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La signifiance contre le sens

Dans le document D. H Lawrence et la question de la pensée (Page 159-162)

LE STATUT AMBIGU DES PANSIES

3.3. Une pensée poétique

3.3.1. La signifiance contre le sens

Henri Meschonnic proposait de distinguer, en reprenant une expression de Benveniste, la

signifiance d’un poème du sens contenu dans les propositions qui le constituent441. La

n’est pas certain que le terme de « fonction » soit le mieux choisi pour désigner ce qui est en question.

440 Cette information est donnée dans la leçon inaugurale de Franois Récanati au Collège de France, janvier 2020. Nous n’avons pas retrouvé le texte dans lequel Martial Guéroult affirme cela (mais en revanche une analyse des « trois transformations » au début du Zarathoustra, dans Cahiers de Royaumont. Nietzsche, Gilles Deleuze (dir.), Les éditions de Minuit, 1966. La critique de Nietzsche n’est donc pas inséparable d’un effort de lecture et d’interprétation.

441 L’expression « signifiance » se trouve dans Benveniste à propos de l’œuvre d’art, Cf. « Sémiologie de la

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signifiance désignerait une capacité spécifique de signifier. On trouverait à l’œuvre dans un poème un mode de signification irréductible au contenu propositionnel, et pour cette raison inséparable de son énonciation singulière. Deux dimensions sont à distinguer : d’une part le sens, logico-syntaxique, de l’autre la signifiance, liée à la fonction poétique du langage et suscitée par différentes dimensions langagières comme la prosodie ou le rythme. Un poème peut de ce point de vue « ne pas présenter un sens manifeste sans pour autant cesser de signifier, d’avoir une signification (Rimbaud, en 1871, présentait son poème « Le cœur volé » à Georges Izambard en précisant : « ça ne veut pas rien dire »)442 ». Le poème signifie sans que l’on puisse lui assigner un sens défini, ou plutôt (parce qu’il est toujours possible d’interpréter un poème) sans qu’un sens défini n’épuise sa signification au point de rendre sa lecture superflue. Le poème « ne veut pas rien dire », c’est-à-dire qu’il n’est pas insensé, sans que l’on puisse lui assigner un sens déterminé et définitif.

Les Pansies, en tant que pensées-poèmes, pourraient être envisagées comme une tentative de synthétiser les deux niveaux de la phrase et du phrasé, du sens et de la signifiance poétique. Une

pansy troublerait la saisie immédiate et explicite du sens par des effets poétiques de signifiance,

mais en même temps maintiendrait un niveau de sens grammatical et syntaxique suffisant pour ne pas basculer dans ce qui serait un poème et non plus une pansy. La même question se poserait par exemple à propos du Poème de Parménide, du Zarathoustra de Nietzsche ou de Aus des

Erfahrung des Denken de Heidegger, « qui prend l’allure d’un petit recueil poétique de

pensées443 ».

À l’opposé de ces tentatives on trouverait des philosophies qui tenteraient de minimiser le plus possible l’épaisseur « poétique » du langage, en produisant des discours inspirés par le modèle des langues formelles. On trouverait alors des textes comme ceux de Carnap ou du

Tractatus de Wittgenstein, qui posent la question de leur statut au sein de l’espace

philosophique444. Nous avons figuré, un peu naïvement, la situation de quelques philosophes sur l’axe ci-dessous, en précisant des noms d’œuvre quand cela semblait particulièrement important :

jamais à une convention identiquement reçue entre partenaires. Il faut en découvrir chaque fois les termes, qui sont illimités en nombre, imprévisibles en nature, donc à réinventer pour chaque œuvre». Henri

Meschonnic, Critique du Rythme, Verdier poche, 2009, p.72, note 4 : « je donne une valeur propre à la poétique au terme signifiance, par rapport à celle que lui donnait Benveniste de « propriété de signifier » ».

442 Gérard Dessons, Introduction à l’analyse du poème, op.cit., II, 1 (« Comment signifie un poème ? »). Armand Colin, Edition électronique, 2016.

443 Fernand Couturier, art.cit., p.580

444 Deleuze affirme par exemple dans l’Abécédaire (lettre W) que le Tractatus n’est tout simplement « pas de la philosophie ».

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Wittgenstein445 Spinoza Kant Platon Merleau-Ponty Heidegger

Hilbert Carnap Leibniz Descartes Aristote Nietzsche Lawrence

(Tractatus) (Zarathoustra) (Pansies)

Logique Philosophie « formelle » Philosophie « prototypique » Philosophie « poétique » Poésie

Représentation schématique de la fonction « poétique » du langage chez différents penseurs, à gauche la « poéticité » est réduite au minimum (formalisme mathématique), à droite elle l’emporte progressivement sur le régime logique du « sens ». Les Pansies apparaissent à la limite entre la poésie et les formes les plus

« poétiques » de la philosophie.

Si on peut réserver le terme de philosophie à ce qui n’est ni une entreprise de formalisation, ni un texte poétique, la notion de pensée peut à bon droit être bien plus englobante. De sorte qu’il est possible de dire à la fois que les Pansies ne sont pas de la philosophie (même « poétique »), mais que pour autant de la pensée est bien à l’œuvre en elles, ce qui justifie de s’interroger sur le statut original de cette pensée.

Bien des poèmes mettent en œuvre de la pensée, mais dans les Pansies les idées affleurent jusqu’à passer parfois au premier plan, ce qui est beaucoup plus rare dans l’univers poétique traditionnel. Lockwood va jusqu’à affirmer que l’idée l’emporte, dans les Pansies, sur la valeur poétique : « Where Pansies differs is not in the admission of ideas into the poetry, but in

the fact that there, for the first time, we find these thought explicitly given precedence above the poetry446 ». En même temps le même Lockwood refuse de voir, malgré les recommandations de Lawrence, les Pansies comme de véritables pensées : « Pansies is not thought, but ‘thoughts’,

445 Le cas de Wittgenstein est particulièrement ambigu, et bien que le Tractatus se situe dans une recherche de l’univocité du discours et une critique systématique de l’ambiguité « métaphysique », il serait naïf d’imaginer Wittgenstein en thuréféraire du formalisme mathématique. Dieter Bimbacher, dans « Wittgenstein et la musique », Revue philosophique de Louvain, 2000, écrit ainsi p.573 : « En tant qu’auteur d’une œuvre

philosophique, Wittgenstein se caractérise par sa musicalité. La plupart de ses remarques, et pas seulement celles qui étaient destinées à la publication, sont écrites avec une grande sensibilité musicale à l’égard de la cadence et du rythme des mots. On peut dire qu’elles sont composées. Certaines phrases de Wittgenstein ont une qualité lyrique, quasi-schubertienne. » Il cite également cette formule : « je pense avoir résumé ma position à l’égard de la philosophie en disant qu’à proprement parler il n’y aurait qu’à la composer (dichten) » (cité p.574).

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and as such it is committed to no unity of idea and no message447 ». Aucune pansy ne tiendrait son unité d’un concept, et le « message », c’est-à-dire le contenupropositionnel, ne serait jamais le principe fondamental permettant de comprendre l’économie du texte. Si les Pansies sont des « pensées », c’est le sens des guillemets qu’il convient ici d’interroger, tout en se rappelant que Lawrence utilise bien les guillements pour parler de sa « philosophie », mais qu’il évoque sa pensée sans guillemets.

Les effets poétiques des Pansies, sur lesquels nous allons revenir, ne font pas disparaître le sens propositionnel (logique, grammatical), mais se contentent de le faire passer « en sourdine448». Un sens logico-syntaxique est bien présent, qui rappelle les réflexions notées à la volée au cours d’une journée. Mais en même temps ce sens est constamment doublé (au double sens d’une doublure et d’un dépassement) par des effets de signification singuliers, qui ne seraient pas des ajouts purement esthétiques mais des composants essentiels sans lesquels les pensées seraient, du point de vue de Lawrence en tout cas, incomplètes.

Plusieurs éléments sont à analyser de ce point de vue dans les Pansies : i) un certain rapport aux images, ii) la typographie, iii) la ponctuation, iv) la prosodie, v) l’accentuation, vi) les rythmes.

Dans le document D. H Lawrence et la question de la pensée (Page 159-162)