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Métaphore et analogie

Dans le document D. H Lawrence et la question de la pensée (Page 183-186)

LE STATUT AMBIGU DES PANSIES

3.4. Une pensée métaphorique ?

3.4.3 Métaphore et analogie

Une manière possible de préciser ce point consiste à identifier la métaphore à une « fusion analogique493 » entre le phore (comparant, image concrète) et le thème (sujet comparé, notion abstraite). C’est en ce sens qu’Aristote donnait l’exemple suivant : « ce qu’est la vieillesse à la vie, le soir l’est au jour. On dira donc le soir vieillesse du jour et la vieillesse soir de la vie494 ». Perelman et Olbrechts commentent ainsi l’effet métaphorique produit : « il s’agit, à partir de l’analogie « A est à B comme C est à D » d’une expression « C de B » pour désigner A495 ». Soit l’analogie entre les deux rapports suivants :

493 Chaïm Perelman & Lucie Olbrechts-Tyteca, Traité de l’argumentation, la nouvelle rhétorique, PUF, 1958, p ?

494 Aristote, Poétique, XXI, 13.

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A (la vieillesse) B (la vie) C (le soir) D (le jour)

On peut transcrire l’analogie ainsi : « A est à B ce que C est à D, c’est-à-dire ici : la vieillesse est à la vie ce que le soir est au jour ». La métaphore consisterait alors à user de l’analogie pour parler, par raccourci, de C de B, soit ici du « soir de la vie ». On peut de ce point de vue considérer la métaphore comme « une analogie condensée496 ». Ce rapprochement de deux domaines « facilite la réalisation d’effets argumentatifs497 ». La question est pour nous de savoir si cette « fusion analogique » peut également produire des effets de pensée, et pas seulement des effets de persuasion.

Un des effets de sens produit par l’usage des métaphores tient à l’ambiguïté du signifié qu’elles produisent. Il est ainsi parfaitement possible d’interpréter le texte de « Our day is

over498 » comme une description de la vie de Lawrence et du sentiment qu’il peut avoir de l’imminence de sa mort. « Our day » ne renverrait alors pas à « notre époque », mais plutôt à « une vie », comme dans l’expression « ses jours sont comptés ». On pourrait également concevoir que le poème décrive directement l’arrivée de la nuit et son pouvoir apaisant ou rafraîchissant (Lawrence écrit la plupart de ses Pansies sur la côte méditerranéenne). On aurait ainsi, plutôt qu’une analogie entre deux rapports, une suite d’analogies possibles :

A (la nuit) B (le jour)

C (la mort) D (la vie)

496 Perelman & Olbrechts, op.cit., p.535

497 Id., p.536.

498 Rappelons le texte : Our era is dying yet who has killed it? Have we, who are it?

In the middle of voluted space its knell has struck.

And in the middle of every atom, which is the same thing, a tiny bell of conclusion has sounded.

The curfew of our great day

the passing-bell of our way of knowing the knell of our bald-headed consciousness the tocsin of this our civilisation.

Who has struck the bell? Who rang the knell? Not I, not you, yet all of us [...]

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E (la modernité, l’après-guerre) F (l’avant-guerre) G (Etc.)

La mise en suspens du signifié (le texte du poème ne permettant pas de trancher) permet un effet singulier de superposition virtuelle des analogies, chacune influençant les autres en les développant dans une certaine direction. Plus on lirait et relirait le texte en envisageant des interprétations différentes, plus le sens dériverait et se chargerait des possibilités multiples d’interprétation. Perelman et Olbrechts ont bien vu ce point. Ils font la remarque suivante à propos de l’Ode à Cassandre de Ronsard : « toutes ces analogies, présentes simultanément à l’esprit, se fécondent et s’influencent mutuellement, suggèrent des développements variés, entre lesquels seul le contexte permettrait un choix, rarement dépourvu de toute ambiguïté et de toute indétermination499 ». La pensée métaphorique se caractériserait ainsi par une ambigüité

constitutive du signifié, une indécidabilité quant au sens. C’est à la fois ce qui ferait son

« obscurité » et sa fécondité. Car ce qui peut apparaître comme un obstacle ou un défaut permet en même temps le développement d’une signification plurielle, opérant par recouvrement et « instabilisation », glissement continu et fragmentation, des différents sens possibles. La puissance métaphorique tiendrait au fait que les différents sens possibles d’un énoncé métaphorique ne demeurent pas isolés, comme des possibilités abstraites qu’un acte interprétatif devrait distinguer, mais coexistent virtuellement lors de la lecture, comme l’harmonie musicale (verticale) se superpose à la ligne mélodique ou contrapunctique (horizontale), pour offrir au discours une deuxième dimension signifiante. La métaphore produirait des effets d’attraction

sémantique entre les différents sens possibles des analogies qu’elle condense. Le sens de chaque

terme de la série analogique (la nuit, la mort, la modernité) serait étiré, étendu hors son champ sémantique ordinaire à la fois par « la tendance au dépassement propre à l’analogie », et par la mise en suspens de la décision quant au signifié.

Or ce brouillage du sens par prolifération de possibilités instaure une « déviance de catégorisation », une oscillation quant au cadre adéquat pour fixer un sens. La métaphore jette un certain trouble dans le cadrage ordinaire : « pour reconnaître une proposition comme une analogie (ou métaphore), nous devons reconnaître que cette proposition contrevient en quelque sorte à la structure catégorielle qui nous est commune500 ». C’est pour cette raison que l’on peut dire que la métaphore a plus à voir avec la pensée qu’avec le savoir : elle trouble les catégories

499 Perelman & Olbrechts, op.cit., p.538.

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plutôt qu’elle n’ajoute des informations. La métaphore est un instrument à la fois artistique et philosophique (c’est pourquoi elle joue un rôle si important dans les Pansies), qui donne à penser en invitant à réévaluer les catégories à l’aide desquelles chacun catégorise ordinairement ses expériences. C’est pourquoi on peut dire qu’il n’y a « rien d’étonnant à ce que la métaphore, fusionnant les domaines, transcendant les classifications traditionnelles soit, par excellence, l’instrument de la création poétique et philosophique501 ».

Dans le document D. H Lawrence et la question de la pensée (Page 183-186)