It had a black canal in it, and a river that ran purple with ill-smelling dye, and vast piles of building full of windows where there was a rattling and a trembling all day long, and where the piston of the steam-engine worked monotonously up and down, like the head of an elephant in a state of melancholy madness. It contained several large streets all very like one another, and many small streets still more like one another, inhabited by people equally like one another, who all went in and out at the same hours, with the same sound upon the same pavements, to do the same work, and to whom every day was the same as yesterday and to-morrow, and every year the counterpart of the last and the next. » (DICKENS, Les Temps difficiles, p. 23).

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39 L’accumulation des termes « like » et « same » dans la version originale confirme l’impression de répétitivité qui caractérise la ville industrielle: tout y est formaté, lissé, même les habitants qui semblent faire partie intégrante de l’architecture et qui perdent toute individualité. La description se veut celle d’une ville civilisée et pourtant on retrouve tout un champ lexical de la jungle et de l’état sauvage : « savage », « serpent » et « elephant ». Dans cette jungle monotone, c’est la loi du plus fort qui règne, et pour l’instant, nous n’entrevoyons que les fourmis qui peuplent ce monceau de terre terne et malodorant. La rivière violacée y coule de façon ininterrompue et la fumée elle aussi s’étale, « for ever and ever », jusqu’à n’en plus finir. La description qui suit continue d’ailleurs dans ce sens :

La prison aurait aussi bien pu être l'hôpital, l'hôpital aurait pu être la prison, l'hôtel de ville aurait bien pu être l'un ou l'autre de ces monuments ou tous les deux, ou n'importe quel autre édifice, vu qu'aucun détail de leur gracieuse architecture n'indiquait le contraire. Partout le fait, le fait, rien que le fait dans l'aspect matériel de la ville ; partout le fait, le fait, rien que le fait dans son aspect immatériel. L'école Mac Choakumchild n'était rien qu'un fait, et l'école de dessin n'était rien qu'un fait, et les rapports de maître à ouvrier n'étaient rien que des faits, et il ne se passait rien que des faits depuis l'hospice de la maternité jusqu'au cimetière ; enfin tout ce qui ne peut s'évaluer en chiffres, tout ce qui ne peut s'acheter au plus bas cours et se revendre au cours le plus élevé, n'est pas et ne sera jamais, in saecula saeculorum. Amen.28

Il n’y a dans les bâtiments et dans l’attitude des habitants rien qui les distingue les uns des autres, la communauté englobe tout, lisse tout et l’individu est nié. L’école elle-même ressemble à une usine non seulement d’un point de vue architectural, mais aussi dans l’enseignement qu’on y donne et qu’on y reçoit : les faits, les faits, toujours les faits, dans le plus strict rejet de la créativité, bourrent le crâne des apprenants : l’école est une sorte d’usine à enfants bien-pensants. Dans la version originale, « might have been » indique bien ici l’incertitude,

28 Ibid., p. 20. « The jail might have been the infirmary, the infirmary might have been the jail, the town-hall might have been either, or both, or anything else, for anything that appeared to the contrary in the graces of their construction. Fact, fact, fact, everywhere in the material aspect of the town; fact, fact, fact, everywhere in the immaterial. The M'Choakumchild school was all fact, and the school of design was all fact, and the relations between master and man were all fact, and everything was fact between the lying-in hospital and the cemetery, and what you couldn't state in figures, or show to be purchaseable in the cheapest market and saleable in the dearest, was not, and never should be, world without end, Amen. » (DICKENS, Les Temps difficiles, p. 24).

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l’égarement que produit cette similitude frappante de tous les bâtiments. De la maternité au cimetière, toute la vie des habitants de Coketown se déroule sans entrave, sans changement et sans plaisir. Ceux qui venaient chercher une meilleure condition de vie que celle qu’offrait la campagne se retrouvent en rang devant des machines, à la merci du bon vouloir des patrons présentés comme ignorants et ingrats. Voilà ce qu’a provoqué l’industrialisation : une urbanisation intense qui a entraîné avec elle tous les maux qui lui sont liés lorsqu’elle n’est pas maîtrisée : la pauvreté et l’insalubrité.

Si Dickens décrit le paysage dans lequel évoluent ses personnages, il ne donne que rarement des indications claires quant à son positionnement au regard de la place de l’ouvrier. Hard Times est d’ailleurs l’une des rares œuvres, à laquelle on pourrait ajouter Bleak House (1852), à donner de l’importance à l’industrialisation et à ses effets. Collins, comme d’autres critiques, considère d’ailleurs Dickens comme un moderniste, favorable au progrès, à la mécanisation et à l’industrie. Il ne manque pas pourtant de se moquer ouvertement des soi- disant bienfaits de la fumée industrielle dont Bounderby vante les grands mérites et de dépeindre sous un jour peu flatteur le patron bien plus vil et avide que ses dociles ouvriers.

Mais la critique de Dickens semble bien peu virulente quand elle est comparée, par exemple, à la vision de John Ruskin sur la question de l’industrialisation. Dans son discours « The Future of England », prononcé le 14 décembre 1869, John Ruskin s’attaque avec force aux maux qui touchent la société anglaise et qui proviennent selon lui de l’évolution sociale et économique du pays. Si les deux textes dont nous parlons sont éloignés dans le temps, cela montre d’autant plus que la question de l’industrialisation et du progrès a été au centre des préoccupations pendant de nombreuses années au cours du dix- neuvième siècle.

Car nous tous ne savons cela que trop bien, que nous sommes à la veille d’une grande crise politique, pour ne pas dire d’un changement politique. Qu’une lutte est en train de voir le jour entre le pouvoir de la démocratie qui monte en puissance et le pouvoir féodal qui semble en déclin ; et une autre

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41 lutte, pas moins imminente, et beaucoup plus dangereuse, entre la richesse et la pauvreté.29

La prise de conscience dont fait preuve Ruskin est significative, elle est la preuve que les notables de l’époque se rendent compte du changement qui bouleverse les vies et les mentalités. La prise de pouvoir de la bourgeoisie met en danger la noblesse et creuse le fossé qui existait déjà entre les riches et les pauvres, remettant ainsi en question ipso facto, le statut ontologique et sociologique de l’individu ; car le changement ne s’arrête pas là et devient bien plus dangereux lorsqu’il concerne également les mentalités.

Donc, par la mauvaise administration générale, je le répète, nous avons créé en Europe un vaste peuple, et à l’extérieur de l’Europe un plus vaste encore, qui a perdu même le pouvoir et la conception de la vénération ; — qui n’existe que dans le culte de lui-même — qui ne peut ni voir quelque chose de beau autour de lui, ni concevoir rien de vertueux au-dessus de lui ; qui n’a, envers toutes les bontés et la grandeur, d’autres sentiments que ceux des créatures les plus faibles — la peur, la haine, ou la faim.30

Ruskin est très critique sur la situation causée par le développement industriel. Il explique que la place des riches doit être remise en cause car ils n’assument plus le rôle premier qui est le leur : c’est-à-dire protéger le reste des sujets. La féodalité disparaît et tout le monde se met à rêver de fortune. S’aider soi-même, s’enrichir à tout prix, voilà le nouveau credo social. La répercussion du capitalisme sur la répartition des richesses peut se constater jusque dans la description que fait Ruskin des villes :

Nos villes sont une jungle de rouets au lieu de palaces ; pourtant le peuple n’a pas d’habits. Nous avons noirci de cendres chaque feuille des forêts

29 John Ruskin, « The Future of England », dans The Complete Works of John Ruskin, in 26

volumes, vol. 15 (New York: Brian, Taylor, and Cpy, 1894), p. 415. « For this at least we all know too well, that we are on the eve of a great political crisis, if not of political change. That a struggle is approaching between the newly-risen power of democracy and the apparently departing power of feudalism ; and another struggle, no less imminent, and far more dangerous, between wealth and pauperism. »

30 Ibid., p. 418. « Now, by general misgovernment, I repeat, we have created in Europe a vast populace, and out of Europe a still vaster one, which has lost even the power and conception of reverence ; — which exists only in the worship of itself — which can neither see anything beautiful around it, nor conceive anything virtuous above it ; which has, towards all goodness and greatness, no other feelings than those of the lowest creatures — fear, hatred, or hunger. »

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verdoyantes d’Angleterre et le peuple meurt de froid ; nos ports sont des forêts de bateaux de marchandises et le peuple meurt de faim.31

Selon Ruskin, la différence la plus franche qui existe entre nobles et capitalistes réside dans le rapport qu’ils entretiennent avec l’argent. Là où les premiers doivent être généreux et ne pas « retenir » l’argent, les capitalistes n’ont pour seul but que l’enrichissement. « Et la première chose que l’histoire nous apprend à propos de tout vrai chevalier de l’époque médiéval est qu’il n’a jamais gardé un trésor pour lui-même32 ». En plus de ce changement de mentalité dans les classes dirigeantes – car la riche bourgeoisie prend de l’ampleur et acquiert de plus en plus de pouvoir – le changement induit par la mécanisation a un impact très néfaste sur le travail. Ruskin prend l’exemple d’un fermier qui renvoie une cinquantaine d’hommes pour les remplacer par une machine menée par un seul homme. Il garde ainsi une plus grande part de sa production agricole qui servait autrefois à nourrir ces hommes et ces derniers n’ont plus d’ouvrage et meurent de faim33. Si une seule machine « remplace » aisément plusieurs hommes, cela signifie bien que l’on ne les considère que comme une main d’œuvre, une masse informe, sans s’intéresser au fait que cet ensemble est constitué d’individus. L’individu n’a plus de valeur, il n’est pas un être pensant à part entière mais s’imbrique dans les rouages d’un système. La machine remplace l’homme et celui-ci, désœuvré, perd de vue les valeurs morales qui l’ont guidé jusqu’alors. Ruskin poursuit ainsi :

Remarquez bien que notre enrichissement dépend d’hommes sans emploi qui acceptent d’être affamés et jetés hors des campagnes. Mais supposez qu’ils ne consentent pas passivement à être affamés, que certains d’entre eux deviennent des criminels, et doivent être pris en charge et nourris pour un coût bien plus élevé que s’ils travaillaient, et d’autres, des indigents, des

31 Ibid., p. 421. « Our cities are a wilderness of spinning wheels instead of palaces ; yet the people have no clothes. We have blackened every leaf of English greenwood with ashes and the people die of cold ; our harbors are a forest of merchant ships, and the people die of hunger. »

32 Ibid., p. 416. « And of every true knight in the chivalric ages, the first thing history tells you is, that he never kept treasure for himself. »

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43 émeutiers, et ce genre de personnages, alors vous apercevez la conséquence réelle de la sagesse et de l’ingéniosité modernes.34

La modernité, à travers le regard de Dickens et de Ruskin, ne semble pas au goût de tous, mais tous deux s’accordent à dire que le siècle est un siècle de changement. L’industrialisation et le capitalisme ont créé une nouvelle classe dirigeante qui repose sur l’argent plus que sur les valeurs morales, les pauvres sont de plus en plus pauvres et perdent le respect qu’ils pouvaient avoir pour les anciennes classes dirigeantes. L’individu qui autrefois trouvait sa place dans la hiérarchie et devait s’en accommoder, rêve de changement, de redéfinition des classes. Dickens traduit cette idée avec le fameux adage de Bounderby : si je l’ai fait, pourquoi pas vous ? Si j’ai pu m’extirper de la condition dans laquelle je suis venu au monde, rien de plus simple que de prendre mon exemple pourvu que vous consentiez à devenir le centre de tous vos intérêts. Tels pourraient être les propos d’un Bounderby.

A travers le regard de Dickens, nous entrevoyons les signes de l’émergence du concept d’individu mais aussi la négation féroce de ce dernier en tant qu’entité humaine. La masse des prolétaires, semblable aux habitants d’une fourmilière, se confond avec son habitat. La ville industrielle et l’homme industrieux ne font qu’un, le rythme ininterrompu du travail prive l’humain de toute velléité. Si Dickens nous offre le portrait d’un individu qui a conscience de sa singularité et laisse la place à l’expression de son moi, il s’agit ni plus ni moins de Mr. Bounderby, le parvenu, le colérique, le riche égoïste à la fois méprisable et ridicule. Le portrait que l’on nous offre de l’homme qui s’est créé tout seul, qui a renié la condition dans laquelle il est né devient un personnage qui n’inspire que le dégoût. A l’inverse, les seuls êtres dans le roman qui sont bons du début à la fin, qui restent constants dans la défense de leurs convictions sont l’ouvrier Stephen Blackpool et sa compagne Rachel. D’une part, ils refusent la corruption et la révolte proposées par l’ouvrier perturbateur, d’autre part, ils restent fidèles

34 Ibid., p. 429-430. « For observe, our gaining in riches depends on the men who are out of employment consenting to be starved, or sent out of the country. But suppose they do not consent passively to be starved, but some of them become criminals, and have to be taken charge of and fed at a much greater cost than if they were at work, and others, paupers, rioters, and the like, then you attain the real outcome of modern wisdom and ingenuity. »

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l’un à l’autre dans le respect des valeurs morales qui sont les leurs. Le roman donne alors une vision assez négative de l’individu qui suit les préceptes de l’utilitarisme et qui s’aide lui-même. Les modifications rapides et mal maîtrisées de la société la plongent dans un marasme où la place de chacun est remise en question.

Hard Times montre la place prépondérante et inconsidérée du capitalisme dans la nouvelle société. L’individu est nié, il est pris dans les rouages d’une machine qui ne prend que le profit en considération. L’expression de l’individu, telle qu’elle est présentée par Dickens dans le roman, est à double tranchant : Bounderby représente l’individu qu s’affirme dans son rejet des autres, dans sa glorification personnelle et son seul enrichissement matériel ; Rachel en revanche s’enrichit moralement lorsqu’elle s’affirme en tant qu’individu en prenant la défense de Stephen. Le statut ontologique de l’individu devient une question essentielle qui croît dans ce contexte d’évolution sociale.

LE REGARD DE CARLYLE : LE MOI EN QUESTION

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Chapitre 2 :

Le regard de Carlyle : le moi en question