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Les émotions nous apprennent-elles quelque chose sur le monde ?

Dans le document D. H Lawrence et la question de la pensée (Page 133-142)

Mais l’empathie peut-elle être « corrigée » ? N’est-elle pas nécessairement mystifiée ? Un argument classique du rationalisme consiste à pointer le caractère biaisé d’un grand nombre de nos intuitions spontanées, et singulièrement de l’empathie. Paul Bloom a recensé les nombreuses illusions liées aux phénomènes d’empathie, pour contester, dans une veine rationaliste relativement classique (mais moins rigoriste que le kantisme orthodoxe), la valeur morale de l’empathie (« very often, I will argue the action that empathy motivates is not what is morally

right352 »). Un des arguments majeurs de cette critique tient au caractère biaisé (ou injuste) des hiérarchies que l’empathie impose. Par exemple, des études montrent que l’on est généralement prêt à privilégier le soin de quelqu’un que l’on connaît, même si cela implique de retarder la prise en charge de personnes qui nécessitent des soins de manière plus urgente. De même la

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publicité d’un cas de maltraitance infantile conduirait à un afflux de dons du monde entier, là où ces dons seraient mieux employés ailleurs. L’empathie nous conduirait à mal agir parce qu’elle serait une mauvaise source d’information sur un état du monde.

La méthode scientifique serait alors capable, non pas seulement de rectifier nos intuitions comme Lawrence prétend qu’on peut le faire, mais de les invalider (bien qu’elles continuent à exister), à condition de respecter des protocoles scrupuleux permettant d’atteindre une vision plus juste de la réalité. La science comencerait là où l’intuition spontanée s’achève, par une « rupture épistémologique353 » radicale. Il y aurait d’un côté les intuitions spontanées, de l’autre les connaissances scientifiques souvent contre-intuitives, et entre les deux il n’y aurait aucune place pour un mélange du type de ce que Lawrence semble avoir en vue lorsqu’il parle de sympathie. Ce que conteste le rationaliste, c’est au fond la possibilité même d’éduquer ses émotions, autrement qu’en les subordonnant le plus possible aux exigences de la réflexions rationnelles, aussi bien lorsqu’il s’agit de connaître que quand il s’agit d’agir. Les émotions ne seraient jamais une source de savoir, mais toujours un obstacle au savoir.

Est-il possible de répondre à cela ? Dans quelle mesure les réactions émotionnelles peuvent-elles nous délivrer un savoir sur le monde ? Meinong notait déjà en 1894, dans le sillage de la psychologie de Brentano, que si les émotions étaient des phénomènes intentionnels, elles devaient ressembler davantage à des évaluations cognitives qu'à des sentiments. Ces remarques ont ouvert la voie à une perspective dite « évaluative » sur les émotions. Pour cette tradition les émotions ne sont pas avant tout à considérer comme des expériences subjectives exprimant un état du corps ou un « vécu » affectif, mais plutôt comme des expériences intentionnelles capables de nous renseigner sur un état du monde. Faire de l'émotion un état intentionnel, c'est la dégager du « solipsisme de l'affectivité354 » et revaloriser le lien entre une réaction émotionnelle et le monde extérieur. Sartre, dans l’héritage de la pensée phénoménologique, a bien vu l’importance de ce déplacement : « Le sentiment de haine n’est pas conscience de haine. Il est conscience de Paul comme haïssable ; l’amour n’est pas, avant tout, conscience de lui-même : il est conscience des charmes de la personnes aimée355 ». Avoir peur, c'est avoir peur de quelque chose. Autrement dit avoir peur, c'est découvrir qu'une réalité extérieure X a la propriété p d'être effrayante. L’émotion fournirait un accès privilégié à certaines propriétés du monde. Mais ces propriétés sont-elles de simples illusions, ou constituent-elles un véritable accès au monde, d’une

353 Gaston Bachelard, La formation de l’esprit scientifique, Vrin, 2000 [1938].

354 Jean-Paul Sartre. L’imaginaire. Gallimard « Folio Essais », 1986 [1943], p.137.

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manière qui soit transmissible à d’autres, voire empiriquement testables, et par là réfutables ? Il n’est pas insensé de le soutenir.

Certes les qualités transmises par les émotions sont relationnelles et dépendent d'un observateur. L’ours n'est pas absolument effrayant, il ne l'est que relativement au promeneur qui le croise. Mais cette qualité n'est pas pour autant purement subjective, et il est important de distinguer ici soigneusement propriété relationnelle et propriété subjective. Comme le rappelle Ruwen Ogien : « du fait qu'une chose ne puisse nous apparaître que dans une perspective subjective, il ne suit pas qu'elle n'ait aucune objectivité ou aucune réalité356 ». Les qualités affectives que nous percevons et ressentons n'existent pas comme des choses indépendantes de nous, mais elles ne sont pas pour autant de purs vécus affectifs incommunicables, une « sorte de tremblement purement subjectif et ineffable357 » n'ayant aucune pertinence dans une réflexion « en troisième personne ». Les qualités émotionnelles peuvent au contraire participer d'une forme d'objectivité liée à la représentation collective que nous nous faisons du monde, et par là être considérées comme d'authentiques sources de connaissances, au même titre par exemple que les couleurs ou les odeurs. On peut en effet admettre que les couleurs sont des qualités relationnelles, qu'elles n'existent pas « en soi » dans la réalité comme des choses entièrement objectives (si du moins on les distingue de propriétés physiques comme le facteur de réflexion lumineuse). Pourtant il paraîtrait étrange de dire que le jaune du citron n'existe que pour nous, « dans notre tête », et qu’il ne nous renseigne en rien sur la nature du citron. Il semble plus légitime de soutenir que le jaune est une propriété qui exige bien un sujet pour être perçue, mais qu’elle nous renseigne bien en même temps objectivement sur une qualité du monde. C’est bien le citron qui est jaune, cette propriété peut être vérifiée expérimentalement et possiblement réfutée (si l’éclairage m’a induit en erreur, et qu’une écrasante majorité reconnaît qu’il s’agit dans ce cas d’un citron peint en bleu). Il en va de même des qualités affectives : l'ours n'est effrayant que pour celui qui le perçoit, mais cette qualité fait partie de la réalité que nous appelons « ours », du moins dans certains contextes (un ours en peinture, ou dans une cage solide, sera sans doute objectivement moins effrayant).

Il peut bien entendu y avoir des erreurs d’attribution, comme il y a des illusions perceptives. Ce n'est pas parce que les qualités émotionnellement appréhendées peuvent être

356 Ogien Ruwen, « Repenser les relations entre les faits, les normes et les valeurs », Les Sciences de l'éducation -

Pour l'Ère nouvelle, 2012, 45(1), p.17-31. DOI : 10.3917/lsdle.451.0015.

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objectives qu'elles le sont toujours. Comme le rappelle Martha Nussbaum, les émotions ne sont pas des témoins infaillibles :

To say that emotions should form a prominent part of the subject matter of moral

philosophy is not to say that moral philosophy should give emotions a privileged place of trust, or regard them as immune from rationnal criticism: for they may be no more reliable than any other set of entrenched beliefs358.

Le savoir émotionnel n'est pas infaillible et il doit être confirmé pour être assuré. Mais il suffit de reconnaître que les qualités émotionnelles puissent, dans certains cas, être une source valable de connaissances, pour conclure à la possibilité d'apprendre quelque chose du monde à partir de certaines réactions émotionnelles, donc également, sans doute, à partir de textes littéraires qui représentent ces réactions. Les émotions ne sont donc ni toujours fiables, ni toujours illusoires.

Si les qualités émotionnelles peuvent nous apprendre quelque chose, elles doivent être

appropriées, c'est-à-dire possèder une certaine adéquation à la situation. Une crainte phobique

des araignées peut être jugée excessive au regard de la dangerosité réelle des araignées. Meinong parle d'une émotion justifiée ou non par un certain état du monde : « De manière générale, si P est l'objet représenté par l'émotion p, alors il est justifié d'avoir l'émotion p envers l'objet A, à supposer que P revienne vraiment à A et qu'ainsi, le jugement ''A est P'' est correct359 ». Pour Meinong une émotion représente plus ou moins adéquatement quelque chose du monde. Faire l'expérience d'une émotion, c'est donc (se) représenter le monde de façon plus ou moins adéquate.

Mais qu’est-ce que l’émotion représente que l’intelligence est incapable de représenter, ou du moins que l’intelligence ne peut se représenter qu’une fois renseignée par l’émotion ? Une réponse fréquente à cette question consiste à dire que les émotions nous informent axiologiquement sur un état du monde, qu’elles nous renseignent sur des valeurs. Les qualités émotionnelles donneraient à l’expérience un caractère bon ou mauvais, désirable ou indésirable, à rechercher ou à fuir. Ce que la peur de l’ours nous apprend plus rapidement et plus efficacement qu’aucun raisonnement, c’est qu’il y a un danger et que la réalité « ours » est menaçante. L’intérêt évolutif d’un tel fonctionnement est évident. Comme le note Joseph Ledoux, qui a particulièrement étudié les mécanismes impliqués dans la peur :

358 Martha Nussbaum, Upheavals of Thought. The Intelligence of Emotions, Cambridge University Press, 2001, p.2.

359 Meinong, « Über Emotionale Praesentation », 1917, cité dans Christine Tappolet, Émotions et valeurs, Presses Universitaires de France, Collection « Éthique et philosophie morale », 2000.

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[…] la vision d’une forme mince et sinuante, sur le chemin devant nous, suffit à déclencher des réactions défensives. Nous réagissons ainsi avant de nous être assurés que nous avons rencontré un serpent, et nous ne cherchons pas à savoir que les serpents sont des reptiles ou que leur peau peut servir à la fabrication de sacs et de ceintures : ces informations inutiles retarderaient une réaction efficace et rapide, susceptible de nous sauver la vie360.

Les émotions semblent donc bien nous donner accès à certaines qualités du monde, directement liées à nos intérêts, d’une manière particulièrement rapide et efficace. Elles ne s’opposent donc pas à une connaissance claire et objective, et l’indignation ou la colère peuvent parfois se révéler être des outils épistémiques essentiels. Loin qu’il faille toujours rechercher à connaître, selon la formule de Malebranche, dans « le silence des passions », il est possible qu’une certaine activation émotionnelle soit pertinente d’un point de vue épistémique, au moins dans certains contextes. Arlie Hochschild va même jusqu’à dire qu’une vision structurée par certaines émotions peut être plus rationnelle qu’une vision émotionnellement neutre.

A black person may see the deprivations of the ghetto more accurately, more “rationally”, through indignation and anger than through obedience or resigned “realism”. He will focus clearly on the policeman's bloodied club, the landlord's Cadillac, the look of disapproval on the employment agent's white face. Outside of anger, these images become like boulders on a mountainside, minuscule part of the landscape. Likewise, a chronically morose person who falls in love may suddenly see the world as happier people do361.

C’est grâce à sa colère que l’habitant du ghetto perçoit certaines qualités que d’autres ne perçoivent pas. Les qualités émotionnelles permettent d’orienter et de fixer l’attention sur des éléments qui risqueraient sans cela de passer inaperçus. Or n’est-ce pas précisément à rendre par écrit ces qualités que s’emploient de nombreux écrivains ? Si un texte littéraire peut nous apprendre quelque chose, c’est peut-être avant tout en permettant au lecteur d’éprouver par procuration certaines émotions, et par là de « percevoir » ou de « comprendre » autrement qu’il ne le faisait jusque là certaines réalités. C’est la colère d’Ursula qui permet à Birkin de percevoir certaines choses qui lui demeuraient invisibles jusque là. À première vue l’attitude d’Ursula, en particulier dans le chapitre 23 de Women in Love intitulé « Excurse », est pourtant loin d’avoir un intérêt cognitif évident. Rappelons qu’Ursula s’énerve contre Birkin, qui souhaite aller saluer Hermione une dernière fois avant son départ. Ursula se livre alors à une « exhibition

360 Joseph Ledoux, « Emotions, mémoire et cerveau », Pour la science, n°202, p.50-57, cité par Luc Faucher, « Emotions fortes et constructionisme faible », Philosophiques, 26(1), 1999.

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dégradante362 » (degrading exhibition) selon les mots de Birkin, en exprimant sa jalousie au point d’en devenir ivre de rage. Les indices émotionnels ne laissent aucun doute sur le fait qu’Ursula fasse une crise de colère : elle frappe du pied sur le sol (« she stamped her foot madly

on the ground363 »), crie et jette les bagues que Birkin vient de lui offrir. Cette colère a-t-elle une valeur épistémique ? Certes elle peut être vue comme la conséquence d’un défaut de rationalité, une conduite d’échec ou une « conduite magique364 » mobilisée là où aucune possibilité rationnelle n’a été trouvée. Cette hypothèse s’accorde d’ailleurs avec les lectures ordinaires du personnage d’Ursula, qui serait un « modèle de passivité365 » (epitome of passivity) condamné à écouter les leçons de Birkin pour progresser dans la vie. Pierre Vitoux notait dans le même sens : « the scene […] has to be the prelude to another stage in Ursula's progress […] she has not yet

come out of the shell of her ego to meet [Birkin] on the new ground366 ».La crise de colère serait le signe d’une incapacité d’Ursula à réguler ses émotions et à comprendre les subtilités de Birkin. On peut ici partager les réserves de Peter Balbert lorsqu’il affirme que les critiques n’ont pas été généreux avec le personnage d’Ursula (« critics have not been generous to the Ursula

of Women in Love367 »). Selon lui la position d’Ursula apparaît dans le roman comme aussi

légitime, sinon davantage (« at least as legitimate368 ») que Birkin le théoricien. On peut alors concevoir que Birkin est injuste envers Ursula lorsqu’il l’accuse d’être simplement jalouse. La réponse d’Ursula à cette accusation est la suivante : « “I jealous! I - jealous! You are mistaken if

you think that. I'm not jealous in the least of Hermione, she is nothing to me, not that!” And Ursula snapped her fingers. [...] It's what Hermione stands for that I hate. I hate it. It is lies, it is false, it is death369 ». Ursula défend sa position en tâchant d’atténuer une catégorisation stéréotypée de son comportement qui ôte toute pertinence cognitive à sa réaction : pour Birkin elle s’énerve parce qu’elle est jalouse, étant encore à un « niveau émotionnel » et personnel (« Ursula was still at the emotional personal level370 ») qu’elle sera amenée à dépasser un jour

(grâce à lui). Mais Ursula défend la valeur épistémique de sa colère en soulignant qu’elle lui permet de viser une certaine qualité qu’Hermione possède et représente, à la fois fausse et

362 DHL, WIL, p.307.

363 id.

364 Jean-Paul Sartre, Esquisse d’une théorie des émotions, Hermann, 2010 [1938].

365 Kate Millett, Sexual Politics, Columbia University Press, 2010 [1967], p.265.

366 Pierre Vitoux, "The Chapter "Excursion" in Women in Love; Its Genesis and the Critical Problem," Texas Studies

in Literature and Language, 17(4), 1976, p. 825.

367 Peter Balbert, “Ursula Brangwen and the Essential Criticism: The Female Corrective in Women in Love," Studies

in the Novel, 17(3), 1985, p. 267-285. www.jstor.org/stable/29532349.

368 Balbert, art.cit.

369 DHL, WIL, p.350.

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morbide. Sans cette colère, ces qualités ne pourraient pas apparaître, tout comme le racisme ordinaire n’apparaît pas à ceux qui ne possèdent pas l’indignation nécessaire pour l’appréhender. Ursula défend donc l’intentionalité et la rationalité de son comportement, ainsi que la légitimité qu’il y a à se mettre en colère dans cette situation. Elle invite à considérer sa réaction émotionnelle comme une forme singulière d’évaluation plutôt que comme une conduite d’échec ou une agitation irrationnelle et immaîtrisable. La lucidité singulière d’Ursula dans le roman est d’ailleurs presque toujours liée à des réactions émotionnelles intenses, qui fournissent autant d’occasions de repenser l’attitude de certains personnages, et plus généralement de réévaluer certains comportements. C’est la colère d’Ursula qui fait apparaître au lecteur la dureté insensible de Gerald lorsqu’il contraint sa jument à faire face au train de marchandise, tout comme c’est la colère d’Ursula qui révèle la duplicité de Birkin au chapitre 23, et sa tentative de ménager sa relation avec Hermione tout en développant celle avec Ursula. C’est encore la colère d’Ursula qui donne à voir le volontarisme aveugle et inhumain de l’artiste Loerke. La colère est un outil cognitif essentiel, permettant de révéler certaines qualités bien réelles, mais inaperçues. La colère n’est donc pas seulement une conduite d’échec (là où les solutions « rationnelles » sont impraticables), elle est quelquefois la meilleure manière d’accéder à certaines vérités. C’est pourquoi il est si difficile de « traduire » des vérités romanesques dans un langage purement rationnel. Ce qui apparaît clair à un agent furieux semble incompréhensible à celui qui ne sent aucune colère. Est-ce à dire que le second voit les choses de manière plus juste et moins biaisée ? Est-ce que l’indifférence émotionnelle n’est pas, dans bien des cas, un biais autrement dangereux pour la pensée ? Certes les reproches d’Ursula sont très pauvres d’un point de vue argumentatif. Elle se contente, pour l’essentiel, de procéder à une attaque ad personam contre Birkin. Mais l’important est qu’elle possède, du fait de son état émotionnel, un point de vue fécond sur la situation (ce point de vue étant sans doute lié à une certaine position sociale minorée. La colère des femmes peut avoir une fonction heuristique essentielle pour révéler certaines inégalités structurelles liées au patriarcat371). Birkin finit d’ailleurs, dans ce cas, par reconnaître la justesse de la vision d’Ursula, et quand le texte souligne qu’il « abandonne son ancienne position372 » (he

gave up his old position), il faut comprendre non seulement qu’il s’asseoit un peu plus loin, mais

aussi et surtout qu’il sympathise avec Ursula jusqu’à adopter finalement son point de vue. Doit-on dire que Birkin a été « manipulé » par Ursula, qu’il s’est éloigné de l’objectivité supérieure qui était la sienne au début de la discussion ? Ou est-ce que sa vision n’est pas plus objective

371 Soraya Chemaly, Rage Becomes Her : The Power of Women’s Anger, Atria Books, 2018.

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d’avoir été enrichie d’une perspective nouvelle ? C’est bien le sens des conceptions de « l’objectivité forte373 » (strong objectivity), qui font de l’objectivité le résultat de la multiplication et de la confrontation de perspectives différentes, parfois inconciliables. L’idéal pour la pensée comme pour la connaissance, n’est pas la neutralité ou l’indifférence émotionnelle, mais plutôt la capacité à adopter, à sympathiser avec des perspectives émotionnelles et cognitives multiples.

2.12. Conclusion

Que cherchions-nous à montrer dans ce chapitre ? Que les textes de Lawrence, et singulièrement ses textes de fiction (romans et nouvelles), donnent à penser. Plus précisément, ces textes fournissent l’occasion au lecteur de développer une « pensée émotionnelle », c’est-à-dire un effort de renouvellement des concepts émotionnels à l’aide desquels chacun donne sens à ses expériences affectives. Nous voyons là une fonction essentielle des textes littéraires, aussi bien pour celui qui écrit que pour celui qui lit ou analyse : affiner ses catégories émotionnelles, renverser des stéréotypes émotionnels en faisant surgir des possibilités émotionnelles nouvelles. Cette capacité à augmenter la complexité émotionnelle des agents confère à l’écriture de fiction une fonction sociale essentielle, un rôle éducatif majeur et une portée politique non négligeable. La complexité croissante des rapports sociaux dans nos sociétés multiculturelles post-industrielles a pour conséquence des exigences sociales toujours plus fortes concernant les émotions. Le « travail émotionnel » socialement attendu de tout un chacun, la socialisation volontaire des réactions émotionnelles, doit être contrebalancée par un effort d’authenticité, inséparable d’un effort créatif pour proposer de nouvelles réactions émotionnelles possibles. Le romancier aurait ainsi pour fonction de résister aux stéréotypes émotionnels culturellement induits, et de proposer sur le « marché » des émotions disponibles des scénarios permettant de vivre les réactions affectives de manière plus complète et plus satisfaisante. Ces scénarios émotionnels dépendraient d’une capacité de sympathie, entendue comme un effort pour corriger

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