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Affectivité, sentimentalisme et travail émotionnel

Dans le document D. H Lawrence et la question de la pensée (Page 87-92)

Lawrence nomme sentimentalisme l’usage répété et souvant euphorisant de stéréotypes émotionnels. Avant d’envisager la critique du sentimentalisme, il faut comprendre le rôle essentiel qu’il joue dans la régulation de la vie collective. Une des fonctions reconnue aux émotions par la biologie évolutionniste consiste en effet à informer les autres existants, y compris les membres d’autres espèces, d’intentions et de réactions comportementales possibles. La colère vise par exemple à effrayer un autre existant en l’informant d’une intention hostile pouvant conduire à une agression. Le sourire sert au contraire à envoyer un signal de coopération ou de soumission. C’est déjà ce que notait Darwin dans son étude inaugurale sur les émotions229. Or cette communication (intra- comme interspécifique) n’est possible que parce qu’il existe une certaine stéréotypie des expressions émotionnelles.

227 D. H. Lawrence, « Galsworthy », Phoenix, p.539.

228 Friedrich Schiller, Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, Edition électronique bilingue, 2012 [1794].

http://classiques.uqac.ca/classiques/schiller_friedrich_von/lettres_sur_education/lettres_sur_education.html. Le texte est cité en anglais au début du livre de Michael Bell, Sentimentalism, Ethics and the Culture of Feelings, New-York: Palgrave, 2000: « the development of man's capacity for feeling is […] the more urgent need in our age ».

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Pour les membres de l’espèce humaine, cette stéréotypie émotionnelle contribue à constituer une réalité commune. Nous faisons « société » parce que nous partageons, non seulement les mêmes besoins, mais aussi les mêmes réactions émotionnelles. C’est une question de savoir dans quelle mesure cette stéréotypie est culturellement construite, et s’il est possible de trouver des catégorisations émotionnelles universelles. Mais quoi qu’il en soit du caractère naturel ou construit de ces catégories, le fait est qu’il existe des catégories émotionnelles stéréotypées, qui sont parfois suscitées lorsqu’il s’agit d’évoquer l’unité d’une communauté. C’est par exemple ce qui arrive dans certaines situations formelles ou convenues : à un enterrement par exemple. Dans ce dernier cas la stéréotypie (l’épisode émotionnel socialement attendu) est telle qu’il est possible de la faire « jouer » par des professionnels. Il a existé au Moyen-Âge en Europe, et encore aujourd’hui dans certains pays, des « pleureuses », dont la tâche consistait essentiellement à pleurer le mort, à en dire du bien et à réciter des prières à son intention.

La socialisation progressive des jeunes enfants consiste en grande partie à leur apprendre quelles émotions exprimer ou dissimuler selon les contextes et les circonstances. Le but est d’obtenir une forme d’intériorisation des « règles émotionnelles », normes qui prescrivent la « bonne » et la « mauvaise » manière d'exprimer des émotions. L’agent pour qui ces règles ont été correctement intériorisées peut se sentir coupable d’éprouver ou de manifester une émotion socialement inadéquate (avoir envie de rire lors d’un enterrement par exemple), ou de ne pas éprouver ce qu’il devrait éprouver dans une situation donnée (une absence d’empathie face au récis des malheurs d’un proche par exemple).

Le conformisme émotionnel suscité par l’apprentissage des règles émotionnelles joue un rôle essentiel pour la vie en communauté et son unification. Platon voyait déjà dans la « communauté d’affect » (ou « homopathie230 ») une condition majeure de l’unité et de l’harmonie de la cité. Les citoyens doivent aimer et détester les mêmes choses pour éviter de se réjouir du malheur de leurs concitoyens et de vivre divisés. S’opposer à ce conformisme au nom d’un « individualisme émotionnel » est donc loin d’aller de soi, et représente une menace pour la communauté. À quoi peuvent en effet servir des émotions singulières, qui ne seraient pas comprises par la plupart des membres d’autres espèces ou d’autres membres du groupe ? Or n’est-ce pas de telles émotions que les œuvres littéraires s’attachent à décrire ? L’émotion

230 Dimitri El Murr, « Hiérarchie et communauté : l’amitié et l’unité de la cité idéale de la République », Philosophie

antique, 17, 2017 : « […] la communauté des plaisirs et des peines que j’appellerai également homopathie, en

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littéraire semble donc fonctionner d’une manière très différente des émotions ordinaires, dont la stéréotypie est une condition d’efficacité.

Bien sûr l’écrivain ne se contente pas de développer des réactions émotionnelles qui lui sont propres. On pourrait dire que les propositions romanesques sont des offres émotionnelles, qui cherchent à répondre ou à susciter une certaine demande correspondante. Il ne s’agit donc pas d’opposer des émotions « collectives » à des émotions « individuelles », mais à confronter plusieurs propositions sur un « marché de l’émotion », en cherchant à susciter des mouvements de reprise, de développement ou de critique, de même qu’une proposition savante vise à convaincre une communauté de sa validité, en cherchant également à être reprise, développée ou critiquée par d’autres. Ecrire un épisode émotionnel, c’est en appeler (claim) à un communauté et supposer que quelque chose comme une reprise peut avoir lieu. La description d’un épisode émotionnel, c’est-à-dire la catégorisation émotionnelle, par le biais du langage, d’une expérience affective, est toujours adressée à d’autres.

On pourrait dire des scénarios émotionnels ce que Protagoras disait des discours : que leur valeur est tributaire d’une reprise par une collectivité, que ce n’est pas leur « vérité » qui fait leur puissance, mais le fait qu’ils soient partagés par beaucoup. C’est l’hégémonie du « discours fort » (kreittôn logos) qui le fait apparaître « vrai », c’est-à-dire naturel. De même les concepts émotionnels les plus répandus n’ont ni l’universalité de droit des concepts purement rationnels, ni le relativisme de simples avis individuels, mais le statut ambigu d’instruments, qu’une communauté reprend à son compte parce qu’ils sont socialement utiles au plus grand nombre pour se comprendre, assurer un consensus et communiquer. L’écriture, au sens où Lawrence l’entend, doit être l’occasion de faire valoir, contre les stéréotypes socialement utiles, un « discours faible », c’est-à-dire des scénarios émotionnels étranges, incompréhensibles, qui paraissent à première vue être tout simplement faux. Mais, il faut y insister pour ne pas faire de cette lutte une opposition entre « l’individu » et « la société », si un discours faible demeure totalement marginal, comme c’est le cas de certains discours jugés délirants ou insensés, il n’a aucune force de résonance. C’est la reprise ou la répétition d’un discours faible par d’autres agents qui lui confère une force et un intérêt. C’est parce que des lecteurs peuvent se reconnaître, d’une manière ou d’une autre, dans les réactions émotionnelles originales telles qu’elles sont décrites dans les textes littéraires, que ces « discours faibles » peuvent nous intéresser.

Ce passage du « général » au « particulier », caractéristique pour Lawrence du travail vraiment créatif du romancier, représente un risque pour la communauté. Pour reprendre

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l’exemple de Platon, la « privatisation » des émotions, l’idiôsis, est nécessairement un mal en ce qu’elle risque d’alimenter la dissension au sein du corps politique231. De fait il existe bien une pression sociale qui contient et limite l’innovation émotionnelle, pour garantir une certaine communauté d’affect constitutive de l’intégrité d’un groupe. Lawrence s’est heurté violemment à ce conformisme lors de la guerre, en tentant de s’opposer à une vague d’exaltation patriotique pour la guerre et les politiques les plus belliqueuses. C’est parce que les émotions ont une fonction sociale essentielle pour assurer la cohésion d’un groupe, qu’il n’est pas possible de les transformer aussi librement que Lawrence souhaiterait parfois pouvoir le faire.

Une preuve de l’importance sociale des émotions a été fournie par certaines études, qui ont révélé une corrélation frappante entre l’expressivité émotionnelle des individus et le degré d’hétéroénéité culturelle de leur environnement. Les habitants des Etats-Unis exprimeraient davantage leurs réactions émotionnelles que les habitants de pays culturellement plus homogènes232. L’interprétation donnée de ce phénomène par les créateurs de ces études est que l’expression émotionnelle est d’autant plus nécessaire que les présupposés culturels implicites et les normes sociales sont hétérogènes. Là où le groupe culturel est plus homogène, il est possible d’anticiper plus facilement les réactions des autres membres du groupe, et l’expression des émotions est moins nécessaire. Si au contraire les membres sont culturellement éloignés les uns les autres, il leur est davantage nécessaire d’émettre et de recevoir des signaux plus explicites pour être sûrs de se faire comprendre. C’est pourquoi l’expression émotionnelle serait plus appuyée dans les pays historiquement hétérogènes d’un point de vue culturel, comme c’est le cas des Etats-Unis. Curieusement, l’étude indique également que cette hétérogénéité culturelle historique (historical heterogeneity) est corrélée à l’expression d’émotions plus positives que négatives233. L’hétérogénéité s’accompagnerait également d’une meilleure capacité à lire et reconnaître les émotions234. En somme l’individualisation et l’hétérogénéisation des sociétés modernes auraient pour conséquence d’intensifier l’expression et la recognition des réactions émotionnelles, de moins en moins « évidentes » pour les acteurs sociaux. On peut se poser la

231 Platon, La République, V, 462b, Folio Essais, trad. Pierre Pachet, 1993. Dimitri El Murr, art.cité. La note 21 est consacrée au problème de la traduction d’isiôtès : « égoïsme », « appropriation personnelle », « individualisation ». El Murr justifie sa proposition de « privatisation ».

232 Magdalena Rychlowska, et al. “Heterogeneity of long-history migration explains cultural differences in reports of emotional expressivity and the functions of smiles,” Proceedings of the National Academy of Sciences of the United

States of America, 112(19), 2015. DOI: 10.1073/pnas.1413661112

233 Paula M. Niedenthal, et al. “Heterogeneity of long-history migration predicts smiling, laughter and positive emotion across the globe and within the United States.” PloS one, 13(8), 2018. DOI :

10.1371/journal.pone.0197651

234 Adrienne Wood, et al., “Heterogeneity of long-history migration predicts emotion recognition accuracy,” Emotion Review, 16(4), 2016, p.413-420. DOI : 10.1037/emo0000137

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question de savoir dans quelle mesure le statut des émotions dans les textes littéraires varie selon l’homogénéité culturelle de l’environnement culturel.

Pour utiliser un vocabulaire d’économiste, on peut dire que Lawrence oppose au modèle unitaire et collectiviste de Platon la revendication d’une individualisation et d’une libéralisation de l’ « offre » émotionnelle disponible à un moment donné, dont les artistes seraient les « entrepreneurs » privilégiés. Ce qu’il s’agit d’obtenir pour le libéralisme émotionnel, c’est la même liberté pour les émotions que celle qui existe pour les opinions et les croyances. Les artistes auraient pour tâche d’innover émotionnellement, de proposer de nouveaux cadres interprétatifs, de nouveaux « pattern » pour les mouvements affectifs. Ces cadres, proposés sous forme de récits émotionnels, feraient l’objet d’une évaluation de la part des lecteurs, et on pourrait parler de ce point de vue d’un véritable « marché » des scénarios émotionnels, où les offres singulières viendraient répondre à des demandes, plus ou moins conscientes, émanant du corps social (il faut prendre en compte le fait que les œuvres littéraires n’occupent qu’une part infime de l’espace social dans lequel les scénarios émotionnels sont échangés). De même que les hommes et les femmes politiques tentent d’articuler ce que beaucoup de gens pensent, espèrent ou redoutent, les écrivains tenteraient de mettre en récit les tensions affectives qu’un grand nombre de gens ressentent, sans toujours en avoir clairement conscience (l’élaboration émotionnelle étant une condition de la saisie claire et précise des variations affectives). De ce point de vue les propositions émotionnelles d’un romancier seraient toujours situées et renverraient, même indirectement, à un certain état du marché, c’est-à-dire à un espace de l’offre et de la demande où les scénarios émotionnels circulent et font l’objet d’une évaluation continue. Il est probable que, comme c’est le cas pour d’autres produits cognitifs, la production se divise entre un pôle « commercial » et un pôle plus spécialisé.

De même que les philosophes doivent commencer par attaquer leurs propres certitudes, les artistes devraient, à suivre Lawrence, combattre leur propre tendance au sentimentalisme. Si, selon le mot d’Alain, « penser, c’est dire non235 », il faut dire que les artistes pensent dans la mesure où ils parviennent à refuser des scénarios émotionnels stéréotypés qui s’imposent spontanément à tous, pour produire des cadres émotionnels alternatifs. Ce que le romancier combat, c’est la « somnolence » affective (analogue du « sommeil dogmatique » dans le domaine des opininos), l’automatisme émotionnel, les catégories qu’on n’aperçoit même plus tant elles

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s’imposent en silence. Lawrence résume les choses ainsi, en soulignant le caractère construit et culturel des reactions émotionnelles : « Our education from the start has taught us a certain

range of emotions, what to feel and what not to feel, and how to feel the feelings we allow ourselves to feel. All the rest is just non-existent236 ».

On peut alors distinguer, au sein des expériences émotionnelles, celles qui sont seulement

mises en forme culturellement (comme le sont toutes les émotions, notamment du fait de leur

dépendance vis-à-vis des catégories de langage), de celles qui sont produites ou suscitées à des

fins pro-sociales. Ces dernières sont pour Lawrence des expériences affectives « truquées », des

« faux sentiments237 » (faked feelings), ou comme il le dit encore des « contrefaçons238 » (counterfeit feelings) produites par la « vie mentale » :

How different they are, mental feelings and real feelings. Today, many people live and die without having had any real feelings – though they have had a 'rich emotional life' apparently, having showed strong mental feeling. But it is all counterfeit239.

De quoi est-il question ici ? La vie sociale exige souvent de feindre certaines réactions émotionnelles, comme d'inhiber des réactions de rejet, de dégoût ou d'agressivité, ou de produire des sourires de circonstance. On aurait pourtant tort de croire que c'est cela que vise Lawrence lorsqu'il s'emporte violemment et à plusieurs reprises contre les « sentiments truqués ». Il s’agit en vérité de quelque chose de beaucoup plus précis. C’est pourquoi il faut interroger la notion de « vérité » appliquée aux sentiments. Qu’est-ce en effet qu’un « vrai » ou un « faux » sentiment ?

Dans le document D. H Lawrence et la question de la pensée (Page 87-92)