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caractère périssable de l'idée

Dans le document D. H Lawrence et la question de la pensée (Page 42-48)

115 DHL, RDP, p.208.

116 Nietzsche soulignait la manière dont l’exaltation de l’amour et de la non-résistance pouvaient être comprises comme des formes raffinées de volonté de puissance. Nietzsche, L’antéchrist, E. Blondel (trad.), Flammarion, 1994.

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L'expérience humaine ne peut exister sans Idées ou principes organisateurs. Seulement ces Idées n'ont aucun caractère définitif, elles ne sont pas déposées dans le cœur de l'homme de toute éternité. Si les Idées peuvent mourir ou passer, il en va de même de leurs expre ssions particulières : « if no man lives for ever, neither does any precept117 », qu’il s’agisse de règles de conduite, ou plus simplement de termes permettant d’organiser notre expérience, comme le mot « home », qui apparaît à Constance Chatterley et à ceux de sa génération curieusement « annulé118 » (cancelled).

Comment les idées meurent-elles ? Justement de leur nécessaire partialité. D'abord vivifiante, toute sélection finit par épuiser ses possibilités : « mankind is always exhausting

its human possibilities, always degenerating into repetition, torpor, ennui, lifelessness119 ». Les tendances écartées par la partialité d'une idée font retour, de plus en plus vigoureusement, à mesure que le principe dominant s'épuise ou que paraît « la vacance du vieux moule fatigué120 ». Il y a quelque chose comme un retour du refoulé au niveau des principes eux-mêmes, une « insistance à être121 » de ce qui a (toujours déjà) été écarté. Les tendances et les affections mises à l'écart par l'Idée dominante co ntinuent d'exister sous forme enveloppée. Obscures, inconscientes, elles accompagnent l'expérience vécue comme une ombre et la travaillent secrètement.

Chaque époque a ses concepts, ordonnant un horizon d’expériences ainsi que toute une frange d’impensé, qui est bien là, niché au cœur de l’expérience, mais replié, étouffé, manquant de concepts pour s’accomplir comme expérience. Il y a des proto-expériences qui s’étranglent dans les gorges, parce que les mots pour les dire font défaut, parce qu’aucune histoire n’est disponible pour les articuler.

Cette part exclue de cette totalité que Lawrence appelle Vie doit finir par faire retour, comme une couleur « appelle » sa complémentaire. « This Life that we have shut out

from our own living must in the end turn against us and rend us122 ». Aucune vie n'est capable de totaliser l'ensemble des possibilités de la Vie. Toute vie n'est jamais qu'une coupe particulière prise sur la totalité des virtualités de la Vie, ou encore une figure

117 DHL, RDP, p.169. Cf. aussi p.209 : « Everything human, human knowledge, human faith, human emotion,

all perishes ».

118 DHL, LCL, p.62.

119 DHL, RDP, p.370.

120 Stéphane Mallarmé, « Crise de vers », Divagations, Skira, 1943 [1897], p.216.

121 Jacques Lacan, Séminaire 2. Le Moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, Seuil, 1978.

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stabilisée du chaos du monde. « Man must wrap himself in a vision, make a house of

apparent form and stability, fixity. In his terror of chaos he begins by putting up an umbrella between himself and the everlasting whirl. Then he paints the under -side of his umbrella like a firmament123 ». Il n'y a là rien de désespérant, puisque choisir telle ou telle facette de l'humanité stimule la vie humaine et rend possible une expérience forte et significative. Mais progressivement ce qui a été refoulé fait retour et empoisonne la vie jusqu'à être reconnu ouvertement comme un besoin nouveau. Alors l'idée vivante et dynamique, le principe qui dessinait jusqu’ici un contour à l'expérience pour la rendre authentiquement humaine devient comme un vêtement sans corps. L'écart se creuse entre ce qui affecte réellement un individu ou un groupe d’une part, et la forme qu'est supposé prendre ce vécu d’autre part. Autrement dit, lorsqu'une Idée ne répond plus à ce que la vie exige, lorsque la compréhension de l'expérience fait violence pour s'imposer contre l'expérience, alors il faut dire qu'une Idée est morte, qu'il faut l'abolir, chercher ailleurs, forger des idées nouvelles qui obéissent à un principe nouveau.

When the Life that we exclude from our living turns to poison and madn ess in our veins: then there is only one thing left to do. (…) we have to germinate inside us, between our undaunted mind and our reckless, genuine passions, a new germ. The germ of a new idea. (…) and this germ will expand and grow, and flourish to a great tree, maybe. And in the end die again. Die like all the other human trees of knowledge124.

La métaphore organique inscrit dans la notion même d’idée l’horizon de son épuisement. Les Idées sont mortelles parce qu'elles sont toujours partielles. Si c'est la finitude qui rend l'humain dépendant de ses idées, c'est également elle qui le pousse à forger toujours de nouvelles idées, sans que jamais aucune d'entre elles ne puisse embrasser la totalité de l'expérience possible. Toute idée n'est qu'une perspective prise sur la totalité intotalisable du monde et de l'expérience que l’on en fait. C'est pourquoi non seulement aucune idée n'est éternelle, mais il faut dire plus largement qu'aucune idée n'est universelle. Chaque peuple, chaque époque doit trouver ou retrouver les idées qui lui seront les plus adéquates (le perspectivisme n’est pas un relativisme et toutes les idées ne se valent pas, bien que leur valeur dépende toujours d’un contexte d’utilisation). C'est le rôle social des penseurs de renouveler ainsi les idées disponibles, de façon à limiter l’écart entre les expériences du monde et ce qui les ordonne et leur donne sens. On peut désespérer d'idées toujours à

123 DHL, Preface to Chariot of the Sun by Harry Crossby, Phoenix, p.261.

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refaire ou à repenser, mais on peut aussi y voir le signe d'une dimension organique de la pensée. Une idée naît, vit et meurt comme le font les êtres vivants.

De cet organicisme Lawrence tire des conséquences radicales sur la nature de la vérité. Une idée devient vraie, puis cesse de l'être, si bien qu'on peut énoncer sans contradiction ce qui semble une confusion ou un paradoxe invraisemblable du point de vue de la conception classique de la vérité : « the old great truths had been true125 ». La vérité perd par là son absoluité temporelle, mais elle acquiert en même temps une légèreté nouvelle. Il faut dire de la vérité ce qu'on peut dire de la finitude humaine : que sa mortalité la rend paradoxalement plus précieuse, que sa valeur tient à sa fragilité même. Désespérer de cet état de fait n'aurait pour Lawrence aucun sens, pas plus que de renoncer à planter un arbre parce qu'on sait qu'il mourra un jour.

Everything human, human knowledge, human faith, human emotion, all perishes. And that is very good; if it were not so, everything would turn to cast iron. There is too much of this cast iron today.

Because I know the tree will ultimately die, shall I therefo re refrain from planting a seed? Bah, it would be conceited cowardice on my part126.

Le courage consiste au contraire à penser et à développer un principe, tout en sachant que ce qu'on pense ne vaudra pas éternellement. La difficulté tient à cette tension entre une croyance sincère à la vérité du principe que l'on suit, et d'autre part une lucidité quant au caractère mythique de l'absoluité de cette vérité. Le penseur se trouve ainsi vis -à-vis de ses pensées dans la situation ironique, puisqu’il doit croire à ses idées sans croire qu’elles dureront toujours. C’est peut-être une difficulté de la condition humaine que de parvenir à investir des vérités partielles, à accepter de donner son temps et la substance même de sa vie à des « vérités » qui n’en seront plus demain. L’art de s’illusionner est sans doute ici décisive, comme le note de manière plaisante Éric Satie à propos des de ses Morceaux en

forme de poire : « Mr Satie est plein de sa nouvelle œuvre. Comme si c'était la plus belle

jamais écrite. Peut-être est-ce faux, mais il ne faut pas lui dire, il ne le croirait pas127 ». En termes plus philosophiques : la philosophie doit assumer d’être son propre mythe.

Ces idées ont sans doute quelque chose d’encore confus, imprécis, et même de relativement banal. Il suffit de comparer ce que dit ici Lawrence aux développements

125 DHL, WIL, p.335.

126 DHL, RDP, p.209.

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subtils d’Aristote sur la puissance et l’acte pour se demander le sens qu’il y a à prendre au sérieux ces textes. Mais l’important, dans la pensée de Lawrence, est moins son contenu conceptuel que la manière singulière dont sa pensée se déploie. Ce n’est sans doute pas particulièrement visible dans les textes que nous avons évoqués pour l’instant. Mais ces textes sont utiles pour souligner, en guise d’introduction, l’importance de la notion d’idée pour Lawrence, au moins pendant les années 1915-1919. Que les concepts manquent de précision n’ôte rien à l’essentiel : les idées ne sont pas, pour Lawrence, des idéalités exsangues auxquelles il faudrait opposer la pleinitude des affects et des œuvres ; elles ne sont pas une médiation arbitraire et artificielle auxquelles il s’agirait d’opposer un rapport « primitif » au monde naturel. Si l’art lui-même est dépendant d’une « métaphysique », si toute action humaine, comme aussi tout affect, tire sa forme singulière de sa dépendance à une Idée, alors il paraît légitime de s’interroger sur le statut de la pensée telle que Lawrence la pratique dans ses œuvres littéraires. Les essais ne sont pas philosophiquement pertinents, à moins d’y chercher des éclaircissements quant au statut de la pensée telle que Lawrence se la représente et la pratique. Il ne s’agit donc pas de voir dans les essais ou les lettres une « clé » théorique permettant de saisir d’un regard la « vérité » des œuvres de fiction ou des poèmes, pas plus qu’un résumé des idées de Lawrence. C’est une erreur typique des lectures philosophiques d’exagérer l’importance théorique des œuvres littéraires, et le fait d’accorder un statut important aux essais peut être une forme de cette illusion. Mais Lawrence a bien écrit de nombreux essais (qui constituent trois volumes de l’édition des œuvres complètes128, sans compter les lettres et les critiques littéraires), et les « littéraires » ont peut-être tendance quant à eux à en minimiser l’importance. D’où la tentation de « tordre le bâton dans l’autre sens », quitte à donner l’impression d’accorder une valeur exagérée à ces textes. La lecture des quelques passages cités ici a pour seule fonction d’effacer des lectures exagérément anti-intellectualistes, pour lesquelles la question de la pensée lawrencienne n’a de sens que comme saisie quasi-mystique d’une vérité irrationnelle. Or il y a bien, chez Lawrence, un souci de rationalité, un effort pour dégager des lignes d’intelligibilité que l’on peut analyser rationnellement, même si ce n’est pas avec les outils classiquement mobilisés par la philosophie. C’est tout ce que nous voulions montrer.

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Chapitre 2

U

NE PENSÉE ÉMOTIONNELLE

Les émotions sont omniprésentes dans les romans et les nouvelles de Lawrence. En quel sens contribuent-elles à définir une pensée émotionnelle ?

Lecteurs et critiques ont généralement reconnu l’importance de l’affectivité dans l’œuvre de Lawrence. Dès les premiers poèmes publiés, des critiques remarquent que « le sentiment est là129» (feeling [is] there). F.R. Leavis notait pour sa part que Lawrence possédait « une faculté remarquable de rendre la passion et l'émotion130» (an unconventional power in the rendering of

passion and emotion). Sartre notait dans le même sens : « Lawrence excelle à suggérer, tandis

qu’il semble seulement décrire la forme et les couleurs des objets, ces sourdes structures affectives qui en constituent la plus profonde réalité131 ». Les critiques les plus défavorables ont reconnu l’importance des émotions dans les textes de Lawrence, même si c’est pour en souligner le caractère déréglé et esthétiquement fautif. C’est par exemple le cas de John Middleton Murry, le « meilleur ennemi » de Lawrence, qui écrivait en 1920 dans un critique particulièrement sévère : « Women in Love is five hundred pages of passionate vehemence132 », ce qui dans le contexte de son article était loin d’être un compliment. Un autre critique de l'époque voyait en Lawrence un sauvage déchaîné, incapable de manifester la moindre retenue : « a man who has

been assured by someone that restraint is nonsense, that nothing is of importance save a violent, unthinking outpouring of feelings and perceptions ; unselected, unarranged, and expressed with a conscious disregard for personal dignity133 ». Comme l’insistance à évoquer la sexualité, l'omniprésence des émotions témoignerait, du point de vue de ces détracteurs, d’une absence criante de maîtrise de soi, capacité essentielle dont on a pu dire qu’elle était la condition de toute

129 Henry Yoxall, « On four poems in ‘Books and Pictures’, Schoolmaster », D.H. Lawrence, the Critical Heritage (ed. R.P. Draper). London and New-York: Routledge, 1997 [1970], p.31.

130 J.R.Leavis, D.H.Lawrence, novelist, Penguin Book, 1994 [1955], p.19.

131 Sartre, L’imaginaire, Gallimard, col. “Folio Essais”, 2009, p.139.

132 John Middleton Murry, Reminiscences of D.H. Lawrence, Holt, 1933, p.216.

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civilisation134. Qu'on y reconnaisse la puissance évocatrice d'une vision ou l'impuissance à réguler ses affects, dans tous les cas il semble admis que les textes de Lawrence sont saturés de remarques d'ordre émotionnel. Si ce point nous intéresse, c’est précisément parce que les traités de philosophie sont le plus souvent, quant à eux, particulièrement peu fournis de ce point de vue. C’est sans doute ce qui fait leur force particulière, mais c’est aussi ce qui peut apparaître comme une forme de « dissociation », au sens psychologique, entre les pensées et les émotions. Le roman, au contraire, pense en amont de ce partage. Cela ne signifie pas nécessairement que le roman doive « remplacer » les « carences » émotionnelles du discours philosophique, mais que l’intérêt proprement philosophique de l’étude du roman se trouve, entre autres choses, dans cette densité émotionnelle absente des traités de philosophie. Comme le note Martha Nussbaum : « les qualités précises qui rendent les romans si différents des traités abstraits dogmatiques sont, pour nous, la source de leur intérêt proprement philosophique135 » (the very qualities that make the

novel so unlike dogmatic abstract treatises are, for us, the source of their philosophical interest).

Que les romans de Lawrence contiennent des éléments émotionnels est une évidence ; la question est de savoir en quel sens ces représentations émotionnelles peuvent servir au déploiement d’une pensée romanesque. Or si une telle pensée romanesque a été bien étudiée dans certains cas célèbres, comme Müsil136 ou Proust137, Lawrence n’a pas bénéficié, en tant que penseur, de la même attention de la part des commentateurs.

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