• Aucun résultat trouvé

Émotions, savoir et littérature

Dans le document D. H Lawrence et la question de la pensée (Page 58-65)

La littérature a-t-elle de ce point de vue quelque chose d'original à dire à propos des émotions, que la science et la philosophie ne disent pas ? Non pas que la littérature ait la prétention d’être, comme a parfois reproché à certains de vouloir la présenter, « une sorte de genre suprême dont la philosophie et la science ne seraient que des espèces160 » ; mais il se pourrait qu'elle ait son rôle à jouer, parmi d'autres sources de production de savoir, pour transformer et mieux comprendre le fonctionnement des émotions. La littérature, par sa manière d'exprimer, de représenter ou de

160 Jacques Bouveresse, La connaissance de l’écrivain : sur la littérature, la vérité et la vie, Paris : Agone, coll. « banc d’essais », 2008.

58

raconter des expériences émotionnelles, pourrait ainsi être envisagée comme une source importante de connaissances, à la fois théoriques et pratiques.

Mais une source de connaissances en quel sens ? Le texte littéraire se contente-t-il de

décrire ou de figurer ce que les sciences essayent d'expliquer ? Devrait-on se contenter de

trouver dans les œuvres littéraires des exemples particuliers de réactions émotionnelles que d'autres savoirs décrivent dans leur généralité ? À ce titre les textes littéraires ne seraient que des exemplifications de théories préexistantes. Or les œuvres littéraires semblent plutôt manifester une certaine « résistance » aux théories littéraires et philosophiques, dès lors que ces dernières tentent de leur imposer un sens du dehors161 - ce qui est toujours possible162. La singularité de l'objet littéraire résiste à la généralité du concept, précisément parce qu'il déborde toujours, même dans les « romans à thèse », la simple application d'une idée générale. Lawrence en particulier n'applique pas des principes psychologiques, même ceux qu'il développe lui-même par ailleurs. Il affirme au contraire à plusieurs reprises que ses réflexions théoriques viennent

après l'écriture fictionnelle ou poétique, qu'il ne s'agit jamais dans le processus d'écriture

d'appliquer un savoir préalable, mais plutôt d’obéir à ce qu’il nomme lui-même une « logique des émotions163» (logic of emotion). Lawrence distingue cette logique émotionnelle de la logique intellectuelle, qui peut prendre les émotions pour objet en adoptant une posture d’observateur impartial. C’est ce qui se passe lorsqu’un auteur préface un de ses ouvrages ou rédige un « avis au lecteur »164. Il est important de rappeler que les réflexions placées avant le texte (et Lawrence a préfacé lui-même plusieurs de ses livres), ont en réalité été pensées après.

The novels and poems come unwatched out of one's pen. And then the absolute need which one has for some sort of satisfactory mental attitude towards oneself and things in general makes one try to abstract some definite conclusions from one's experience as a writer and as a man. The novels and poems are pure passionate experience165.

161 Camille Dumoulié, Littérature et philosophie. Le gai savoir de la littérature, Armand Collin, 2002.

162 C’est ce que Philippe Sabot appelle le « schème didactique », qui serait par exemple utilisé par Deleuze dans son livre sur Proust (d’une manière d’ailleurs consciente et assumée, Deleuze parle quelque part de « faire des enfants dans le dos » des auteurs qu’il étudie). Cf. Philippe Sabot, Philosophie et littérature. Approches et enjeux

d’une question, PUF, 2002, p.51. Le travail pris dans le schème didactique « tire sa pertinence de ses propres

enchaînements conceptuels – et non directement du travail romanesque ».

163 DHL, LE, p.164.

164 On se souvient de la manière dont Michel Foucault a rédigé sa seconde préface pour la réédition de l’Histoire de

la folie (1972), en contestant le pouvoir de l’auteur de déterminer après-coup le sens à donner à son œuvre : « Je

voudrais que cet objet-événement […] disparaisse finalement sans que celui à qui il a été donné de le produire, uisse jamais revendiquer le droit d’en être le maître, d’imposer ce qu’il voulait dire, ni de dire ce qu’il devait être ».

59

Il est toutefois probable que le rapport entre imagination et réflexion soit plus obscur que la suite logique qu’elle semble constituer aux yeux de Lawrence dans ce passage, où la réflexion s’apparente à la glose ou au commentaire d’une illumination poétique primordiale. Mark Kinkead-Weekes objecte à propos de ce passage la pratique d’écriture de Lawrence, dans laquelle la « philosophie » nourrit en retour les textes imaginatifs : « […] what Lawrence

describes is both true and less than a fuller truth. His philosophy came out of his imaginative work, but then regularly became a spur to new imagining, in a continual dialectic between exploration, understanding and fresh exploration166». Le travail de conceptualisation ne vient donc pas seulement après l’expérience émotionnelle de l’écriture, puisqu’il est capable en retour d’ordonner et de donner forme à l’expérience. Nous avons vu plus haut que Lawrence reconnaît la puissance d’une « Idée » ou d’une « vision » sur l’expérience et la création artistique, mais la question de l’influence des idées exprimées, des idées en acte telles qu’elles apparaissent par exemple dans un essai ou une préface, est plus difficile à mesurer. Comprendre ce que Lawrence entend par « pensée », c’est étudier de plus près cette « dialectique continuelle entre l’exploration et la compréhension », sans distinguer une écriture purement passionnée d’un côté (le texte du roman), et une réflexion purement intellectuelle de l’autre (la préface, le commentaire). C’est cette dualité simpliste qu’il s’agit de repenser.

Si la pensée de Lawrence nous intéresse, ce n’est pas seulement telle qu’on la trouve dans les réflexions qu’il porte lui-même après-coup sur ses œuvres. L’objet à étudier, c’est bien la

pensée romanesque elle-même, que les articles, essais et préfaces prolongent et éclairent, mais à

laquelle ils ne se substituent pas. C’est pourquoi l’attitude pour aborder cette pensée ne va pas de soi. Car s’il s’agissait d’analyser les réflexions critiques, la posture réflexive ordinaire suffirait. Mais c’est autre chose qu’il s’agit d’appréhender : ce qui se transmet au lecteur à même la lecture, alors qu’il est « pris » par l’histoire. Il ne s’agit pas de ce qu’un lecteur porté sur la réflexion peut déduire pour son compte une fois le livre refermé, pas plus que de l’« attitude mentale satisfaisante » (satisfactory mental attitude) ou des « conséquences définitives » (définite conclusions), comme dit Lawrence, induites par la lecture. Il y a dans ces formulations de Lawrence un préjugé intellectualiste qu’il s’agit précisément de conjurer si on veut rendre possible une philosophie de la littérature. Lawrence met bien en œuvre dans ses textes quelque chose qu’il faudra caractériser comme une « pensée romanesque167 », mais il faut reconnaître qu’il peine à la théoriser. En quoi ses romans donnent-ils à penser, ou forcent-ils le lecteur à

166 DHL, BII, p.678.

60

penser, s’il est vrai que la pensée est une sorte de violence exercée contre l’esprit et « l’avarice épistémique168 » (epistemic covetousness) qui le caractérise ? La réponse que nous proposons dans ce chapitre est simple : le roman force à penser en déplaçant les catégories émotionnelles

qui structurent l’expérience ordinaire. C’est ce « bougé » des catégories de l’expérience, et pas

le contenu « théorique » (ou propositionnel) du roman, qui donne à penser.

La question de ce que les œuvres littéraires apprennent aux lecteurs doit être distinguée de ce qu’elles peuvent leur donner à penser. Il est vrai que les textes littéraires ont souvent une valeur documentaire, et communiquent à ce titre des informations aux lecteurs. On peut distinguer au moins trois manières de le faire. i) D’abord les romans fournissent des informations historiques ou factuelles. Dans Son's and Lovers, le lecteur apprend certains détails sur le mode de vie d'une famille populaire dans une ville minière anglaise de la fin du XIXème siècle, et dans la nouvelle « Odour of Chrysanthemums » (1911) on découvre la réalité brutale de la vie des familles ouvrières face à un accident du travail ; ii) à cette valeur documentaire s’ajoute le témoignage de certains personnages sur la manière dont ils vivent leurs destins sociaux. Les descriptions que Lawrence donne de la ville de Londres peuvent aider le lecteur à mieux comprendre ce que peut signifier d’être un provincial arrivant dans une capitale européenne au début du siècle dernier. Dans « Odour of Chrysanthemums » le lecteur a accès à l’intériorité de la femme dont le mineur est ramené mort à la maison, à ses réactions face à l’accident, et cela d’une manière beaucoup plus intime que ce qu’une analyse historique ou sociale permettrait seule d’appréhender. De ce point de vue la littérature apporte un éclairage non négligeable sur le monde social, parce qu’elle redonne vie à la manière dont les acteurs vivent leur expérience. iii) Enfin on peut également soutenir, avec toute une tradition philosophique récente, que les textes littéraires communiquent des informations d’ordre moral, et transmettent une forme de savoir concernant la manière dont il faut vivre, ou encore, de manière plus prudentielle que morale, la moins mauvaise manière de vivre dans le monde tel qu’il est169. Les œuvres littéraires sont donc de ce point de vue des documents essentiels, à la fois : i) sources d’informations historiques, ii) témoignages sociaux et iii) analyses morales des comportements humains.

Mais penser n’est pas savoir, et à ce savoir littéraire il faut ajouter la possibilité d’une

pensée littéraire. Certaines œuvres, et singulièrement celles de Lawrence, ont un intérêt

168 Cynthia Kraus, « Of Epistemic Covetousness in Knowledge Economies: The Not-Nothing of Social Constructionism”, Social Epistemology, 19(4), 2005, p.339-355.

61

épistémique en tant qu'elles véhiculent une réflexion d’ordre émotionnel. Mais il ne s’agit pas à proprement parler d’un savoir, puisqu’il est moins question de contenus que de catégories originales. Ce que le lecteur découvre par la lecture, ce sont des concepts émotionnels originaux, impensables en dehors de la fiction qui les exprime. C’est parce qu’il s’agit de concepts

émotionnels, et pas simplement de réactions affectives, que l’on peut parler de pensée. Le roman

ne donne pas seulement à vivre par l’imagination quelque chose d’insolite, il invite à un déplacement intérieur, à une transformation de la manière dont le lecteur structure habituellement son expérience.

Pour bien comprendre cette thèse, il faut la distinguer de ce qu'elle n'est pas. Nous ne voulons pas dire que les œuvres de Lawrence peuvent simplement produire des effets

émotionnels sur le lecteur, au sens où pourrait le faire un roman sentimental. Nous ne disons pas

non plus qu'elles fournissent un matériau pour la pensée, au sens où Lawrence lui-même reconnaît penser à partir de ses romans. Ce qu'il s'agit de repérer, ce n'est pas en quel sens la littérature peut constituer un matériau de choix pour la pensée, mais bien en quel sens on peut dire qu’elle pense ou qu’elle donne à penser. Ce qu'il faut faire apparaître, c'est l’événement suscité par la lecture d'un récit dans lequel des expériences émotionnelles sont exprimées ou représentées. De nombreuses critiques adressées à Lawrence, sur son manque d'« intelligence » ou son incompréhension de la méthode scientifique, apparaîtront secondaires si l'on réussit à circonscrire la dimension singulière au sein de laquelle son œuvre possède une valeur épistémique (ou noétique si on maintient dans le vocabulaire la distinction entre savoir et penser) : la dimension émotionnelle.

Un des avantages du romancier sur le philosophe ou le scientifique vient du rapport particulier qu'entretiennent, de façon générale, les œuvres d'art et les émotions. Là où le philosophe ou le scientifique s'attache avant tout à expliquer, les artistes s’efforcent, comme le notait déjà Aristote dans la Poétique, de représenter des réactions émotionnelles (comme la révolte de Constance Chatterley contre la vie qu'elle mène) ou à exprimer certaines réactions (comme la colère contre la Guerre dans le chapitre de Kangaroo intitulé « Nightmare »). Les textes peuvent à leur tour susciter chez le lecteur des émotions, dont certaines émotions originales proprement esthétiques, inimaginables hors du contexte spécifique de la lecture ou de

62

la contemplation esthétique170. Cela ne signifie pas que la science ou la philosophie ne puissent, elles aussi, susciter des émotions : on peut pleurer de joie en lisant Descartes ou se désespérer de voir une expérience échouer pour la quinzième fois. On peut aussi, comme Kleist, vouloir se tuer après avoir lu Kant. Mais du point de vue de l’activité savante les réactions émotionnelles n’entrent pas, ou sous une forme extrêmement euphémisée, dans le compte-rendu des résultats. Cela est tout à fait compréhensible étant donné que savants et philosophes cherchent à expliquer plutôt qu'à représenter. Il est vrai que ces catégories semblent parfois se chevaucher, comme lorsque les mathématiciens évoquent la dimension esthétique de leur pratique, ou quand les critiques littéraires produisent des textes originaux et inspirés à propos desquels on a pu parler de « poétique de la critique171 ». Lawrence lui-même a écrit des préfaces et des recensions d'ouvrages, quelquefois très belles, qui non seulement font indéniablement partie de son œuvre, mais qui en constituent même parfois des moments remarquables. Lawrence lui-même présentait sa préface aux mémoires de Magnus172 à Catherine Carswell comme : « the best single piece of

writing, as writing, that I have ever done ». Il est vrai que ce texte est une reconstitution

fictionnelle des relations avec Magnus, et ressemble davantage à un texte fictionnel qu’à une préface analytique.

Quoi qu’il en soit, même si les textes plus théoriques sont indispensables à une compréhension adéquate de ce que Lawrence entend par le fait de penser, c'est bien dans les textes de fiction qu'une pensée émotionnelle, et pas simplement une réflexion après-coup sur des représentations émotionnelles, est à l’œuvre. Lawrence lui-même n’hésite pas à parler à ce propos d’un « esprit émotionnel » (emotional mind), qui fonctionnerait sur d’autres bases que l’esprit intellectuel. Dans un passage souvent commenté, consacré à l’écrivain sicilien Giovanni Verga, Lawrence écrit :

Now the emotional mind, if we may be allowed to say so, is not logical. It is a psychological fact, that when we are thinking emotionally or passionately, thinking and feeling at the same time, we do not think rationally: and therefore, and therefore, and therefore. Instead, the mind makes swoops and circles. It touches the point of pain or interest, then sweeps away again in a cycle, coils round and approaches again the point of pain or interest. There is a curious spiral rhythm, and the mind approaches again and again the point of concern, repeats itself, goes back, destroys the time-sequence entirely, so that time ceases to exist, as the mind stoops to the quarry, then leaves it without striking, soars, hovers, turns, swoops, stoops again, still does not strike, yet is nearer, nearer, reels away again, wheels off into the air, even forgets, quite forgets, yet again turns, bends,

170 Jeneger Robinson, « Aesthetic emotions (philosophical perspectives) ». Oxford Companion to Emotion and the

Affective Sciences. Ed. David Sander and Klaus R. Scherer, Oxford: Oxford University Press, 2009.

171 Florian Pennanech. Poétique de la critique littéraire. Paris : Seuil, 2019.

63

circles slowly, swoops and stoops again, until at last there is the closing-in, and the clutch of a decision, or a resolve173.

Le terme « esprit émotionnel » est présenté par Lawrence lui-même comme un oxymore difficile à penser (« if we may allowed to say so »). Mais il s’agit bien selon lui d’un « fait psychologique » (psychological fact) : l’activité de penser, en tant qu’elle est perméable aux émotions, n’obéit pas aux règles de la logique intellectuelle. C’est habituellement une raison de disqualifier une telle pensée pour en faire une pensée fausse ou particulièrement biaisée. Car penser, n’est-ce pas d’abord se méfier de ses intuitions spontanées, en particulier lorsqu’elles sont portées par des réactions émotionnelles ? La pensée n’est-elle pas troublée dans sa pureté par l’influence de ce que Kant nommait le « pathologique » ? Lawrence renverse ce principe d’évaluation et cherche à faire valoir une pensée émotionnelle comme une pensée différente, et pas simplement comme une pensée invalide ou dégradée. Plus précisément, deux choses sont transformées dans le fonctionnement de la pensée : le rapport au temps (« time ceases to exist ») et l’ordre de succession (« and therefore, and therefore, and therefore »), qui cesse de valoir. D’autres éléments caractériseront ce type de pensée, comme le recours aux images. Il est difficile de mesurer ici l’influence de Freud, que Lawrence n’a jamais lu avec beaucoup d’attention. Mais la proximité avec le fonctionnement des processus inconscients n’est sans doute pas fortuit. Pour Freud aussi la pensée du rêve (ou le Wunsch qui l’anime) ignore la temporalité et l’ordre des successions, et dans le rêve également la pensée est figurée.

Ce que nous voulons souligner à ce stade, c’est que le fonctionnement de « l’esprit émotionnel » n’est pas seulement un objet d’analyse donné au lecteur d’un roman, il est aussi ce qui est mis en branle et stimulé par le récit. La pensée émotionnelle n’est pas une pensée qui prend les émotions pour objet d’analyse, qui réfléchit sur les émotions comme elle pourrait réfléchir sur d’autres objets. Ce n’est pas l’objet étudié qui caractérise la pensée émotionnelle, mais son mode de fonctionnement. Pour la pensée émotionnelle les émotions ne sont pas des processus à analyser, elles constituent une part importante du fonctionnement de la pensée. Toute la difficulté est de comprendre en quel sens, si on refuse de comprendre trop vite cette expression de « pensée émotionnelle » comme une pensée trouble ou exaltée. Une pensée des émotions n’est pas seulement une réflexion après-coup utilisant des représentations émotionnelles comme objet, mais une pensée émotionnellement animée, une pensée pour qui l’émotion est à la fois une composante et un objet. C’est de ce point de vue que la littérature peut apporter une contribution originale à la réflexion sur les émotions.

64

Dans le document D. H Lawrence et la question de la pensée (Page 58-65)