• Aucun résultat trouvé

Virtualité et actualisation de l'idée, du principe aux pensées en acte

Dans le document D. H Lawrence et la question de la pensée (Page 35-41)

Les idées ont donc une importance fondamentale pour la vie humaine. Pourtant Lawrence est en même temps, la chose est connue, extraordinairement critique vis -à-vis d'une position trop intellectualiste face à l'existence. Si les idées ont une valeur si particulière, c'est donc à condition d'en redéfinir la nature. Il existe en effet deux types d'idée : d'une part les idées achevées, représentations claires que l'on peut appliquer à loisir dans la pratique ; d'autre part des idées en devenir, virtuellement actives sans être explicites, qui informent sourdement l'expérience sans que l'on puisse les exprimer distinctement. Ces dernières ne peuvent pas fonctionner comme but explicite à la manière d'un projet ou d'un plan, mais guident pourtant l'action inconsciemment, en l'accompagnant plutôt qu'e n la précédant. C'est pourquoi on peut apprendre de ses actions, c'est -à-dire reconnaître la réalisation d'une idée, la rendre plus claire ou plus explicite selon le principe, énoncé dans le style de Pierre Bourdieu, qui veut que « faire sans savoir complètement ce que l'on fait, c'est se donner une chance de découvrir dans ce que l'on a fait quelque chose que l'on ne

91 DHL, Women in Love (WIL), CUP, p.41.

92 Murdoch, art.cit., p.20.

93 Murdoch, art.cit., p.20. On trouve une idée approchante chez Foucault : la littérature prenant le relai de certaines impuissances de la philosophie traditionnelle. Ainsi dans un entretien télévisé à propos des Mots et des choses, 1966, Foucault parle d’une « dissolution » de la pensée philosophique : « Nous arrivons peut-être à un âge de la pensée pure, de la pensée en acte. Une discipline aussi abstraite et générale que la linguistique, une discipline aussi fondamentale que la logique, une activité comme la littérature, depuis Joyce par exemple, sont

probablement des activités de pensée ; et elles tiennent lieu de philosophie ; non pas qu’elle prennent la place de la philosophie, mais en quelque sorte, elles sont le déploiement même de ce qu’était autrefois la philosophie ». URL : https://youtu.be/hem1er1VJUQ

35

savait pas94 ».

Les idées ne deviennent explicites qu'à mesure que les actions qu’elles polarisent passent à l’existence. Elles sont virtuellement présentes dès l'origine, mais ne se phénoménalisent que progressivement, jusqu'à finalement, après avoir été entièrement actualisées et explicitées, perdre tout à fait leur puissance dynamique d'informer la réalité. Alors elles deviennent des idées « claires et distinctes », c'est-à-dire pour Lawrence des idées mortes.

L'erreur serait de projeter sur l'origine l'idée telle qu'elle existe en fin de course. Car l'action obéit à une finalité que l'agent est le plus souvent incapable de se représenter consciemment avant d'agir. Pour citer une nouvelle fois Bourdieu , qui a beaucoup fait pour penser ce paradoxe : « l'action peut et doit être interprétée comme orientée vers telle ou telle fin sans que l'on puisse poser pour autant qu'elle a eu pour principe la visée consciente de cette fin95 ». L'agent est bien guidé par une idée, mais sans en avoir une connaissance claire. Le mythe spontanéiste naît de cette obscurité dans laquelle est plongé l'agent quant au sens de son action au moment où il agit, et de l’impossibilité d’y accéder autrement que d’une manière exagérément intellectualisée – donc biaisée. On pourrait dire de la spontanéité ce que Spinoza disait du libre-arbitre, : qu’il n’est que la conséquence de l’ignorance des causes réelles qui nous déterminent. C’est parce qu’on ignore, du moins avant d’agir, l’idée qui nous guide, que l’on croit agir spontanément. De ce point de vue l'action est rationnelle (on peut en rendre raison, elle est ordonnée par une idée, c’est-à-dire non pas par une représentation, mais par une certaine manière d’organiser le réel, de catégoriser et de polariser la réalité) sans être raisonnable (motivée par un motif, une idée claire). Bien sûr on peut toujours objecter que l’existence de cette « idée » n’est qu’un préjugé ou une reconstitution après-coup, et qu’en tout cas il semble difficile de prouver qu’elle existe. Mais nous cherchons moins à interroger la vérité des hypothèses de Lawrence, qu’a tenter de les reconstituer pour en souligner le style général, l’allure ou la

manière (comme on parle de la manière d’un peintre).

Hannah Arendt semble développer ue idée proche de celle de Lawrence, bien qu’elle parle plutôt de « principes » que d’ « idées » :

Les principes n'agissent pas à partir de l'intérieur du moi comme les motifs - « ma propre

94 Pierre Bourdieu, Homo Academicus, Éditions de Minuit, 1984, p.17.

36

difformité » ou ma « plaisante stature » - et s'inspirent, pour ainsi dire, de l'extérieur ; et ils sont beaucoup trop généraux pour prescrire des buts particuliers, bien que tout projet particulier puisse être jugé à la lumière de son principe, une fois que l'acte a été commencé. En effet, contrairement au jugement de l'entendement qui précède l'action, et contrairement au commandement de la volonté qui l'entame, le principe qui l'inspire devient pleinement manifeste dans le seul accomplissement de l'acte lui-même96.

Il faut donc distinguer d’une part des idées-principes, guidant secrètement l'action, et d’autre part des pensées explicites, secondaires, qui sont autant de jalons en direction de la mise en œuvre des idées-principes. Lorsqu'une idée-principe n'est plus capable de féconder l'action et la pensée en suscitant l'invention d'idées nouvelles, on peut dire que cette idée-principe est morte. De ce point de vue la première guerre mondiale est pour Lawrence le symptôme d'une réaction de rejet face à des principes hérités du christianisme et des Lumières. Quand une « idée » cesse d'être un « principe » auréolé de mystère et capable d'exciter les passions, elle dégénère en « idéal » (en « idole97 » comme dirait Nietzsche), c'est-à-dire qu'elle perd toute puissance dynamique pour devenir une représentation à laquelle les humains attachent mécaniquement leurs actions, leurs pensées et leurs émotions. C’est à ce niveau que Lawrence peut critiquer l’idée, comprise comme idéal : « The ideal – what is the ideal? A figment. An abstraction. A static abstraction98 ». Ce n'est pas le caractère idéel en lui-même qui pose problème, c'est plutôt la dégradation de l'idée, sa perte de toute force dynamique, sa momification en idéal. L’idéalisme se définit alors comme la répétition stérile d’actes motivés par des représentations usées.

Idealism, the ruling of life by the instrumentality of the idea, is precisely the mechanical, even automatic cause-and-effect process. The idea, or ideal, becomes a fixed principle, and life, like any other force, is driven into mechanical repetition of given motions – millions of times over and over again – according to the fixed ideals99.

L'idéalisme fait de l'action humaine une application, toujours imparfaite, d'une idée conçue comme modèle. L'idée claire et distincte, que Descartes pl açait au fondement de sa nouvelle science100, n'est pour Lawrence qu'un résultat tardif, comme le rayonnement d’un

96 Hannah Arendt, « Qu'est-ce que la liberté ? », La crise de la culture, Folio Essais, 1989 [1961], p.197-198

97 Nietzsche, Crépuscule des idoles, GF, 2017, Préface : « Il n'y a, en dernière analyse, pas d'idoles (Götzen) plus anciennes, plus convaincues, plus boursouflées...Il n'y en a pas non plus de plus creuses. Cela n'empêche pas que ce soient celles en qui l'on croit le plus ; aussi, même dans les cas les plus nobles, ne les appelle-t-on nullement des idoles... »

98 DHL, « Preface to the American Edition of New Poems » (1920), Complete Work of Poetry (CP), p.618

99 DHL, Kangaroo (K), p.295.

100 Dans les Meditations métaphysiques Descartes commence par chercher quelque chose de certain, et c'est une fois le roc de certitude atteint (le cogito, dont on ne peut même pas imaginer la fausseté sans en même temps en poser

37

astre mort depuis longtemps, ou la peau morte et durcie qui demeure lorsque toute fécondité est épuisée. Une idée ne vaut que tant que ce qu'e lle met en œuvre excède son contenu conscient, tant que ses virtualités ne sont pas encore complètement actualisées. Au contraire une idée est déjà moribonde quand elle n'est plus qu'un modèle à appliquer. On peut bien alors s'attacher à l'expliquer didactiquement, à l'illustrer, à la confronter à d'autres idées, ou encore à l'appliquer pratiquement, mais elle a perdu la capacité d'inspirer la pensée et l'action. C'est pourquoi un principe stérile que l'on continue de vénérer ne peut plus servir qu'à tyranniser, c'est-à-dire à imposer un forçage permanent visant à appliquer le modèle qu'il prescrit. À la production inventive d'actions et de pensées inspirées par un principe fécond s'oppose l'application mécanique d'un idéal vide.

Si bien qu'il y a en réalité trois sens d'idée chez Lawrence : i) le principe vivant qui suscite la création (l'Idée), ii) le produit d'un tel principe utilisé comme structure d'une certaine activité humaine (une idée), iii) la forme dégradée de l'idée (un idéal). Lorsqu'un commentateur aussi rigoureux que David Ellis parle de « what Lawrence would, throughout

his career, have referred to pejoratively as a mere « idea »101 », il oublie les nombreuses déclarations de Lawrence où les idées sont présentées comme des médiateurs anthropologiques par lesquels tous les humains sont obligés de passer. Ce qui est méprisable en revanche, et ce que vise en réalité David Ellis dans sa formule, ce sont les idées mortes, l’attachement à des concepts inefficaces ou périmés. L'erreur consiste à confondre le rejet de l'idéalisme, bien réel chez Lawrence, et l’anti-intellectualisme, qui doit être largement relativisé. Ainsi quand Lawrence parle des « curious, dried people

we've become, always submitting ourselves to some damned rigid purpose, s ome idea102 », il s'agit bien de l'idée au sens d'un idéal stérile. Mais il est également vrai que l'idée peut avoir une puissance dynamique et ouvrir sur l'avenir. On trouve de nombreux témoignages de cette valeur de l'idée dans la très abondante correspon dance de Lawrence pendant la Grande Guerre. Ainsi « it is always so interesting to see the original self in man being

modified by a big universal idea103 », où l'« idée » en question n'est certainement pas entendue péjorativement mais plutôt au sens d'un principe de transformation. De même, à propos du lancement de la revue Signature : « it is the attempt to get at a real basis from

la vérité) qu'il s'interroge sur le caractère particulier de cette idée. C'est à ce moment là (au début de la deuxième méditation) et en analysant les attributs de la seule vérité possédée alors par Descartes, que la clarté et la distinction sont « découvertes » comme critères du vrai.

101 David Ellis, « The place of 'pansies' in Lawrence's poetry », D.H.Lawrence's Non-Fiction, op.cit.

102 DHL, Letters ii, p.95.

38

which to start a reconstructive idea of this life of ours104 » ; « it will contain my essential

beliefs, the ideas I struggle with105 ». Ou encore : « We are a nation which must be built up

according to a living idea106 », « a sound, living idea round which we all rally107 ». Ce qui peut sauver l'Angleterre en guerre, Lawrence l'a pensé au moins pendant un temps comme une idée.

La question n'est pas pour nous de savoir si Lawrence a raison de penser cela ou non. Ses formules sont souvent très générales et difficilement vérifiables. Mais elles témoignent d'une certaine conception que Lawrence se fait de l'idée et de la pensée, qui est bien éloignée de l'image anti-intellectualiste que l'on peut se faire de lui à en rester à une lecture rapide de ses œuvres de fiction. La correspondance et les essais font apparaître un Lawrence préoccupé des idées et de leurs puissances paradoxales (puissances qui sont l’envers d’une impuissance inaugurale).

Le problème est résumé ainsi par Lawrence : « once the idea becomes explicit, it is

dead. Yet we must have ideas108 ». Les idées sont à la fois ce qui féconde la vie humaine et ce qui l'encombre ou l'emprisonne. Elles possèdent une valeur incommensurable lorsqu'elles inspirent l'action humaine, mais elles ne sont plus rien lorsqu'elles sont passées au tamis de l'analyse. La pensée doit se situer dans ce processus d'actualisation progressive des « principes » ou des « Idées ». De ce point de vue le développement d’une Idée en philosophie se rapproche de la création artistique, et on pourrait dire que toute pratique culturelle a pour fonction de déployer une Idée en germe, virtuellement présente mais encore enveloppée, repliée, réduite à un murmure incompréhensible qu’il faut traduire en un chant mélodieux. L’art n’est pas à proprement parler subordonné à la philosophie, mais tout art, comme toute philosophie, se déploie à partir d’une Idée. C’est en tout cas ce que semble dire Lawrence dans le texte suivant :

It seems to me that even art is utterly dependent on philosophy: or is you prefer it, on a metaphysic. The metaphysic or philosophy may not be anywhere very accurately stated and may be quite unconscious, in the artist, yet it is a metaphysic that governs men a ll the time, and is by all men more or less comprehended, and lived. Men live and see according to some gradually developing and gradually withering vision. This vision exists also as a

104 DHL, Letters2i, p.394.

105 Id, p.391.

106 Id, p.379.

107 Id, p.371.

39

dynamic idea or metaphysic – exists first as such. Then it is unfolded into life and art109.

Les Idées précèdent donc bien, c’est en tout cas ce que dit Lawrence dans ce texte, leur actualisation sous forme d'actions ou de productions artistiques. Est-ce que Lawrence pense que les idées mènent le monde, comme un Zeitgeist qui se réaliserait peut à peu à travers les agents ? Il est certain que faire de Lawrence un idéaliste semble particulièrement surprenant et sans doute largement exagéré. Pourtant ce texte semble aller très loin dans cette direction. Relisons le passage. Quelque chose dirige les humains tout le temps (« governs men all the time »), même si ce quelque chose est plus ou moins compris et plus ou moins vécu. Comment est-il possible d’être gouverné par un principe inconscient ? Admettons même avec Lawrence que ce « quelque chose » existe. Il s’agirait d’une « vision » en vertu de laquelle nos vie prendraient sens, si bien que vivre, ce serait développer progressivement cette vision organisatrice. La suite du texte est remarquable : « This vision exists also as a dynamic idea or metaphysic – exists first as such. Then it is

unfolded into life and art ». L’Idée est une autre forme de ce que Lawrence appelle vision.

Il n’y a donc pas identité entre les deux, l’Idée étant une forme possible de la vision. Mais Lawrence ajoute qu’il existe bien un primat de l’Idée (de l’idée-principe, de l’idée « dynamique », virtuelle, enveloppée). S’agit-il d’un primat logique ? Cela semble plus que douteux étant donné le contexte. D’un privilège génétique alors, l’Idée précédant la vision que l’on peut en avoir ? Quoi qu’il en soit, la « vision », que ce soit celle de l’artiste ou de n’importe quel être humain, est bien tributaire de ce que Lawrence nomme ici « idée ». Il y a d’abord une Idée (a dynamic idea or metaphysic) qui se déplie (unfold) ou s’actualisent sous des formes différentes. Si Lawrence explique dans sa longue préface que ses idées sur

Lady Chatterley's Lover lui sont venues après avoir écrit le roman110, c'est que l'écriture n'était qu'une étape ou un moyen d'expliciter une Idée enveloppée, inconsciente, le p rincipe ou la « métaphysique » que l'œuvre tente d'expliciter à sa manière, et que l'analyse réflexive reprend après-coup. Analyse et réflexivité sont des figures tardives de l'actualisation de l'Idée, et sont plus exposées que d'autres activités humaines à la stérilité de tout ce qui apparaît après-coup, c’est-à-dire toujours potentiellement trop tard. Peut-être même sont-elles en quelque sorte condamnées à être à contretemps, « inactuelles », toujours en avance ou « en retard sur la vie111 », essayant de faire se précipiter quelque

109 DHL, “Foreword”, Fantasia of the Unconscious (FU)

110 DHL, « Apropos of Lady Chatterley », LCL.

40

chose (d’anticiper une maturation ou un événement en cours), ou au contraire de préserver, de rassembler, de « récolter » quelque chose112. La réflexivité risque toutefois d’ exagérer la cohérence logique de l'Idée originelle, de substituer l'idée claire et distincte que l'analyse conceptuelle rend possible à l'Idée « métaphysique » qui orientait véritablement une activité humaine. Autrement dit, l'analyse réflexive tend à projeter à l'origine la figure achevée de l'idée, qui ne peut apparaître qu'à la fin. Comme le souligne Bourdieu, les concepts analytiques « deviennent faux et dangereux dès qu'on les traite comme des principes réels des pratiques, ce qui revient, inséparablement, à s urestimer la logique des pratiques et à laisser échapper ce qui en est le principe véritable113 ». Il est essentiel de bien distinguer l'Idée (dynamique ou « métaphysique ») de l'idée empirique, qui ne peut être qu’en perpétuel défaut par rapport à sa source métaphysique. La production artistique, comme toute vie humaine, en tant qu’elle est une actualisation toujours incomplète d’une Idée, a quelque chose de désespérant. D’où le sentiment d’être placé face à « la vie inexprimable », et d’obtenir « péniblement de-ci de-là quelques fragments décharnés / au bout de combats sans merci114 ».

Dans le document D. H Lawrence et la question de la pensée (Page 35-41)