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Autocritique dans Mr Noon (1920)

Dans le document D. H Lawrence et la question de la pensée (Page 104-107)

L’étroitesse émotionnelle, l’impuissance à construire une réaction émotionnelle adaptée face à une situation imprévue, n’est pas réservée aux « bourgeois ». Lawrence raconte par exemple, dans un passage quasi-biographique de la deuxième partie du roman inachevé Mr Noon (1920) l’expérience d’une incapacité à donner un sens émotionnel convenable à certaine expérience. La seconde partie du roman, écrite un an après la première, ressemble à un récit presque factuel de souvenirs de Lawrence vieux de huit ans. Comme le note un critique : « In part II, Gilbert

suddenly becomes […] Lawrence in Germany in 1912 […] in thinly fictionalised form269 ». Que se passe-t-il dans ce texte ? Johanna (une figure assez directement inspirée de Frieda) annonce brutalement à Gilbert (Lawrence) qu’elle l’a trompé deux jours auparavant avec un de leur compagnons de route. À ce moment du récit, toujours factuellement cohérent par rapport aux données biographiques de Lawrence (« a factually accurate and barely fictionalized

account of Lawrence and Frieda's early sexual relations270 »), Gilbert ne sait pas quoi éprouver, et fait l’expérience d’un choc affectif qui n’entre dans aucun scénario disponible pour ce jeune amant éberlué. Rappelons que Lawrence a rencontré Frieda en mars 1912 (il a 26 ans), et que les péripéties racontées dans Mr Noon ont eu lieu dans la réalité autour du mois de mai 1912, soit à peine trois mois après la première rencontre entre Lawrence et Frieda. Dans ce moment privilégié de l’amour, alors que Lawrence s’émerveille à l’idée d’avoir trouvé la femme de sa vie et qu’il fuit avec elle à travers l’Europe, il doit faire face à cette annonce brutale : elle l’a trompé deux jours plus tôt avec un compagnon de route qu’il considérait comme un camarade. La situation déjoue tellement ses attentes qu’il ne sait pas quoi éprouver. Les termes employés dans le texte sont remarquables : « […] it was such a surprise to him, that he did not know what to feel, or if he felt anything at all. It was such a complete and unexpected statement that it had not

really any meaning for him271 ». Le lendemain de cette annonce Gilbert continue à suspendre toute construction émotionnelle définie : « He did not attempt to realize it imaginatively. On the

contrary, he left it as a mere statement, without real emotional force272 ».

À cet engourdissement émotionnel, à cette impuissance à consruire une réaction émotionnelle originale, succède une forme de sentimentalisme : Gilbert tente de réintégrer l’événement dans un ordre acceptable, c’est-à-dire de l’intégrer à un récit culturellement

269 DHL, Mr Noon, p.xix.

270 Brenda Maddox. D. H. Lawrence, the Story of a Marriage. New York: Simon & Schuster, 1994, p.11.

271 DHL, Mr Noon, p.276.

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reconnu. Il prétend alors jouer l’amant qui pardonne, exalté par sa propre abnégation (« ‘Never

mind, my love,’ he said. ‘Never mind. Never mind. We do things we don’t know we’re doing.’ And he kisses her and clung to her passionately in a sudden passion of self-annihilation »). Le

christianisme offre à Gilbert un cadre acceptable pour reconnaître et donner sens à ce qui lui arrive. On voit bien en quel sens une émotion peut être, selon la définition célèbre d’un défenseur d’une forme radicale du constructivisme émotionnel, un « rôle social transitoire273 » (a

transitory social role). C’est parce que Gilbert ne sait pas quel rôle adopter qu’il ne sait pas quoi

éprouver (« he did not know what to feel »). Dès qu’il s’identifie à un rôle défini, les attitudes et le vécu émotionnel lui reviennent. Ce rôle, pourtant, Johanna refuse de l’entériner. Plus mûre et moins idéaliste que le jeune Gilbert (Frieda a six ans de plus que Lawrence), elle perçoit le mensonge affectif nécessaire au déploiement du rôle de l’abnégation chrétienne. « […] she did

not like his convulsion of selflessness by means of which he soared above a fact which she faced im with274 ». La réaction de Gilbert est une esquive, un mensonge, un refus de voir la réalité en face. Non pas qu’il soit entièrement responsable de ce mensonge. Il ne faut pas oublier que l’attitude la plus volontariste concernant les émotions n’ignore pas qu’il existe un fond de passivité dans toute expérience affective – ce pourquoi on a longtemps pensé l’émotion comme une passion, un pathos, c’est-à-dire avant tout quelque chose que l’on subit. Gilbert ne choisit pas sa réaction émotionnelle complètement librement. Mais il lui est malgré tout possible de changer de cadre interprétatif. Johanna, par sa résistance à l’euphorie sentimentale, incite Gilbert à trouver un scénario plus adéquat. De la même manière, l’écrivain a pour tâche de résister aux réflexes émotionnels de son lecteur, pour lui proposer ensuite d’autres scénarios possiblement plus adéquats. La répétition des émotions les plus évidentes désigne au contraire ce que Lawrence appelle le sentimentalisme.

Sentimentalism is the working off on yourself of feelings you haven't really got. We all want to have certain feelings: feelings of love, of passionate sex, of kindliness, and so forth. Very few people really feel love, or sex passion, or kindliness, or anything else that goes at all deep. So the mass just fake these feelings inside themselves. Faked feelings! The world is all gummy with them. They are better than real feelings, because you can spit them out when you brush your teeth; and then tomorrow you can fake them afresh.

On peut alors distinguer le fait d'éprouver une réaction émotionnelle, même culturellement construite (par exemple un sourire), de celui de produire volontairement en soi-même une telle réaction (s’efforcer de sourire à son travail par exemple). Dans le premier cas l'émotion arrive au

273 James Averill, “A constructivist view of emotion”, in Robert Plutchik & Henry Kellerman (Eds.), Theories of

emotion, New York: Academic Press, 1980, p.305-340.

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sujet (bien qu’elle soit socialement construite), dans le second elle est provoquée ; dans un cas elle est un événement (culturellement construit mais involontairement produit), dans l'autre un

acte automatisé. Le sentimentalisme est lié au second processus. Être sentimental, ce n'est ni être

ému ni feindre d'être ému, c'est s'efforcer, souvent de manière automatique et le plus souvent pour des raisons sociales, de provoquer en soi certaines dispositions émotionnelles. On peut dire de ce point de vue que la réaction de Gilbert face à l’annonce de Johanna est terriblement sentimentale – ce que Lawrence reconnaît puisqu’il ne manque pas de sévérité à l’égard du jeune homme qu’il a cessé d’être.

Est-il possible de distinguer l’expression d’une réaction émotionnelle authentique et celle d’une réaction sentimentale ? Des études expérimentales soulignent par exemple les différences concrètes qui existent entre un rire spontané et un rire volontaire.

Spontaneous laughter is less controlled, reflects a genuinely felt emotion, includes 'hard-to-fake' features, and is typically a reaction to outside events. Voluntary laughter, on the other hand, is part of more deliberate communicative acts, reflecting a signal that can be flexibly used to convey appreciation, polite agreement, or to deceive others during interaction275.

Malheureusement l’étude ne distingue pas le rire volontaire sincère du rire rire volontaire feint. La « flexibilité » (flexibility) de l’utilisation d’une émotion volontaire, soulignée dans l’article, fait écho à la remarque de Lawrence sur le fait que les émotions volontaires sont socialement plus pratiques et plus efficaces : « They are better than real feelings, because you can spit them

out when you brush your teeth ; and then tomorrow you can fake them afresh276 ». Des traits expressifs semblent malgré tout caractériser en propre le rire volontaire, comme le fait d'être (statistiquement) légèrement plus grave, plus bref et plus nasal277. Il est possible que les descriptions émotionnelles des écrivains correspondent à ces résultats, voire qu’ils puissent dans certains cas les guider. Des analyses cérébrales tendent par ailleurs à montrer une implication mentale plus forte dans le cas du rire volontaire (« less genuine laughter might implicate a more

active engagement of mentalizing processes278 »), implication qui ne paraît pas être éxigée de la

275 Leonor Neves et al., « High Emotional Contagion and Empathy are Associated with Enhanced Detection of Emotional Authenticity in Laughter », Quarterly Journal of Experimental Psychology, 71(11), 2018. DOI :

10.1177/1747021817741800

276 DHL, “John Galsworthy”, Study of Thomas Hardy and Other Essays (STH), Cambridge University Press, Ed. Bruce Steele. Cambridge: Cambridge University Press, 1985, p.207-220.

277 Leonor Neves et al., art.cit.

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part de celui qui perçoit le rire volontaire279. L'idée d'une influence plus grande des processus mentaux justifierait la caractérisation par Lawrence des sentiments volontaires comme « sentiments mentaux280 » (mental feelings). La question est toutefois de savoir ce que Lawrence reproche au juste à de telles émotions. Quel problème posent les émotions socialement induites, alors même qu’elles semblent socialement plus efficaces que les émotions plus spontanées ? Pourquoi Lawrence est-il si critique vis-à-vis de telles réactions émotionnelles, et en quoi y voit-il un mal que l’écrivain a pour tâche de combattre ? Quelle est la nature du reproche adressé au sentimentalisme ? Est-ce un reproche moral (et il faut alors montrer pourquoi il est moralement condamnable d’être sentimental) ? Un reproche esthétique (et il faut alors montrer en quoi la critique du sentimentalisme n’est pas seulement un rejet socialement fondé, une forme d’aristocratisme émotionnel qui s’attaquerait à toute réaction émotionnelle jugée trop « commune », au nom d’un raffinement supposé réservé à une certaine « élite » intellectuelle. Peut-il y avoir un « racisme émotionnel », comme Bourdieu parlait d’un « racisme de l’intelligence ») ?

Dans le document D. H Lawrence et la question de la pensée (Page 104-107)