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Le traitement original des émotions dans les œuvres d’après-guerre

Dans le document D. H Lawrence et la question de la pensée (Page 112-118)

Nous avons relevé, dans le premier chapitre de The Trespasser (1912), l’omniprésence des marqueurs émotionnels. Mais l’originalité dans la description des émotions se développe progressivement dans son œuvre, pour culminer dans une certaine direction avec Women in Love (1921), roman qui incarne de manière paradigmatique l’ascèse sentimentale à laquelle se livre Lawrence : « So if you want either of us to feel anything at all / you'd better abandon all idea of

feelings altogether294 ».

De même que Descartes passait par un moment sceptique pour reconstruire un savoir humain mieux fondé, Lawrence exige d’en passer par un moment de scepticisme émotionnel pour garantir la « réalité » des réactions qui continuent malgré tout de s’imposer à tous. Ce scepticisme émotionnel explique pourquoi, bien que de nombreuses réactions émotionnelles soient représentées dans un texte comme Women in Love, il est difficile de trouver le livre véritablement émouvant. Évoquant un souvenir d’étudiant, le critique britannique Neil Roberts décrit dans un article explicitement nommé : « Is Lawrence a moving writer, and does it

matter ? » sa réaction et celle d’un de ses camarades de l’époque à la lecture des romans de

Lawrence : « though we both admired Lawrence some way the other side of idolatry, we rarely

found his work moving, as we did Tolstoy or George Eliot295 ». Il est vrai que le style de Lawrence, en particulier dans les ouvrages d’après-guerre, est rarement sentimental, et provoque difficilement des gonflements de poitrine, des rires ou des sanglots comme peuvent le faire d’autres œuvres littéraires. À la question de savoir si Lawrence est un auteur « émouvant » (moving) la réponse risque bien d’être négative. Pourtant les textes de Lawrence ne cessent de parler d’émotion. Comment résoudre alors cet étrange paradoxe d’un auteur qui ne cesse de représenter des émotions sans parvenir à en provoquer chez le lecteur ? Est-ce parce que Lawrence est exagérément intellectualiste dans son approche, qu’il se contente d’analyser plutôt que de représenter ? C’est ainsi que l’écrivain David Storey interprète le changement dans le

294 DHL, « To Women, as Far as I'm Concerned », CP, p.414.

295 Neil Roberts, « Is Lawrence a Moving Writer, and Does it Matter? », Études Lawrenciennes [En ligne], 42, 2011. DOI : 10.4000/lawrence.109

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traitement des émotions qui a lieu pendant les années de guerre : « Lawrence was an emotional

writer until he started thinking he was an intellectual296 ». Neil Roberts, qui cite ce passage, tourne l’idée d’une manière plus généreuse : selon lui Lawrence n’a pas seulement cru être plus intellectuel, il l’est véritablement devenu (« Storey is right about Lawrence becoming more

intellectual (though not only thinking that he was297) »).

Cette interprétation paraît toutefois très contestable, et il s’agit de bien autre chose que d’une « intellectualisation », dans l’inflexion notable que subit le traitement émotionnel à partir des années 1915. Lawrence accentue bien, en un certain sens, la distance entre la narration et le vécu des personnages, de sorte que le lecteur est privé de la possibilité d’adhérer simplement à l’interprétation que les personnages se font de ce qu’ils éprouvent. C’est encore ce qu’affirme Roberts : le texte lawrencien inciterait à une distance plus grande vis-à-vis du représenté: « A

refusal to take his characters’ emotions at their own valuation ». Le lecteur ne pourrait pas

sympathiser directement avec les réactions affectives de Birkin ou Gerald, parce que ces réactions seraient en même temps présentées de manière à faire apparaître leur caractère limité, voire franchement irrationnel ou « immoral ». Ce serait cette mise à distance (de la manière qu’ont les personnages de vivre une émotion comme de l’esthétisation possible de cette émotion) qui fournirait au lecteur une invitation à penser : « A refusal to take his characters’ emotions at

their own valuation, or to aestheticise them for the reader’s sympathetic identification is crucial to the thought-adventure that makes Women in Love a uniquely challenging and stimulating novel298. » La singularité de Lawrence serait donc, en particulier dans Women in Love, d’appréhender et de décrire les réactions émotionnelles sans laisser au lecteur la possibilité de s’identifier sentimentalement à elles, mais sans pour autant installer une distance esthétique

pour les théâtraliser, ou une distance ironique et analytique pour seulement les comprendre. Il y

aurait là quelque chose d’essentiel pour Lawrence (« [Lawrence’s] central project as a

writer299 ») : dire les épisodes émotionnels en adoptant une attitude (un « ton ») qui ne soit i) ni « empathique » (comme dans un roman sentimental), ii) ni « analytique » (comme dans les romans psychologiques ou les textes théoriques), iii) ni « esthétisant » (comme chez certains romantiques, ou comme les auteurs français « fin de siècle » : Anatole France par exemple)).

296 David Storey, « David Storey in Conversation with Victor Sage », The New Review, 3(31), 1976, p.64. Cité par Neil Roberts, art.cit.

297 Storey, art.cit.

298 Roberts, art.cit.

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Pourtant cette interprétation est difficilement acceptable si on se souvient que John Middleton Murry voyait dans Women in Love un texte furieux et véhément (« Women in Love is

five hundred pages of passionate vehemence300 »). Si on reconnaît à tout le moins un fond de vérité dans cette formule, l’idée d’un Lawrence distant et « intellectuel » apparaît pour le moins saugrenue. On peut comprendre que Thomas Mann parle du grand roman de Robert Müsil comme d’un « roman intellectuel301 », mais d’autres adjectifs sont nécessaires pour rendre compte du ton utilisé par Lawrence dans Women in Love. Considérons par exemple le passage suivant, cité et discuté par Roberts à l’appui de son interprétation. Gerald fait face à son père mourant :

It was a trial by ordeal. Could he stand and see his father slowly dissolve and disappear in death, without once yielding his will, without once relenting before the omnipotence of death. Like a Red Indian undergoing torture, Gerald would experience the whole process of slow death without wincing or flinching. He even triumphed in it. He somehow wanted this death, even forced it. It was as if he himself were dealing the death, even when he most recoiled in horror. Still, he would deal it, he would triumph through death302.

Il est vrai qu’il s’agit advantage d’une explication que d’une description de ce que Gérald ressent. Aucun effet sentimental n’est tiré de ce tableau du fils contemplant la dépouille de son père. Lawrence évite volontairement, c’est manifeste, tout effet sentimental. Sans doute cela tient-il pour une part au stoïcisme volontariste de Gérald, que reflète ces lignes. Mais en même temps que se passe-t-il ici, comment Lawrence aborde-t-il un épisode émotionnel aussi typique que la mort du père ? D’une part on peut noter l’utilisation d’images métaphoriques : la lente dissolution, la disparition, le peau-rouge torturé ; d’autre part des effets rhétoriques de répétition (quatre occurrences du mot “death”), parfois presque anaphoriques (« without once

yielding his will, without once relenting before the omnipotence of death »). On trouve

également des effets poétiques, comme en témoigne l’omniprésence des octosyllabes, seulement déjouée par l’évocation directe de la mort : « It was a trial by ordeal. (8 syllabes)/ Could he

stand and see his father (8s.)/ slowly dissolve and disappear (8s.)/ in death (2s.),/ without once yielding his will (8s.), without once relenting before the omnipotence of death (2*8s.). » La

seconde partie opère de la même manière, en hendécasyllabes, là encore interrompues par le surgissement du mot mort :

300 John Middleton Murry, Reminiscences of D.H. Lawrence, Holt, 1933, p.216.

301 Thomas Mann qui notait en même temps en 1924 dans son essai sur Oswald Spengler que le « roman inellectuel » (intellectual novel) était la forme dominante de la production contemporaine.

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Like a Red Indian undergoing torture (11)/, Gerald would experience the whole process of (11) slow death (2) without wincing or flinching (7). He even triumphed in it (7). He somehow wanted this death, even forced it (11). It was as if he himself were dealing the (11) death (1), even when he most recoiled in horror (11). Still, he would deal it, he would triumph through death (11).

Ces réactions de Gerald sont finalement moins décrites que catégorisées, à partir de catégories qui ne sont pourtant pas des catégories intellectuelles. L’image de l’ordalie, qui gouverne le sens de tout le paragraphe (“It was a trial by ordeal”) n’est pas une catégorie psychologique, c’est une image : Gérald réagit à la mort de son père comme si c’était une épreuve divine. Cette métaphore de l’épreuve ressortit sur les diverses réactions de Gerald : sa confrontation à la toute-puissance de la mort, la souffrance qu’il éprouve malgré tout devant son père mort, le désir qu’il avait que son père mourût finalement, l’identification au mourant, l’excitation du jeune maître s’apprêtant à devenir le maître, la jubilation enfin de se sentir triompher de cette épreuve affective. Toute l’expérience acquiert un sens singulier du fait de la catégorisation initiale dont elle a fait l’objet. Lawrence s’attache à présenter cette expérience en la catégorisant d’une manière originale. Les réflexes émotionnels liés à certains scénarios culturels stéréotypés (le deuil du père) sont bien présents (l’ambivalence face à la mort d’un proche, l’attitude de maîtrise du jeune maître d’industrie), mais ils subissent une forme de décalage (par les images-catégories mobilisées : l’ordalie, les peaux-rouges) et d’intensification (par les effets anaphoriques notamment).

Neil Roberts parlait d’une « dé-familiarisation émotionnelle303 » (defamiliarisation of

emotion) et y voyait une manière typique de Women in Love, permettant notamment de résister

aux réflexes sentimentaux (qui exigent une identification plus facile): « This defamiliarisation of

emotion, and consequent barrier to the reader’s being “moved” by scenes, is characteristic of

Women in Love304 ». Le lecteur est privé de ses attentes, émotionnellement suspendu, rendu incapable de s’identifier affectivement au personnage et de se livrer à une expérience sentimentale trop facile. Or cet effet de dé-familiarisation, cette manière de proposer une catégorisation alternative, n’est-ce pas précisément, appliqué aux opinions et aux croyances plutôt qu’aux émotions, ce qu’on appelle ordinairement penser ? N’est-ce pas cela, penser : défaire les cadres catégoriels ordinaires pour les remplacer par d’autres ? Non pas ajouter du savoir à du savoir, mais transformer les cadres permettant d’organiser le savoir ; non pas accumuler des informations, mais remettre en jeu la valeur de ces informations en les ordonnant différemment. Lawrence ne fournit pas une occasion de plus d’éprouver des sentiments connus, il ne fournit pas non plus des informations émotionnelles nouvelles ; il décrit une transformation

303 Neil Roberts, art.cit.

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catégorielle. C’est la raison pour laquelle il refuse de représenter les sentiments de ses personnages tels que ces derniers les vivent (ce que Roberts appelle « A refusal to take his

characters’ emotions at their own valuation305 »). Lawrence représente bien les réactions émotionnelles de ses personnages, mais re-catégorisées par ses soins, « recalibrées306 » grâce à l’écart introduit par la voix du narrateur. On dira peut-être que toute entreprise littéraire procède de la sorte, mais la spécificité des textes fictionnels de Lawrence, notamment à partir de 1915, tient à une manière de se situer dans un équilibre entre deux pôles : d’une part une reprise « expressive » cherchant à provoquer l’empathie du lecteur (roman sentimental), d’autre part une analyse psychologique qui dissèque les intentions des personnages. L’ascèse sentimentale permet d’éviter les stéréotypes émotionnels (ce qui fait dire avec raison à Roberts que Lawrence n’est pas un « moving writer »), mais l’expressivité ou la « poéticité » du texte (ses images, sa manière de transcrire par le rythme des phrases un certain état du personnage) produit malgré tout l’impression d’être en face d’un texte saturé par une « passionate vehemence », comme le notait Murry. C’est cet équilibre qui fait la justesse émotionnelle des meilleurs passages de l’œuvre de Lawrence. L’effet produit sur le lecteur n’est ni une réaction émotionnelle (sentimentale), ni une réflexion psychologique (analytique), mais, comme au carrefour des deux, ce que l’on peut appeler une pensée émotionnelle.

On entend par là une incitation à envisager un passage émotionnel à partir d’un autre angle ; ni à l’épouser, ni à le considérer à distance, mais pour ainsi dire à tourner autour, à maintenir une intensité émotionnelle tout en évitant rigoureusement de déclencher des réflexes émotionnels trop stéréotypés. C’est ce « mélange des genres », cette curieuse manière de faire varier des catégories de l’expérience sans « philosopher », d’inviter à repenser des réactions affectives sans imposer de neutralité émotionnelle, que l’on peut appeler une pensée

émotionnelle. La pensée émotionnelle ne se contente pas de prendre l’émotion comme objet

d’analyse, les réactions émotionnelles ne sont pas pour elle un thème à réfléchir, mais une force de structuration du discours. L’émotion n’est alors ni une simple occasion de s’émouvoir, ni un objet sur lequel réfléchir, mais un instrument permettant de transformer les catégories qui organisent notre expérience.

305 Roberts, art.cit.

306 L’idée d’un « calibrage » social d’émotions primaires a été proposé pour tenter d’articuler la vision naturaliste et la vision constructiviste. Des émotions de base, « naturelles », feraient l’objet d’un « calibrage » social ultérieur, influencé par le poids des concepts sociaux. Samuel Lepine résume bien les enjeux de cette discussion dans « La construction sociale des émotions : enjeux conceptuels et limites d’une hypothèse », Klésis, 23, 2012, p.134-165. La théorie de l’émotion construite de Lisa Barrett, que nous privilégions ici, a l’avantage de faire l’économie de la notion contestée d’émotions de base, au profit du concept, par ailleurs lui-même problématique, de noyau affectif (core affect).

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Pourrait-on dire, alors, que Lawrence suscite chez le lecteur des « émotions secondaires », des émotions produites par la prise de conscience d’une émotion « primaire » - comme on peut avoir honte d’avoir peur par exemple ? C’est peut-être par le biais de telles émotions secondaires (encore appelées méta-émotions) que l’on peut réfléchir l’émotion sans adopter une posture trop « froide » et analytique (Lawrence aime répéter la formule d’Annunzio : « anatomy presupposes a corpse307 », pour justifier le fait qu’une posture trop analytique détruit son objet, en particulier lorsque ce dernier est une émotion. Plus généralement, Lawrence détestait l’ « English detachment » qu’il assimilait, notamment dans une lettre, à une forme d’indifférence : « mere indifference and lack of life308 »). Le lecteur doit être assez échauffé affectivement pour éviter de faire de l’émotion un objet d’analyse trop intellectuel, mais il faut en même temps que le texte paralyse les réflexes sentimentaux que le lecteur pourrait être tenté de déployer. Ce qu’il s’agit de susciter, c’est une émotion réfléchie, une émotion produite par le « recalibrage » des émotions « spontanées ». C’est en ce sens que le roman peut être un instrument d’éducation émotionnelle, et en ce sens que l’on peut dire qu’il met en œuvre une pensée émotionnelle. La difficulté consiste à éprouver tout en interrogeant, ou d’aller du sentiment à l’interrogation par un jeu d’allées et venues qui tient parfois de la gageure.

Ce qui est remarquable dans le passage cité plus haut, c’est l’attitude de Gerald vis-à-vis de sa tristesse. Lawrence ne décrit pas cette tristesse, nous l’avons vu, pour éviter de répéter des scénarios émotionnels stéréotypés et sentimentaux. Il n’analyse pas non plus les réactions de Gerald, mais tente de reconstituer l’attitude du jeune homme vis-à-vis de ses émotions, y compris dans ce qu’une telle attitude peut impliquer d’un point de vue affectif comme émotion secondaire. Peut-on pourtant parler de pensée à propos de telles émotions ? Certains psychologues n’hésitent pas à décrire ces « émotions secondaires » (ou « méta-émotions ») comme un ensemble de pensées constituant même une philosophie : « an organized set of

thoughts and metaphors, a philosophy309 ».

Cette « philosophie » impliquée dans la problématisation d’émotions secondaires est sans doute particulièrement liée, en littérature, à l’usage romanesque du style indirect libre. Ce qui caractérise le style indirect libre, en effet, c’est qu’il n’est ni « objectif » (au sens où la scène serait décrite à partir du regard purement extérieur d’un narrateur) ni « subjectif » (au sens où l’épreuve émotionnelle serait décrite à partir du point de vue du personnage), mais qu’il se situe

307 DHL, K, p.16.

308 DHL, Selected Letters, p.371

309 Gottman, J. M., Katz, L. F., & Hooven, “Parental meta-emotion philosophy and the emotional life of families: Theoretical models and preliminary data”, Journal of Family Psychology, 10(3), 1996, 243-268.

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dans un espace intermédiaire, ni « extérieur » ni « intérieur » (ni une alternance des deux, comme lorsque la description d’une émotion décrite à partir du point de vue du personnage fait l’objet d’un commentaire de celui qui raconte). Cette posture pourrait être décrite, à l’aide d’une métaphore spatiale, comme un approfondissement de la posture du personnage. Il ne s’agit ni d’adhérer à lui (au plus près de ce qu’il ressent), ni d’adopter une position de surplomb (la plus distancée et analytique possible). La posture de l’écrivain ressemble alors à celle de l’ethnologue au contact des populations étrangères. Il lui faut, lui aussi, mêler distance et proximité, sympathie et distance critique, perspective de l’acteur et perspective de l’observateur, pour parvenir à cette « observation participante » qui a été parfois posée en idéal de la méthode ethnologique.

Lawrence ne décrit pas plus les reactions émotionnelles de premier ordre qu’il ne les

analyse : il oppose des réactions émotionnelles réfléchies (de second ordre) à des réactions

émotionnelles stéréotypées (de premier ordre). Le lecteur n’est donc pas en position de prise directe ou d’empathie vis-à-vis des personnages, sans être placé pour autant dans la posture réflexive de l’analyste : il accompagne plutôt les personnages dans leurs réactions méta-émotionnelles, il développe et réfléchit des émotions secondaires à propos des émotions du personnage310. S’il s’agit pour Lawrence de susciter une forme d’empathie, c’est essentiellement à propos d’émotions de second ordre, souvent complexes et ambivalentes. Mais au terme d’empathie il préfère celui de sympathie, qu’il tente de théoriser et sur lequel il faut maintenant s’arrêter.

Dans le document D. H Lawrence et la question de la pensée (Page 112-118)