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Omniprésence des éléments émotionnels dans les premiers romans :

Dans le document D. H Lawrence et la question de la pensée (Page 48-51)

Examinons un extrait du début du second roman de Lawrence : The Trespasser (1912), pour confirmer dans le texte la présence importante des marqueurs émotionnels. Trois personnages sont réunis : Helena, Louisa et Bryne. Helena est attristée par la perte de son grand amour Siegmund. Les deux autres personnages tentent de l'aider à surmonter affectivement son épreuve. L'action commence véritablement après un très court épisode où les deux femmes, Helena et

134 Norbert Elias, La civilisation des mœurs. Agora « Pocket », 2003 [1939]; “The Retreat of Sociologists into the Present,” Theory, Culture & Society, 4(2–3), 1987, p.223-247.https://doi.org/10.1177/026327687004002003.

Nathalie Heinich, Sociologie de Norbert Elias, La Découverte, 2002 [1997], p.28-43.

135 Martha Nussbaum, Love Knowledge: Essays on Philosophy and Literature, New-York and Oxford: Oxford University Press, 1990, p.29.

136 Jacques Bouveresse. Robert Müsil, l’homme probable, le hasard, la moyenne et l’escargot de l’histoire, Editions de l’éclat, 1993.

137 Gilles Deleuze, Proust et les signes, Paris : PUF, 2014 [1964]. Antoine Compagnon (dir.), Proust, la mémoire et

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Louisa, jouent de la musique, avant qu’Helena ne s’interrompe brutalement. Nous indiquons en gras les éléments qui fournissent des indications sur les réactions émotionnelles des personnages :

Suddenly Helena broke off the music, and dropped her arm in irritable resignation. Louisa looked round from the piano, surprised.

‘Why,’ she cried, ‘wasn’t it all right?’ Helena laughed wearily.

‘It was all wrong,’ she answered, as she put her violin tenderly to rest.

‘Oh, I’m sorry I did so badly,’ said Louisa in a huff. She loved Helena passionately. ‘You didn’t do badly at all,’ replied her friend, in the same tired, apathetic tone. ‘It was I.’ When she had closed the black lid of her violin-case, Helena stood a moment as if at a loss. Louisa looked up with eyes full of affection, like a dog that did not dare to move to her beloved. Getting no response, she drooped over the piano. At length Helena looked at her friend, then slowly closed her eyes. The burden of this excessive affection was too much for her. Smiling faintly, she said, as if she were coaxing a child:

‘Play some Chopin, Louisa.’

‘I shall only do that all wrong, like everything else,’ said the elder plaintively. Louisa was thirty-five. She had been Helena’s friend for years.

‘Play the mazurkas,’ repeated Helena calmly138.

On peut noter que presque toutes les répliques sont accompagnées d'informations émotionnelles. Le dialogue seul, « purifié » de la dimension affective, pourrait être condensé ainsi :

Helena broke off the music. Louisa looked around: « Wasn't it all right? » - It was all wrong, said Helena.

- I did so badly.

- You didn't do badly at all Louisa, it was I. Play some Chopin. - I shall do that all wrong.

- play the mazurkas, repeated Helena.

On voit bien que l'essentiel, dans le texte original, ne tient pas au contenu de la conversation, mais à tout ce qui vient la dramatiser émotionnellement : l’accent est mis sur le pathos davantage que sur le logos. Ce qui se joue dans le passage n'a que peu de chose à voir avec ce que les personnages se disent, avec le contenu de leur conversation. À en rester au dialogue on pourrait dire, avec raison, qu’il ne « se passe » rien du tout, qu’aucun événement n’a lieu. Mais c’est bien entendu que le texte invite à s’arrêter sur l’expressivité des gestes des personnages, sur le ton de la voix, sur les intentions voilées et tout ce qu'elles trahissent des états affectifs complexes des

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personnages. Tout laisse à penser que les deux femmes, qui se connaissent bien (Louisa « has

been Helena's friend for years »), saisissent les variations affectives qui les traversent de façon

extrêmement rapide entre chaque réplique. Derrière l’immobilité apparente de la scène, la nonchalence du dialogue et l’apathie d’Helena, le lecteur perçoit un échange émotionnel particulièrement vif. Il ne s’agit pas pour autant d’émouvoir le lecteur, mais de l’introduire dans la complexité émotionnelle de la relation entre les personnages. En l’occurrence tout semble témoigner, en quelques lignes, de ce que le texte finira par révéler un peu plus loin : l’amitié des deux femmes est en train de s'achever. On le voit notamment par le fait que Louisa est impuissante à aider affectivement son amie Helena. Cette dernière rit amèrement (« laughed

wearily ») et affirme que leur jeu musical était mauvais. Le caractère tranchant de son verdict

(« it was all wrong ») s’oppose à la tendresse avec laquelle elle pose son violon (« she put her

violin tenderly to rest »). La complexité émotionnelle du personnage est ainsi évoquée à travers

cette ambivalence : Helena est brusque avec Louisa, tendre avec son violon. Quand Louisa s'excuse de son jeu, elle manifeste sa faible lucidité émotionnelle : elle ne comprend pas la véritable source de l'énervement de son amie. La musique n'est qu'un prétexte, comme le détail qui fait éclater une dispute sur lequel on se crispe parfois de manière déraisonnable. Louisa est présentée comme dévouée (« she loved Helena passionately »), mais c'est un dévouement aveugle, sans intelligence, qui sera ensuite comparé à l'affection d'un chien pour son maître (« like a dog that did not dare to move to her beloved »), et qui apparaît à Helena comme un fardeau (« The burden of this excessive affection was too much for her »). Helena refuse de renvoyer méchamment son amie parce qu’elle reconnaît la bonté de ses intentions. Mais en même temps elle ne peut s'empêcher de s'agacer d'une bienveillance sans intelligence, qui l'oblige à dissimuler ce qu'elle éprouve réellement. Nous verrons que la pensée émotionnelle implique une forme singulière d’intelligence, qui fait ici cruellement défaut à Louisa. La condescendance d’Helena (« as if she were coaxing a child ») est la conséquence d'un sentiment d'incompréhension affective, que trahit l’ensemble du dialogue entre les deux femmes. La cause de la conduite d'Helena, la causa, l'objet propre, n'a rien à voir avec la musique, comme s'obstine à le penser Louisa, mais tient à la disparition de Siegmund.

On voit bien dans ce passage, pris presque au hasard dans les trois premiers romans de Lawrence, l'importance des éléments émotionnels : gestes et postures de corps, indications sur le ton de la voix, la courbure des sourcils, les mouvements de regards, etc. Le drame repose entièrement sur des variations affectives finement transcrites. S'il « se passe » quelque chose, c'est avant tout cet enchaînement rapide de réactions émotionnelles, que l'observation ordinaire

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perçoit inconsciemment, et qu'il est satisfaisant pour le lecteur de retrouver consciemment exprimées dans le récit. On voit ici dans quelle mesure les émotions peuvent jouer un rôle central dans les premières œuvres fictionnelles de Lawrence. Nous verrons que ce style se transforme à partir des années 1917, et du tournant important que l’œuvre de Lawrence connaît à cette époque.

Mais une question nous concerne avant tout : quel rapport cette importance des émotions a-t-elle quant à la question de la pensée ? Que Lawrence, comme de nombreux écrivains, s'attache à retranscrire les variations émotionnelles n’a rien de très étonnant. Mais quel rôle ces émotions sont-elles amenées à jouer dans la pensée telle que Lawrence la conçoit ? En quoi y a-t-il, et déjà dans ces quelques lignes, l’esquisse du déploiement d’une pensée ? Voilà la question à laquelle il s'agit de répondre. Mais cette question risque de demeurer vague sans faire l’effort de préciser ce qu’on entend au juste par émotion.

Dans le document D. H Lawrence et la question de la pensée (Page 48-51)