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Conséquence pratique : la révolte émotionnelle ne suffit pas

Dans le document D. H Lawrence et la question de la pensée (Page 32-35)

Une première conséquence intéressante de ces principes est la disqualification d'un certain type de révolte. En effet le refus émotionnel de la domination d'une idée, la résistance affective, ne fait qu'inverser le signe par lequel un individu est attaché à cette idée. Lutter pour une idée ou lutter contre elle, cela ne change finalement pas grand chose au fait principal, qui est que cette idée polarise l'action : « to renounce a thing is to be subject to

it. Reaction against any force is the complement of that force83 ». On ne se libère donc pas de l'emprise d'une idée en se révoltant contre elle. « So there you are, poor man ! All you

can do is to run round like an ass, either in one direction or another, round the fixed pole of a certain central idea, in the track of a number of smaller, peripheral ideas84 ».

Tourner autour d'une idée, c'est agir et sentir en fonction d'elle. Le révolté se contente de tourner en sens contraire, sans amoindrir la force de l'idée centrale, qui organise comme un centre un certain nombre d'idées « périphériques ». Soit l'exemple de l'amour développé par Lawrence :

You fall in love with a woman, you marry her, you have bliss, you have children, you

83 DHL, Lettre à Catherine Carswell du 16 juillet 1916, L2, p.633.

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devote yourself to your family and to the service of mankind, and you live a ha ppy life. Or, same idea but in the widdishins direction, you fall in love with a woman, you don't marry her, you live with her under the rose and enjoy yourself in spite of society, you leave your wife to swallow her tears or spleen, as the case may be, yo u spend the dowry of your daughters, you waste your substance, and you squander as much of mankind's heaped-up corn as you can.

The ass goes one way, and threshed out the corn from the chaff. The ass goes the other way, and kicks the corn into the mud. At the centre is the same idea: love, service, self-sacrifice, productivity. It just depends which way round you run85.

La révolte est inutile tant qu'elle se contente de changer le signe émotionnel attaché à l'idée dominante. Elle peut bien apporter un soulagement éphémère, mais qui se révèle bientôt illusoire86. Nul plus que Lawrence n'a dénoncé d'un même mouvement le conformisme étroit et la révolte anarchique87. Le problème est moins la polarité de l’attachement que l’incapacité d’ordonner sa vie émotionnelle à l’aide de concepts adéquats. Le problème n’est pas d’être « pour ou contre » l’amour, mais de prendre conscience du caractère moralement vide du concept d’amour dont nous héritons. Le problème majeur, pour l’affectivité, vient de cette dépossession des termes qui ordonnaient l’expérience des générations passées. Ce sont les idées et les mots qui manquent. Lawrence dira la même chose à propos de la sexualité : le problème majeur n’est pas un problème pratique, mais un problème d’idée, de conscience, de formulation88. La difficulté majeure, pour la vie émotionnelle, vient de l’absence d’un langage adéquat pour l’ordonner et la dire. « We have

no language for the feelings », cela signifie que les mots qui existent sont curieusement

vides et inefficaces. C’est ce que remarque Constance Chatterley :

85 Id., p.206

86 Id., p.205

87 Cf. à ce propos le début de l'amusant poème « Worm Either Way » dans les Pansies, CP, p.349 : « If you live along with all the other people

and are just like them and conform, and are nice you're just a worm -

and if you live with all the other people

and you don't like them and won't be like them and won't conform then you're just the worm that has turned,

in either case, a worm. »

88 DHL, Apropos of Lady Chatterley’s Lover, LCL : « this is the real point of this book. I want men and women to be able to think sex, fully, completely, honestly and cleanly. Even if we can’t act sexually to our complete satisfaction, let us at least think sexually, complete and clear […] Ours is the day of realization, rather than action. There has been so much action in the past, especially sexual action, a wearying repetition over and over, without corresponding thought, a corresponding realization. Now our business is to realize sex. Today the full conscious realization of se xis even more important than the act itself. » Michel Foucault cite une partie de ce passage comme exemple de l’exigence de faire parler le sexe : « Peut-être un jour s’étonnera-t-on. On comprendra mal qu’une civilisation si vouée par ailleurs à développer d’imenses appareils de production et de destruction ait trouvé le temps et l’infinie patience de s’interroger avec autant d’anxiété sur ce qu’il en est du sexe. » Histoire de la sexualité 1, Gallimard « TEL », p.207.

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Connie went slowly home to Wragby. « Home ! » It was a warm word to use for that great weary warren. But then it was a word that has had its day. It was, somehow, cancelled. All the great words, it seems to Connie, were cancelled for her generation : love, joy, happiness, home, mother, father, husband, all these great dynamic words were half-dead now, and dying from day to day […] It was as if the very material you were made of was cheap stuff, and was fraying out to nothing89.

Dans un tel contexte, l’attachement comme la révolte n’ont aucun sens, puisque dans les deux cas les réactions affectives visent des réalités qui, comme ces étoiles lointaines dont le rayonnement continue de nous parvenir, sont mortes depuis longtemps. L’important n’est pas le type d’affect mobilisé, mais la réalité qu’ils visent.

C’est parce que les idées manquent et que les mots disponibles sont impuissants à dire l’expérience, que la production de concepts nouveaux est si importante. Il ne s’agit pas d’un luxe, comme s’il fallait d’abord s’occuper des problèmes « pratiques » pour envisager ensuite le niveau « théorique ». C’est la question même de la réalisation d’une vie vraiment humaine qui est posée par le sentiment de « vide » produit par les idées qui se présentent à l’esprit de Constance Chatterley comme aux membres de sa « génération perdue ».

La pensée, du fait du statut des idées, est étroitement corrélée à la vie émotionnelle et à l’action. Or seule l'élaboration d'idées nouvelles permet de s'affranchir de la

dépendance d'une idée. Autrement dit, seule la pensée peut nous libérer de la « tyrannie »

des idées vides, seule la pensée est véritablement libératrice. Car si l'homme ne peut vivre sans idée il peut toutefois, à certaines conditions, renouveler les idées qui organisent son expérience. Si des penseurs audacieux sont nécessaires, c'est parce que seule u ne idée nouvelle peut nous libérer du poids d'une idée ancienne. Cette « perte de concept90 » (loss

of concepts), selon l’expression d’Iris Murdoch, nécessite toutefois davantage que des

conceptualisations philosophiques pour être conjurée – et c’est bien la question de savoir dans quelle mesure les œuvres littéraires participent à ce renouvellement conceptuel . Ce qui est nécessaire, là où les idées manquent, c’est de trouver de nouvelles histoires, de nouveaux ordonnancement de l’expérience. Quand Hermione suggère à Birkin que les modernes pensent trop et oublient de vivre spontanément, Birkin répond vigoureusement que le problème n’est pas lié à un excès de conscience et d’esprit, mais à une insuffisance, caractérisée comme le fait d’être « imprisoned within a limited, false set

89 DHL, Lady Chatterley’s Lover (LCL), CUP, p.62.

90 Iris Murdoch, « Against Dryness. A Polemical Sketch », Encounter, 16, 1961, p.16-20. Cf. aussi les beaux commentaires de Cora Diamond, « Losing your concepts », Ethics, 98(2), 1988.

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of concepts91 ». Sans doute le début du XXème siècle a-t-il fait sentir d’une manière particulièrement vive l’écart entre les concepts organisant l’expérience et la réalité de ce qui était en train d’advenir. La réponse à cet écart entre les idées et l’expérience, en tout cas, peut passer par la littérature, s’il est vrai que la littérature est capable de produire, à sa manière, des idées. C’était le sentiment de Murdoch : « We need more concepts in terms of

which to to picture the substance of our being ; it is through an enriching and deepening of concepts that moral progress takes place92 ». Or, selon elle, la philosophie moderne est

impuissante à assurer ce renouvellement, c’est pourquoi la littérature est si importan te : « It

is here that literature is so important, especially since it has taken over some of the tasks formerly performed by philosophy93 ».

Dans le document D. H Lawrence et la question de la pensée (Page 32-35)