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Nietzsche, Lawrence et les images dans le discours

Dans le document D. H Lawrence et la question de la pensée (Page 165-171)

LE STATUT AMBIGU DES PANSIES

3.3. Une pensée poétique

3.3.3 Nietzsche, Lawrence et les images dans le discours

Nietzsche témoigne de cette ambiguité dans un aphorisme tiré du Voyageur et son ombre :

Contre images et métaphores. – Par les images (Bilder) et les métaphores (Gleichnisse453), on persuade, mais on ne démontre pas. C’est pourquoi on a, à l’intérieur de la science, une telle crainte des images et des métaphores ; là on ne veut justement pas ce qui persuade, ce qui rend croyable et on exige plutôt la froide méfiance, ne serait-ce que par le style et les murs nus : car la méfiance est la pierre de touche pour l’or de la certitude454.

Une contradiction pragmatique est facilement décelable dans ce passage : Nietzsche critique l’usage des images tout en utilisant trois images successives (la « froide méfiance », « les murs nus », « l’or de la certitude »). Comme le note une commentatrice, le recours à l’image dans ce contexte produit un effet sur la thèse elle-même : « la thèse de départ reçoit à coup sûr un autre éclairage et se trouve comme mise entre guillemets455». Ce jeu entre l’énoncé et l’énonciation, entre le dire et le dit, que l’on trouve dans cet aphorisme de Nietzsche, permet de souligner le paradoxe du rejet des images par la pensée philosophique : en critiquant le recours aux images à

l’aide d’images, Nietzsche révèle la difficulté de toute position qui prétendrait s’affranchir du

règne de l’image. Ce que pointe l’aphorisme, ce n’est ni la faiblesse des images, ni leur puissance secrète, mais leur caractère problématique quant à la pensée. Une position étroitement

453 Monique Dixsaut souligne le fait que le terme polysémique Gleichniss est difficilement traduisible. Il a d’abord désigné les paraboles de la Bible, puis a signifié image, comparaison, symbole, allégorie, analogie, métaphore. C’est le terme utilisé par Goethe dans la formule célèbre : « Alles Vergängliche / Ist nur ein Gleichnis » (« Toute chose périssable / Est symbole seulement »).

454 Nietzsche, Le voyageur et son ombre, §145, cité par Monique Dixsaut, Nietzsche par-delà les antinomies, Editions de la transparence, 2006, p.171.

455 Nietzsche, Œuvres Complètes, I, « Essai d’autocritique », §3, p.27-28, cité par Monique Dixsaut, « Platon, Nietzsche et les images », Editions de l’Université de Dijon, 2005.

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rationaliste, qui prétendrait refuser tout uniment les images, serait naïve, car le langage humain est perpétuellement traversé et habité par des images. S’adonner au contraire à l’empire des images jusqu’à faire de l’imagination cette « reine des facultés » dont parlait Baudelaire est sans doute trop lui accorder du point de vue d’une pensée qui conserve une certaine attache aux exigences logiques d’articulation et de justification du discours. La position de Nietzsche est intéressante parce qu’elle permet d’éviter l’alternative entre une confiance aveugle et une méfiance radicale envers les images. Il s’agit d’inciter le penseur à prendre conscience de la puissance des images, non pour s’en garder à tout prix (ce qui serait faire preuve d’une crainte exagérée, dont Nietzsche reproche justement aux savants de faire preuve), mais pour éviter de se laisser prendre aux effets métaphoriques sans y être préparé. Nietzsche envisage ainsi la possibilité d’une pensée réflexive, qui accepterait de se laisser entraîner par le caractère illogique ou passionnel des images à condition de conserver une certaine lucidité sur cette influence. La pensée se caractériserait alors par une cette lucidité réflexive concernant la puissance des images, sans en faire une source de désespoir quant à la puissance de la raison. Les images ne seraient pas l’Autre de la pensée puisqu’elles sont inséparables de l’usage du langage. C’est pourquoi il faudrait faire quelquefois contre elles, mais aussi souvent avec elles.

Quinze ans après la publication de La naissance de la tragédie (1872), Nietzsche écrit qu’il s’agit d’« un livre impossible […] hérissé d’images forcenées, incohérentes […] manquant de l’exigence d’une logique impeccable, très convaincu et, pour cette raison, se dispensant de fournir des preuves, doutant même qu’il convienne de prouver456». Ces remarques pourraient facilement s’appliquer à Lawrence, notamment concernant l’enflure rhétorique, si présente dans les essais théoriques, ou encore l’absence d’effort pour prouver ses affirmations (il déclare sans ambages dans la préface de Fantasia of the Unconscious : « I really don't want to convince

anybody. It is quite in opposition to my whole nature457»). De Lawrence aussi on pourrait dire qu’il est « très convaincu et, pour cette raison, se dispensant de fournir des preuves ». Mais la tension entre pensée rationnelle et utilisation des images dans le langage apparaît lorsqu’on prend au sérieux une autre remarque, dans le même texte de Nietzsche et toujours à propos de La

Naissance de la tragédie. Nietzsche se fait en effet le reproche de n’avoir pas osé chanter plutôt que parler. La faiblesse logique n’est donc pas surmontable en excluant plus systématiquement

tout recours aux images, mais plutôt en assumant cet usage, en produisant des métaphores tout en sachant qu’elles (ne) sont (que) des images. « Nietzsche n’a pas plus la religion de l’image et

456 Nietzsche, « Essai d’autocritique », Points, trad. Marc de Launay, 1999.

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de la métaphore que celle de la logique et du concept458». De même les Pansies n’ont pas le rapport à l’image des textes poétiques ordinaires, puisque l’image ne se substitue pas purement et simplement au concept (ce pourquoi Lawrence est justifié à déclarer qu’elles ne sont pas de la poésie mais de la pensée), mais en même temps Lawrence ne témoigne pas d’une méfiance systématique vis-à-vis des images comme le font de nombreux philosophes.

L’équilibre entre les exigences logiques et les exigences poétiques n’a rien d’évident. Lorsque Nietzsche fait dire à Zarathoustra que « les poètes mentent trop », la formule lui est attribuée par un disciple, qui se souvient lui avoir entendu prononcer dans le passé. Zarathoustra refuse d’abord de reprendre la formule à son compte, puis ajoute dans une formule en vers : « Mais Zarathoustra lui aussi est un poète. / Crois-tu donc qu’en cela il ait dit la vérité ? Pourquoi le crois-tu459 ? » Reprenant ensuite la formule au conditionnel, il ajoute : « en admettant que quelqu’un dise sérieusement que les poètes mentent trop : il aurait raison, — nous mentons trop. » Tout se passe comme si la vérité était, dans ce cas précis, tributaire d’un contexte énonciatif particulier, comme si elle risquait de devenir fausse à s’incarner dans un énoncé clair et univoque. Certains énoncés sont vrais lorsque Zarathoustra les prononcent, mais deviennent faux lorsque c’est son « bouffon » qui les répète, ou ses animaux qui en font des « rengaines ». « Les poètes mentent trop » n’est pas un énoncé universellement vrai, puisqu’il a pour condition de validité un certain type d’énonciation, en particulier le fait d’être prononcé par un poète, c’est-à-dire quelqu’un capable de rendre justice à ce que peut un poème. « Les poètes mentent trop » n’est pas une condamnation de la poésie, puisque Zarathoustra lui-même affirme être un poète460, et qu’il l’énonce dans un texte en vers truffé d’images (toute la critique adressée aux poètes sera d’ailleurs imagée et présentée comme un « symbole »). Il faut dire à la fois que la poésie est nécessaire et qu’elle est illusoire, qu’elle est source de vérité et d’erreur. Les deux parties de l’énoncé, qui paraissent contradictoires, sont en réalité complémentaires, à tel point que l’une ne peut être vraie sans l’autre. C’est parce que le poète a conscience de la puissance du faux qu’il ne se laisse pas prendre à une conception trop étroitement rationaliste de la connaissance et de la pensée ; mais c’est parce qu’il a une posture critique et réflexive vis-à-vis

458 Dixsaut, art.cit., p.17-18.

459 Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, « Des poètes », trad. G. Blanquis, ed. P. Mathias, GF-Flammarion, 2013.

460 On songe à La Fontaine affirmant dans Contre ceux qui ont le goût difficile (Fables, II, 1) que, même infiniment plus doué, il continuerait à « mentir » en vers (Quand j’aurais, en naissant, reçu de Calliope / Les dons qu’à ses amants cette muse a promis, / Je les consacrerais aux mensonges d’Esope ; / Le mensonge et les vers de tout temps sont amis ».

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de son « inspiration » poétique que le penseur a une chance de dire la vérité et de ne pas « falsifier son vin461 ».

Les images permettent également d’intégrer une forme originale de pluralité dans le discours, que l’analyse logique des contenus propositionnels rend impossible ou fautive. En effet

« les images n’obéissent pas au principe d’identité et ne sont pas soumises au principe de

contradiction : elles se configurent462». La force des images vient de cette possibilité d’être configurées (Freud a bien remarqué le caractère logiquement « contradictoire » de certaines images de rêve463, toute l’analyse du « processus primaire » ayant pour but de reconstituer la « logique » singulière de l’inconcsient, en vertu de laquelle les « traces mnésiques », imagées, sont utilisées par un désir (Wunsch) pour constituer, au moins dans le cas du rêve, un « rébus »). Les arguments s’enchaînent selon un ordre des raisons, respectant une logique syntaxique discontinue (l’implication étant l’élément décisif permettant de passer d’une « étape » à une autre). Les images se répondent autrement, à un autre niveau, continu ou « suprasegmental », comme d’autres caractères participant à la « poéticité » du discours : typographie, ponctuation, prosodie. La prise en compte de cette autre dimension du discours implique, du point de vue de la philosophie, de réévaluer l’intérêt des images pour la pensée, de reconnaître par exemple que « l’image est le moyen de nouer des relations entre des catégories que le rationalisme maintient séparées, produisant ainsi une autre forme de pensée464». L’image, dans la philosophie classique, sert surtout à illustrer une idée (ainsi l’image de la chaîne chez Descartes, pour illustrer le mouvement déductif465, ou les remarques de Kant au début de la première Critique, expliquant qu’il avait renoncé aux exemples de peur d’être trop long466, comme si les exemples étaient, au fond, accessoires au contenu de pensée, de simples illustrations données à des fins pédagogiques). Chez Lawrence l’image (comme figure discursive, il s’agit bien d’une image

dans le langage, même si l’intérêt de Lawrence pour le dessin et la peinture l’a conduit à exposer

des tableaux à Londres et à New-York) participe activement à laconstruction de la pensée, et en est proprement inséparable. Il n’y a pas d’abord une pensée abstraite que l’on figure après-coup pour l’illustrer. L’image n’entretient pas toujours, si elle le fait jamais, un rapport aussi extrinsèque avec l’idée. Dans la conception de la pensée que l’on trouve à l’œuvre chez

461 Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, « Les poètes », op.cit.

462 Monique Dixsaut, Nietzsche. Par-delà les antinomies, Editions de la transparence, 2006, p.24.

463 Freud, L’interprétation du rêve, Œuvres Complètes de Freud IV, PUF, 2004.

464 Gérard Dessons, Introduction à la lecture du poème, op.cit.

465 Descartes, Règles pour la direction de l’esprit, 7 : « C’est ainsi que, sans pouvoir d’une seule vue distinguer tous les anneaux d’une longue chaîne, si cependant nous avons vu l’enchaînement de ces anneaux entre eux, cela nous permettra de dire comment le premier est joint au dernier. »

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Lawrence, et singulièrement dans la conception « poétique » de la pensée telle qu’elle se manifeste dans les Pansies, l’idée ne peut exister indépendamment de l’image ou des séries d’images dans lesquelles elle s’accomplit. L’image n’illustre pas une pensée préalable (comme dans le régime philosophique467), elle est déjà de la pensée, sans pour autant qu’on puisse véritablement dire que l’image se substitue à l’idée (comme c’est le cas du régime poétique). C’est cet entre-deux qu’il s’agit de réussir à penser.

Le terme même de Pansies est une image, qui renvoie explicitement aux fleurs. La métaphore n’est pas neuve : on la retrouve dans la bouche d’Ophélia avançant, à moitié folle, des pensées dans les mains, qu’elle présente explicitement comme des pensées : « And there is

Pansies, that’s for thoughts468». Mais pansies, note Lawrence, renvoie également au français « panser », au registre du soin, de ce qui apaise, guérit (l’étymologie n’a rien de scientifique, mais elle vient peut-être de l’usage de décoction et de sirop de pensée, courant au XIXème siècle dans la médecine traditionnelle469. L’utilisation de plantes du genre viola à des fins médicinales est attestée au IVème siècle avant J.C. en Grèce470) : « the other derivation of pansy, from panser,

to dress or soothe a wound ; these are my tender administrations to the mental and emotional wound we suffer from471. » Cette ambiguïté du terme, recherchée et revendiquée, peut sembler curieuse pour le logicien qui cherche avant tout à désambiguer les énoncés ordinaires, pour s’assurer d’un référent clair et d’un signifié univoque. Du point de vue du langage poétique, au contraire, la pluralisation du sens par l’accentuation des lignes métaphoriques possibles vient produire un effet global de « signifiance », fait du recouvrement et de l’interaction de différentes lignes de sens possibles. C’est parce que le terme pansies peut renvoyer aussi bien aux pensées, aux fleurs et au soin qu’il est fécond, puisque grâce à lui quelque chose du soin passe dans la

467 Ce point mériterait d’être nuancé, en prenant en compte non seulement les « exemples argumentatifs », qui portent l’argument plutôt qu’il ne l’illustrent, ainsi que d’autres formes de pensée en image, comme les expériences de pensée, ainsi que plus fondamentalement le rôle de l’intuition chez Descartes ou Husserl. C’est par ailleurs une question philosophique très classique (par exemple dans le Théétète de Platon) de savoir si la

connaissance (et non plus la pensée) peut toujours être reconduite à la sensation.

468 Shakespeare, Hamlet, IV, 5. La version modernisée donne : “there are pansies, they’re for thoughts”. D’une manière remarquable les images utilisées par Ophélia dans cette scène incarnent la vieille idée d’une parenté entre la folie et une autre forme de lucidité (comme entre l’aveuglement et la divination). Comme le remarque Laertes : « This nonsense means more than rational speech » (le texte original donne de manière plus concise : « this nothing’s more than matter »). Toute la question est de savoir dans quelle mesure le parler « imagé » signifie, et comment.

469 Dictionnaire des dictionnaires de médecine français et étranger VI, Dr Fabre (dir.), « Pensée », 1841, p.227. Le sirop est notamment utilisé contre les maladies sexuellement transmissibles, et singulièrement la syphilis, que Lawrence considère comme ayant eu un impact considérable sur le développement de la culture européenne. Cf. DHL, « Introduction to these Paintings ».

470https://aggie-horticulture.tamu.edu/archives/parsons/flowers/pansies.html

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conception que l’on se fait des fleurs, et quelque chose des fleurs (celles des offrandes religieuses ou des rituels d’amour et de mort) passe dans l’idée que l’on se fait du soin – et de la pensée472. Chaque ligne métaphorique influence les autres. L’attraction sémantique permet ainsi, par ce déplacement sous-jacent, de transformer les représentations prototypiques ordinaires pour faire entrevoir la possibilité d’une pensée « guérisseuse » et « fleurie ». Lawrence ne laisse pas l’effet métaphorique agir sans contrôle, puisqu’il s’empresse de préciser qu’il entend ici les fleurs avec leurs racines plutôt que comme des « fleurs coupées ». Que la pensée « fleurisse » ne signifie pas qu’il faille l’identifier uniquement à un bouquet gracieux et odorant. Lawrence tient à corriger les « mauvaises » connotations, trop sentimentales, que la métaphore des fleurs pourrait induire. On peut noter que les pensées sont des fleurs « populaires473 » (à la différence des fleurs plus « nobles » comme les orchidées ou les lys), que l’on ne peut pas couper, c’est-à-dire séparer du terreau où elles plongent leurs racines. De même c’est pour Lawrence une erreur typique du discours philosophique que de chercher à dissimuler l’enracinement pulsionnel, émotionnel et social des pensées les plus abstraites, le « terreau » d’où elles naissent, et que le discours philosophique s’attache à faire disparaître.

Ces fleurs fournissent également l’image d’une forme alternative de masculinité (dans

Lady Chatterley’s Lover, Constance accroche des fleurs dans la tonsure du garde-chasse), à une

époque où Lawrence fait face à une impuissance sexuelle due aux progrès de la tuberculose. Fleurs délicates, les pensées servent également en anglais à désigner familièrement un homosexuel (les premières utilisations du terme en ce sens datent de 1929, l’année même où Lawrence rédige les Pansies474). Il existe une métaphore belliqueuse de la pensée (comme « arme »), mais l’image des fleurs permet de concevoir autrement l’activité de penser, d’une manière plus relationnelle ou plus « féminine ».

472 Frédéric Worms propose de faire de « penser à quelqu’un » le modèle de la pensée, permettant ainsi d’articuler les réflexions sur le care au problème de la pensée. Frédéric Worms, Penser à quelqu’un, Babelio, 2014.

473 Department of Horticultural Sciences of the University of Texas. « In an 1888 mail-order catalog, the pansy is

described as "The most popular of all flowers grown from seed--our sales exceeding one hundred thousand packets a year." That's a lot of pansy seed, even in today's market. » URL :

https://aggie-horticulture.tamu.edu/archives/parsons/flowers/pansies.html

474 Online Etymology Dictionary : « Meaning "effeminate homosexual man" is recorded by 1929 ».

https://www.etymonline.com/search?q=pansy. On peut imaginer que le terme ait circulé oralement avant cette date, et que Lawrence a pu en avoir connaissance. Le thème de la masculinité est omniprésent chez Lawrence, et si la réalité d’une pratique homosexuelle reste discutée et incertaine, on trouve dans les textes des formes très explicites d’homoérotisme. Lawrence était un enfant fragile, qui jouait avec les filles et se faisait appeler « sissy » dans la cour d’école. La question de la (ou des) masculinité(s) fournit un axe d’étude repéré par de nombreux commentateurs.

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