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Catégorisation émotionnelle et fonction du romancier

Dans le document D. H Lawrence et la question de la pensée (Page 65-87)

Comme l'écrit Kenneth Asher dans un chapitre intéressant consacré à la question des émotions chez Lawrence, reconnaître l'importance de la dimension affective dans l’œuvre de Lawrence est un truisme : « […] it may seem almost too easy to enlist D. H. Lawrence on the importance of

the affective life in fiction174 ». Asher propose alors, pour affiner les instruments d’analyse, de distinguer entre émotion (emotion) et affect (feeling), l'émotion étant prise comme une forme dérivée et socialisée des affects. Nous reviendrons sur le sens particulier qu'Asher donne à cette distinction, et sur les questions intéressantes qu'il soulève concernant la place des émotions dans l’œuvre de Lawrence. Mais tentons d’abord de préciser cette opposition entre émotion et affect.

Les théories des émotions sont traditionnellement classées en trois grandes familles, selon qu’elles considèrent les émotions avant tout comme des affects (feeling tradition), comme des jugements (evaluative tradition) ou comme des motivations (motivational theory175). Bien que les affects ne soient pas toujours considérés comme centraux dans la définition des émotions, ils constituent cependant pour la plupart des théoriciens un élément majeur des réactions émotionnelles.

Un progrès important a été fait dans la précision du vocabulaire lorsque James Russell a introduit l’idée d’un « noyau affectif » (core affect) pour désigner l’état général, en constante variation, de l'organisme. On peut figurer ces variations de l’état général sur un double axe d'activation-désactivation d'une part, de plaisir-déplaisir d'autre part. Cet état affectif général est plus large que ce qu’on nomme ordinairement émotion, puisqu’il inclut des états comme la somnolence, la fatigue ou le stress176. L’état affectif général est décrit par Russell comme « pré-conceptuel », à la différence des épisodes émotionnels, à propos desquels l’organisation conceptuelle a une grande importance (ce qui sera important dans l’optique de l’explication de ce que peut être une pensée émotionnelle) : « Core affect is a pre-conceptual primitive process, a

neurophysiological state, accessible to consciousness as a simple non-reflective feeling: feeling good or bad, feeling lethargic or energised177 ». Selon cette hypothèse, chaque sujet aurait accès, continuellement, à un sentiment général de se sentir plus ou moins bien ou mal, plus ou moins

174 Kenneth Asher, Literature, Ethics, and the Emotions. Cambridge: Cambridge University Press, 2017, p.82. 175 Scarantino and De Sousa, art.cit.

176 J. A. Russell, art.cit., 2003, p.154.

177 J.A. Russell, « Emotion, core affect, and psychological construction », Cognition and Emotion, 2009, 23 (7), p.1264.

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calme ou excité physiologiquement, les deux dimensions se combinant de différentes manières sur un axe à deux dimensions, comme il apparaît sur le schéma ci-dessous :

Extrait de: James A.Russell, « A Circumplex Model of Affect », Journal of personality and Social

Psychology, 1980: 39(6), 1161-1178.

Cette hypothèse permet de refuser le postulat d’émotions de base universellement partagées (classiquement la joie, la tristesse, la peur, le dégoût, la colère et la surprise), qui fait face à de nombreuses difficultés expérimentales178. Pour la perspective “dimensionnelle” défendue par Russell, les émotions sont construites à partir d’un état affectif global, sur le modèle : episode émotionnel = affect de base (core affect) + conceptualisation émotionnelle.

178 Lisa Feldman Barrett, How Emotions Are Made, Mariner Books, 2018 [2017]. Barrett reprend les différentes difficultés auxquelles sont confrontées les théories, longtemps largement dominantes, des « émotions de base ». L’idée n’est pas totalement remise en cause, mais est sujette à débat.

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Si on accepte l’idée de Russell, il devient possible de consolider la distinction entre l’affect et l’émotion proposée par Asher à propos de Lawrence. Reprenons pour illustrer ce point le court extrait de The Trespasser cité plus haut179.

L’interaction entre les deux femmes peut être comprise du point de vue des affects, en repérant à la lecture les deux éléments constitutifs de l’état affectif fondamental décrit par Russell : la

valence (plaisir / déplaisir) et l’activation (tension / détente). On peut ajouter à cette double

dimension une troisième, proposée par Osgood en 1969 et souvent reprise depuis : la puissance (potency) (dominant / dominé). Testons maintenant cette grille des qualités affectives, tout en sachant qu’il ne s’agit que d’une première lecture, relativement grossière, que les concepts émotionnels viendront enrichir par la suite.

Suddenly Helena broke off the music, and dropped her arm in irritable resignation. Louisa looked round from the piano, surprised.

‘Why,’ she cried, ‘wasn’t it all right?’ Helena laughed wearily.

‘It was all wrong,’ she answered, as she put her violin tenderly to rest.

‘Oh, I’m sorry I did so badly,’ said Louisa in a huff. She loved Helena passionately. ‘You didn’t do badly at all,’ replied her friend, in the same tired, apathetic tone. ‘It was I.’

When she had closed the black lid of her violin-case, Helena stood a moment as if at a loss. Louisa looked up with eyes full of affection, like a dog that did not dare to move to her beloved. Getting no response, she drooped over the piano. At length Helena looked at her friend, then slowly closed her eyes. The burden of this excessive affection was too much for her. Smiling faintly, she said, as if she were coaxing a child:

‘Play some Chopin, Louisa.’

‘I shall only do that all wrong, like everything else,’ said the elder plaintively. Louisa was thirty-five. She had been Helena’s friend for years.

‘Play the mazurkas,’ repeated Helena calmly.”

La relation de domination est très claire : Louisa est plus soumise et Helena domine l’interaction. On peut noter qu’Helena est dans un état désactivé-déplaisant, c’est-à-dire globalement triste. De ce point de vue très général, aucune distinction notable n’est faite entre les différentes qualités décrites par Lawrence : la résignation irritée (irritable resignation), le sourire las (« Helena

laughed wearily »), le ton fatigué et apathique (tired, apathetic tone), l’air égaré (as if at a loss),

la lenteur (slowly), le calme affiché (calmly), désignent un même état affectif général déplaisant et apathique. Tout lecteur pressé est sans doute capable de comprendre cela, comme le fait que Louisa est dans un plus grand état d’activation (elle est dite « surprise » (surprised), elle parle vivement (she cried), s’énerve (in a huff), aime son amie « passionnément » (passionately)),

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mais également globalement déplaisant, comme on voit aux remarques désobligeantes qu’elle fait à propos d’elle-même (« I’m sorry I did so badly », « I shall do that all wrong, like

everything else », elle parle également « plaintivement » (plaintively)). Peut-on situer les deux

femmes sur le cercle à deux dimension proposé par Russell ?

Helena Louisa

On peut ajouter que les lieux font eux aussi l’objet d’une description affective, puisque la cheminée de la chambre est dite « serene », le petit Bouddha de pierre « impassive, locked in his

renunciation », et la lampe et la plante verte sont présentées comme « the only objects of sympathy in the room », et, avec le feu, « seemed friendly ». Des passages entre les objets et les

personnages soulignent ces informations, comme le fait que les cheveux d’Helena soient de la même couleur que la pierre du Bouddha. On voit dans l’omniprésence de ces qualités affectives une différence majeure avec une description « objective » de la scène. Ce qui fait le caractère « littéraire » de ce passage, c’est notamment cette saturation affective de tous les éléments en présence.

D’un point de vue dynamique, ce qui advient dans le chapitre n’est rien d’autre qu’une tentative d’un jeune homme : Bryne, de transformer une situation globalement figée et malheureuse.

« irritable resignation », « laughed wearily »,

« tired, apathetic tone », « as if at a loss », « slowly », « calmly », « faintly » « Surprised », « she cried », « in a huff », « passionately », « I’m

sorry I did so badly »,

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Louisa Helena Bryne

Dès qu’Helena commence à parler à Bryne, son état affectif se transforme : « she glanced up

suddenly, her blue ayes, usually so heavy and tired, lighting up with a small smile ». Les termes

s’enchaînent alors à propos d’Helena : « she smiled », « peculiar joy », « she smiled at him

again », « lovingly », « softly », « with curious joy ». Mais Bryne refuse cette première

ouverture, dans laquelle il voit une forme de complaisance pour la tristesse et le deuil qui enveloppent la jeune femme. La réaction affective est brutale, Helena devenant « suddenly

cold », « sneer », « acid tone ». Bryne doit insister (« smiling quickly, gently »), puis « smiled brillantly » en déclarant : « I am April ». Helena hésite, déclare : « I am too tired to bud », mais

est malgré tout ranimée par la passion du jeune homme (« roused her when she did not want to

be roused, when moving from her torpor was painful »). Le chapitre se finit sur un échec relatif,

Bryne finissant « full of hate and tasting of ashes ». Les thèmes du trio amoureux et d’une régénération par un jeune homme sont typiques de Lawrence (on retrouve par exemple la même configuration dans la nouvelle The Fox (1922) par exemple), mais ce qui nous intéresse est simplement de souligner l’omniprésence des marqueurs affectifs, et la possibilité de limiter la lecture à une dynamique affective.

Il y a de bonnes raisons de penser que la saisie de ces qualités affectives, notamment concernant le plaisir/déplaisir, est relativement aisée. Des études montrent en effet que la perception des affects, en particulier la polarité plaisir / déplaisir, est plus aisée et plus universellement appréhendable qu’aucune autre forme de compréhension émotionnelle. Des enfants de deux à trois ans sont ainsi capables de reconnaître des états affectifs globalement positifs ou négatifs, alors qu’ils sont incapables de distinguer des états émotionnels

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différenciés180. Ces enfants classent notamment dans une même catégorie la tristesse et la colère. Ils distinguent bien des états affectifs, mais sans maîtriser les catégories émotionnelles. Il semble que la maîtrise du langage joue un rôle déterminant dans la capacité à discriminer finement des états émotionnels, contrairement aux états affectifs qui dépendent moins de cette compétence langagière. Des sujets atteints d’une maladie neuro-dégénérative nommée « démence sémantique » (semantic dementia), qui ont des difficultés à retenir des mots et des concepts, parviennent à classer des photographies expressives selon leur tonalité générale plaisante ou déplaisante, sans réussir à discriminer entre des émotions différentes181. On peut dire, et c’est ainsi que l’on souhaite mobiliser l’opposition proposée par Asher, que ces patients sont capables de distinguer des affects, mais pas des émotions. Par affect on entend donc avec Russell un sentiment physiologique général de l’état de son corps (plaisant/déplaisant, activé/désactivé, actif-dominant/passif-dominé).

L’émotion est un état plus complexe, qui implique la participation de catégories langagières plus ou moins fines, parfois appelées « concepts émotionnels ». Comme le résume Lisa Feldman Barrett, la perception même des émotions exige la possession et l’utilisation de tels concepts : « people see emotion in a face only if they possess the corresponding emotion

concept182». Si un sujet ne dispose pas des catégories adéquates, il ne verra tout simplement pas l’émotion en question, même s’il peut juger globalement qu’il a affaire (en lui ou chez un autre) à un état plutôt plaisant ou déplaisant. Autrement dit il est possible de saisir une réalité affective sans comprendre ce qui se joue d’un point de vue émotionnel. Pour le lecteur du passage cité plus haut, l’état plaisant-déplaisant des personnages est facilement identifiable (peut-être moins clairement pour Helena, étant donné les variations qu’elle subit au cours du chapitre), alors que les réalités émotionnelles décrites exigent une lecture attentive et éclairée.

Du point de vue du « constructivisme psychologique », les émotions ne sont donc pas des éléments de base biologiquement « pré-câblés », mais les résultats de processus culturels complexes d’élaboration, développés à partir des réactions affectives. Ces dernières, en particulier en tant qu’elles expriment une certaine valence (un degré de plaisir / déplaisir), peuvent être considérées comme les véritables éléments à partir desquels les émotions sont

180 James A. Russell and Sherri C. Widen, « Children acquire emotion categories gradually », Cognitive

Development 23, 2008, p.291-312.

181 Barrett, op.cit., p.46-47.

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instituées. Les émotions seraient, pour le dire autrement, des catégorisations langagières,

socialement contextualisés, d’états affectifs complexes.

Ces états affectifs se rapprocheraient davantage des humeurs (moods) que des émotions, notamment par leur caractère non intentionnel. Car si les émotions sont généralement tournées vers des objets (ce n’est pas toujours clair, dans l’angoisse par exemple183), ce n’est pas le cas des processus affectifs au sens où l’entend Russell :

Cognitive events, such as beliefs or percepts, are intrinsically about something: They have Objects. In contrast, core affect per se is not about anything. That is, core affect can be experienced in relation to no known stimulus - in a free-floating form - as seen in moods184.

L’attribution d’un objet est un élément déterminant permettant de distinguer l’affect des constructions émotionnelles plus complexes. Le fondement des émotions serait cet état affectif dynamique, qui existe et se transforme continuellement (« a person always has core affect » note Russell), même s’il n’occupe évidemment pas l’attention consciente et peut rester « at the

background of the person’s conscious world ». Les causes des variations du noyau affectif (de la

saisie d’un état physiologique général) sont très nombreuses, et Russell inclut, au-delà des phénomènes conscients de ce qui peut nous réjouir ou nous attrister, des processus subliminaux comme l’activité cellulaire, les activations hormonales ou même l’ionisation de l’air185. Tous ces phénomènes influeraient en permanence sur l’état physiologique global dans lequel se trouvent les agents. Pour autant il ne s’agit pas de distinguer une dimension affective « naturelle » et une dimension émotionnelle « culturelle », puisque d’une part les émotions reposent sur des processus biologiques en partie déterminés par l’évolution et possédant un fort intérêt adaptatif, et puisque d’autre part des événements purement symboliques (comme le fait d’apprendre par téléphone la mort de quelqu’un) peuvent bouleverser l’état affectif d’un agent. La distinction entre affect et émotion passe plutôt par une plus ou moins grande élaboration conceptuelle.

L’affectivité a de ce point de vue une triple fonction littéraire :

i) D’une part elle fournit au lecteur les éléments de base à partir desquels l’auteur peut élaborer des catégories émotionnelles originales.

ii) D’autre part elle induit chez le lecteur un certain état affectif, de façon à lui faire apparaître le monde d’une certaine manière. On sait en effet que l’état affectif influence

183 Heidegger voyait dans l’angoisse (Angst) « la présence du rien ». Cf. « Qu’est-ce que la métaphysique ? », R.Munier (trad.), Cahier de l’Herne - Heidegger, p.57.

184 James A. Russell, « Core affect and the Psychological Construction of Emotion », Psychological Review, 2003.

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la perception, notamment en focalisant l'attention sur les éléments qui possèdent la même valence. Ainsi un sujet qui se trouve dans un état plaisant sera davantage porté à percevoir des informations positives sur son environnement, et par là à « surestimer » le caractère plaisant de la situation186. De même un lecteur s’identifiant avec les personnages peut être conduit à distribuer autrement son attention, et notamment à accepter des idées qu’il refuserait s’il se trouvait dans un état affectif différent. Les lecteurs de romans savent bien que les formules par lesquelles les romanciers réussissent à exprimer une pensée sont souvent sans valeur hors du contexte d’énonciation dans lequel elles apparaissent. Tout se passe comme si certaines « vérités » exigeaient un contexte affectif particulier pour être acceptées. Si la pensée romanesque est par excellence une pensée « située », c’est d’abord parce qu’elle implique un état affectif dynamique, comme une condition de son effectuation et de sa réception. En cela une telle pensée se distingue de la pensée savante ou philosophique, qui se propose au contraire de valoir universellement, c’est-à-dire indifféremment à l’état affectif de celui qui produit l’idée comme de celui qui tente de la comprendre. Cela revient-il à dire que les « vérités » romanesques ne sont en aucune façon généralisables ? Certes non, et les réflexions sur le contextualisme montrent bien qu’inclure le contexte dans le contenu d’une pensée ne signifie pas pour autant relativiser complètement la portée de cette pensée. L’hypothèse contextualiste que l’on défend ici souligne simplement le fait qu’une pensée romanesque est inséparable de son contexte d’énoncation. Le récit, en tant qu’il fournit un certain contexte affectif et « prépare » le lecteur à entendre davantage certaines idées que d’autres, fait partie intégrante de la pensée romanesque, et n’en constitue en aucune façon un simple décor contingent.

iii) La troisième fonction littéraire de l’affectivité repose sur le phénomène de « transfert d’activation 187», par lequel un certain degré d’activation physiologique peut être déplacé d’une situation à une autre. On sait par exemple qu’on sera davantage effrayé par un aboiement intempestif si on est en train de faire du sport que si on marche tranquillement, ou que l’excitation sexuelle peut être décuplée par une dispute préalable, l’activation physiologique étant dans ces cas « transférée » d’une situation à l’autre. Il est possible de la même manière qu’une excitation du lecteur, suscitée par exemple au moyen d’un

186 Joseph Forgas, « Mood and Judgment: The Affect Infusion Model (AIM) », Psychological Bulletin, 117(1):39-66, 1995.

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suspense bien ménagé, permette de potentialiser autre chose, une scène émotionnelle ou un problème plus théorique, de façon à en transformer le sens.

Mais le plus important concernant l’affectivité tient sans doute au rôle qu’elle joue dans l’élaboration des émotions. Elle constitue en effet pour certaines traditions, notamment par sa valeur de plaisir / déplaisir, la « brique fondamentale188» (basic building block) permettant de construire les émotions. Pour reprendre le passage de The Tresspasser cité plus haut, nous avons dit que la perception affective de ce qui s’y joue constituait un premier niveau de lecture. Bien entendu l’intérêt du texte tient davantage aux constructions émotionnelles dont les variations affectives fournissent l’occasion. Helena n’est pas simplement « triste et apathique », elle est dans un état complexe et ambivalent, fait notamment de dissimulation vis-à-vis de son amie. Elle est triste, mais les émotions qui sont les siennes, subtilement évoquées dans le cours du texte, donnent l’occasion au lecteur de saisir une manière originale de catégoriser et de comprendre cette tristesse, donc en même temps une manière possible de vivre cette tristesse (de l’éprouver, de l’utiliser socialement, de prendre position par rapport à elle). La même chose est vraie des efforts de Bryne pour la faire « revivre ». C’est notamment dans ce travail de catégorisation émotionnelle que se révèle le talent de Lawrence. Et c’est cet art de catégoriser que l’on peut désigner comme une pensée émotionnelle, en tant qu’elle force le lecteur à s’interroger à son tour, lui fournissant l’occasion d’une véritable éducation émotionnelle. Car ce sont bien les instruments pour dire l’expérience émotionnelle, au-delà des remarques affectives de base (je me sens bien, je ne me sens pas bien), qui font cruellement défaut à beaucoup de gens. Comme le dit Lawrence un véritable langage des sentiments manque : « we have no language for the

feelings189». Réussir à inventer un langage émotionnel capable de rendre compte des variations affectives les plus subtiles, c’est donner sens à ce fond de variation physiologique qui constitue la texture même de notre vie. Passer de l’affectif à l’émotionnel avec art permet au lecteur de mieux interpréter, en lui-même et chez les autres, des variations affectives qui risquent de rester lettres mortes. Or c’est bien, en partie du moins, parce que Louisa est incapable de comprendre affectivement Helena, que leur relation est condamnée à mourir. Apprendre à catégoriser autrement nos états affectifs et ceux des autres, voilà en quoi la littérature peut être utile, voilà ce qu’elle peut nous apporter. Il ne s’agit pas à proprement parler d’un savoir, mais plutôt d’un art

188 Lisa Feldman Barrett, « Valence is a basic building block of emotional life », Journal of Research in Personality 40, 2006, p.35-55.

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de l’appréhension et de la catégorisation, c’est-à-dire encore de ce qu’on peut appeler une pensée.

Les catégorisations émotionnelles contribuent à donner sens à ce que nous vivons

Dans le document D. H Lawrence et la question de la pensée (Page 65-87)