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Qu'est-ce qu'une émotion ?

Dans le document D. H Lawrence et la question de la pensée (Page 51-58)

S'il y a bien un domaine où la pensée conceptuelle s'aventure avec circonspection, c'est bien celui des émotions. Il existe pourtant une longue tradition de réflexion sur les « passions », remontant au moins à Hippocrate et passant par Platon ou les stoïciens. Les questions antiques concernent essentiellement la régulation émotionnelle – par exemple via ce que les stoïciens appelaient la « métriopathie », la mise en ordre des passions. La Renaissance139, puis l’âge classique, sont l’occasion d’une réflexion sur ce que Descartes décrit comme les « passions de l’âme ». La notion d'émotion, comme catégorie d'états mentaux particuliers susceptibles d'être étudiés en tant que tels, n'émerge toutefois que dans le courant du XIXème siècle140. Quant à l'étude scientifique de cet objet historiquement et culturellement constitué que l'on appelle « émotion », elle ne se développe véritablement de façon autonome qu'à partir des années 1960, d'un côté de la part d'un faisceau de disciplines scientifiques rassemblées sous l'étiquette commune des sciences affectives (affective sciences), d'un autre côté comme philosophie des émotions. Un effort de recherche important est aujourd'hui fourni, de la part de chercheurs d’horizons très différents, pour essayer de mieux comprendre les processus émotionnels. Cet effort s’incarne dans des

139 Kirk Essary, « Passions, Affections, or Emotions? On the Ambiguity of 16th-Century Terminology », Emotion

Review, 9(4), 2017.

140 Andrea Scarantino, Ronald de Sousa, « Emotion », The Stanford Encyclopedia of Philosophy, Edward N. Zalta (ed.), 2018. DOI: https://plato.stanford.edu/archives/win2018/entries/emotion

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institutions (comme l'ISRE, l'International Society for Research on Emotions), des laboratoires de recherche (comme l'Interdisciplinary Affective Science Laboratory à Boston ou le Pôle de Recherche National en Sciences Affectives (PRN) de Genève), des revues spécialisées (comme l'Emotion Review crée en 2010 en Californie, ou la revue Emotion and Cognition), ou encore des colloques internationaux (l'ISRE à elle seule en organise deux par an dans le monde entier). Les émotions représentent désormais un objet d'étude incontournable, placé au centre de l'attention des disciplines les plus diverses. La critique littéraire et la philosophie ne peuvent ignorer les progrès remarquables réalisés par les efforts conjoints des scientifiques pour comprendre les émotions. De nombreux savants se réfèrent d’ailleurs aux descriptions romanesques et aux analyses philosophiques pour développer leurs hypothèses (même si, curieusement, les textes philosophiques mobilisés par les chercheurs en science affective sont rarement issus de la philosophie des émotions, et relèvent plutôt d’autres horizons (la « philosophie de l’esprit » essentiellement)).

Une des hypothèses de départ ayant suscitée l’intérêt des philosophes est l'idée selon laquelle les émotions ne sont pas des réactions corporelles irrationnelles, mais des phénomènes complexes ayant une logique propre, que l’on peut justifier rationnellement sur le modèle : « Pierre s’est mis en colère pour la raison p ». On peut même penser que dans certains cas, il peut être rationnel de justifier une position théorique ou une intuition morale par une émotion, ce qui légitimerait la validité logique d’un raisonnement pratique du type : « il faut changer quelque chose à cette situation parce qu’elle est révoltante ». Une tradition importante, baptisée sentimentalisme philosophique, qui passe notamment par Hume et les philosophes écossais du XVIIIème siècle, va jusqu’à faire de certaines émotions l’origine des conceptions morales les plus évoluées141. De ce point de vue les émotions seraient moins les adversaires de la raison que des composantes essentielles de nombreux actes cognitifs, y compris les plus théoriques ou les plus abstraits, du moins ceux qui relèvent de la réflexion morale. Les travaux de Damasio ont popularisé, dès les années 1990, l'idée d'une contribution fondamentale des émotions à la rationalité142, en particulier par rapport à la prise de décision étudiée dans le cadre des « théories du choix ». Cette idée d'une rationalité émotionnelle (la traduction française de l’essai de Damasio est sous-titrée « la raison des émotions143») n'est pas complètement neuve, puisqu'on la

141 Samuel Lepine, « Sentimentalisme », M. Kristanek (dir.), l’Encyclopédie philosophique, 2017.

URL: http://encyclo-philo.fr/sentimentalisme-a/

142 Anton Damasio, Descartes’ Error: Emotion, Reason and the Human Brain, Vintage, 2006 [1994].

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trouve en germe dans certains courants du stoïcisme antique. Elle tend toutefois à s'imposer comme un nouveau paradigme pour la recherche depuis une cinquantaine d'années, engendrant ce qu'on a pu appeler un « tournant affectif » (affective turn) interdisciplinaire. La critique littéraire se trouve à la fois bouleversée et confortée par ces progrès.

Les sciences affectives (affective sciences) ne cessent de progresser dans le repérage des mécanismes sensoriels, hormonaux, neuronaux, psychologiques ou comportementaux permettant de comprendre le fonctionnement et l'intérêt des émotions pour la survie de l'espèce, l’optimisation des rapports sociaux ou le bonheur des individus. Des discussions opposent les « naturalistes », souvent issus des sciences dures, aux « constructivistes », plus influencés par les sciences sociales144, sur la manière adéquate d'étudier les phénomènes émotionnels. Pour simplifier : les naturalistes s'attachent à localiser des processus biologiques et cérébraux supposés universels sous-tendant les réactions émotionnelles, tandis que les constructivistes insistent sur le caractère socio-culturellement construit des réactions émotionnelles : les émotions dépendraient davantage de l'éducation, de l'histoire culturelle et des expériences de socialisation (emotional socialization) que de circuits cérébraux automatisés. Bien des positions sont possibles entre ces deux pôles, qui permettent simplement de situer un certain nombre de théoriciens sur un même axe, comme on peut le voir sur le schéma reproduit ci-dessous :

James Gross and Lisa Barrett, « Emotion Generation and Emotion Regulation: One or Two Depends on Your Point of View », Emotion Review, 3(1), 2011.

L’axe figure les positions les plus « naturalistes » à gauche, les plus « constructivistes » à droite. La différence entre ces positions se justifie peut-être par la diversité des facteurs explicatifs mobilisés. Les hypothèses ne sont pas les mêmes, en effet, selon que l'on étudie les émotions du point de vue des espèces biologiques, des groupes socio-culturels ou des individus. Or les

144 Lisa Barrett and al., « The Experience of Emotion », Annual Review of Psychology, 58, 2007, p.373-403.DOI : 10.1146/annurev.psych.58.110405.085709 ; Kristen A. Lindsquist et al., « The Brain Basis of Emotion: A meta-analytic Review », Behavioral Brain Science, 35(3), 2012, p.121-134. DOI : 10.1017/S0140525X11000446. Julien Bernard, « Les voies d’approche des émotions », Terrains/Théories, 2, 2015. DOI : 10.4000/teth.196

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différents niveaux ne cessent de s'enchevêtrer dans la réalité. L'amour, par exemple, peut être compris comme un comportement pertinent d’un point de vue évolutif, en tant qu’il pousse les parents à demeurer à proximité de leur progéniture et à s'en occuper. Mais il a en même temps une importance psychologique et fait partie d’une histoire culturelle complexe, si bien qu’on peut dire qu’on ne tombe pas amoureux de la même manière aux différentes époques et dans les différents espaces sociaux (c’est une question de savoir dans quelle mesure l’amour est socialement construit). Enfin toute histoire d'amour se rattache à une histoire individuelle, à une forme d'attachement privilégiée depuis l'enfance, à des expériences heureuses ou malheureuses. Ces trois niveaux : spécifique, culturel et individuel, constituent ensemble la réalité de ce qu’on nomme une émotion, et leur plus ou moins grande « naturalisation » dépend en grande partie de la manière dont elles sont abordées par les différents chercheurs145.

Il est possible, ceci étant dit, que le concept même d'émotion soit trop large, susceptible de nourrir de fausses contradictions (plusieurs études linguistiques montrent que le terme même d’émotion est loin d’être universel146). La meilleure attitude consisterait alors à étudier différentes émotions plutôt que l'unité nominale douteuse censée les englober toutes. Mais cette division du travail (il s’agirait d’étudier des grandes « familles » d’émotion plutôt que l’unité des émotions en général) est loin de résoudre toutes les difficultés. Car le problème ne fait que reculer, et il est possible de remarquer, comme cela a été fait, qu’il existe par exemple plusieurs émotions dans ce que l’on appele « peur » (« Fear is probably several émotions147»). L’unité de la catégorie « peur » est tout aussi douteuse que l’unité de la catégorie « émotion », et toutes les deux peuvent être vues comme des unités purement nominales. À ce titre on risque de ne pas savoir où s’arrêter dans la spécification de l’objet de recherche, puisque toute émotion peut être envisagée comme une famille d’émotions qui diffèrent en nature. L’ambiguïté du concept d’émotion fait à la fois sa force et sa faiblesse, ses richesses et ses limites ; on peut continuer à utiliser le terme, à condition de conserver à l'esprit qu'il s'agit d'une appellation commode, qui ne désigne pas nécessairement une réalité commune, et dont il peut être souhaitable de se méfier à l'occasion. Mais la confusion du langage ordinaire n'interdit pas de préciser, dans un contexte savant, l'usage que l'on fait des mots, dans un souci d’apporter, sur un sujet donné, davantage de clarté et de précision (la vertu socratique de l'akribeia). Toutefois cet effort de précision ne doit pas être tel, en particulier en philosophie, qu’il rompe totalement avec la manière ordinaire de

145 Keith Oatley, Emotions, a Brief History. Blackwell Publishing, 2004.

146 Scarantino, art.cit.; James A. Russell, « Culture and the categorization of emotion, » Psychological

Bulletin, 110, 1991, 426-450.

147 Steven Pinker, How the Mind Works. WW Norton & co., 1997, cité par James A. Russell, « Core affect and the psychological construction of emotion,” Psychological Review, 110(1), 2003, p.146.

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parler. Pour le dire avec Scarantino et De Sousa, il faut non seulement s’efforcer de rendre la théorie « compatible » avec l’usage ordinaire (« achieving compatibility with ordinary linguistic

usage148 »), étant donné que cet usage ordinaire du langage faisant partie de ce qu’il s’agit d’éclairer, mais aussi de prendre en compte les finesses dans l’usage ordinaire des mots, finesse dont Austin a montré à quel point elle pouvait s’avérer féconde pour éclairer les distinctions les plus subtiles149.

Quoi qu’il en soit de l’unité de la catégorie « émotion », c’est un élément de consensus que de reconnaître qu’elle recouvre une pluralité d’éléments ou de processus. Ce que l’on appelle trop rapidement « réaction émotionnelle » désigne en réalité une série de phénomènes distincts. Pierre Philippot résume les choses ainsi :

En un premier temps, une situation ou un élément particulier de celle-ci se voit conférer une signification émotionnelle. Cette étape est désignée par l’expression « évaluation émotionnelle » (en anglais, emotional appraisal). […] Quand une signification émotionnelle est activée, l’organisme réagit immédiatement et dans toutes ses composantes pour faire face au défi que constitue le caractère émotionnel de la situation. Il peut s’agir d’une opportunité à saisir, d’un danger à éviter, d’un obstacle à détruire. Quoi qu’il en soit, notre organisme se prépare à interagir d’une certaine manière avec son environnement : fuir, se cacher, aller vers, aller contre, etc. C’est la tendance à l’action. […] Si la tendance à l’action est suffisamment activée, un ensemble de réponses émotionnelles sont alors déclenchées. Il peut s’agir de changements physiologiques (le cœur va battre plus vite), expressifs (l’expression du visage va changer), comportementaux (le phobique va avoir un mouvement de recul) ou cognitifs (l’attention du phobique va se focaliser sur l’objet phobogène). Toutes ces composantes ne sont pas toujours activées, mais plus elles le sont, plus on considérera qu’il s’agit d’une émotion prototypique. Enfin, la dernière facette est le sentiment subjectif. Il s’agit de la coloration subjective de l’expérience par l’émotion. L’individu émotionné se sent et se vit dans un état différent150.

Cette définition fait se succéder quatre processus distincts : i) l’évaluation de la situation comme émotionnelle » (la perception d’un danger), ii) la tendance à réagir d’une certaine manière (la fuite), iii) l’activation de réactions à la fois expressives (un froncement de sourcils), comportementales (l’agitation des jambes et des mains) et cognitives (la transformation de certaines croyances), et iv) l’épreuve subjective d’un changement d’état (le sentiment vécu d’être « changé »). Dans le Handbook de Cambridge consacré aux émotions, David Sander regroupe dans le même sens les différents processus émotionnels en cinq catégories : évaluation,

148 Scarantino, art.cit.

149 Par exemple dans John L. Austin, « A Plea for Excuses », Proceedings of the Aristotelian Society, 57, 1956-57.

150 Pierre Philippot (dir.), « Qu’est-ce qu’une émotion ? », Emotion et psychothérapie, Wavre : Mardaga, 2011, p.12-13.

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expression, tendance à l'action, réponse périphérique, sentiment subjectif151. On voit que dans ce cas l’expression se voit attribuer un rôle majeur, plus haut dans la série causale. Malgré cela la liste est proche de la précédente, en somme relativement consensuelle chez les chercheurs. Toutefois ce qui est généralement accepté par les spécialistes n'est rien à côté de ce qui les oppose. Deux chercheurs américains, qui proposent pour leur part une triple catégorisation (expérience subjective, comportement expressif, réponses physiologiques périphériques) résument la chose ainsi :

It is widely agreed that emotion refers to a collection of psychological states that include subjective experience, expressive behavior (e.g., facial, bodily, verbal), and peripheral physiological responses (e.g., heart rate, respiration). It is also widely agreed that emotions are a central feature in any psychological model of the human mind. Beyond these two points of agreement, however, almost everything else seems to be subject to debate152.

La difficulté est d’articuler ces différents processus, puisqu’aucun ne semble pouvoir être considéré comme un trait absolument nécessaire. À suivre la tradition freudienne, on peut par exemple accepter l’idée qu’il existe des « émotions inconscientes », dénuées de toute forme d’expérience subjective consciente. On sait aussi qu’il existe des colères glacées ne se traduisant par aucune expression faciale claire. Certains chercheurs ont alors proposé de considérer les différents processus émotionnels comme des éléments constitutifs d’un noyau conceptuel (conceptual core), organisés autour d'exemples particulièrement représentatifs, nommés à la suite des travaux d’Eleanor Rosch des figures prototypiques153. Dire que les émotions sont des prototypes permet un certain gain théorique, en offrant par exemple la possibilité de dire sans contradiction que la peur est davantage une émotion que l'envie ou le respect, comme les pommes sont davantage des fruits que les olives154, dans la mesure où ils rassemblent davantage de traits constitutifs de ce qu’on entend habituellement par le terme « émotion ». Ce genre d’approche permet également d’éviter la difficulté des expériences limites (un épisode de stress par exemple, est-il encore une émotion ?), en assumant le caractère flou des limites du concept d'émotion. Enfin la conception prototypique des émotions permet de penser la proximité des différentes émotions grâce à l’image de « l’air de famille155» : tous les membres ont quelque

151 David Sander, « Models of Emotions : the affective neuroscience approach, » Handbook of Human Affective

Neuroscience, Cambridge University Press, 2013.

152 James Gross & Lisa Barrett, « Emotion Generation and Emotion Regulation: One or Two Depends on Your Point of View », Emotion Review, 3(1), 2011, p.8-16. DOI : 10.1177/1754073910380974

153 Eleanor Rosch, « Natural categories », Cognitive Psychology, 4, 1973, p.328-50.

154 Beverly Fehr, James A. Russell, « Concept of Emotion Viewed From a Prototype Perspective », Journal of

Experimental Psychology, 1984.

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chose en commun, sans qu’il soit possible d’isoler un trait que tous possèdent avec certitude. À ce titre une émotion se définirait moins par un certain nombre de critères nécessaires et suffisants, que par un degré de ressemblance à des modèles idéal-typiques appelés prototypes.

C’est une question importante de savoir si ces prototypes sont tirés de l’expérience ou s’ils sont des fictions abstraites, des êtres de langage fonctionnant comme des modèles sans qu’on les rencontre jamais dans la réalité156. Existe-t-il dans le monde des colères prototypiques, ou naissent-elles de certaines représentations (fictionnelles par exemple) ? Des expériences ont montré que lorsqu'on demande à un sujet de mimer une émotion, il imite spontanément des caractères expressifs qu'il ne produit pas lorsqu'il est réellement en proie à ces émotions :

[…] people seem to have an easy time describing prototypical features of a given emotion category. Ask an American to describe prototypical sadness and he’ll say it features a frowning or pouting face, a slumped posture, crying, moping around, a monotonous tone of voice, and that it begins with a loss of some sort and ends with an overall feeling of fatigue or powerlessness. […] When we measure actual instances of sadness using scientific tools, this frowning/pouting prototype of loss is not the most frequently or typically observed pattern. Everybody seems to know the prototype but it’s rarely found in real life157.

Ce que les sujets imitent n’est pas la peur telle qu’ils l’expriment en situation réelle, mais la représentation prototypique qu'ils se font de la peur. Cela tend à faire penser que les prototypes sont des fictions construites qui s’imposent progressivement à l’expérience des agents à l’occasion d’une suite d’expériences de socialisation émotionnelle. Merleau-Ponty notait déjà en 1945 qu’ « il n’est pas plus naturel ou moins conventionnel de crier dans la colère ou d’embrasser dans l’amour que d’appeler « table » une table. Les sentiments et les conduites passionnelles sont inventées comme les mots158 ». Chacun apprend à être triste ou joyeux en imitant des représentations qui sont autant de fictions ou de modèles. Si tel est bien le cas, la question se pose de savoir quel peut être le rôle des auteurs de fiction (au sens large, en incluant non seulement les romanciers mais aussi les peintres, les réalisateurs, mais aussi les « récits ordinaires159 » que l’on s’échange quotidiennement) dans la constitution ou la transformation de ces prototypes émotionnels ? Peut-on évaluer dans quelle mesure le sujet à qui on demande de mimer la colère s’appuie sur des représentations fictionnelles ? Et peut-on dire que l’influence des fictions vaut également pour une colère « spontanée », qui n’est pas volontairement simulée mais semble s’imposer à celui qui l’éprouve ? Pour le dire autrement : les images émotionnelles,

156 Ulric Neisser, « The concept of intelligence », Intelligence, 3, 217-227.

157 Lisa Feldman Barrett. How Emotions are Made? Houghton Mifflin Harcourt, 2017.

158 Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Gallimard « TEL », 2005, [1945].

159 Jean-Marie Schaeffer, Les troubles du récit. Pour une nouvelle approche des processus narratifs, Editions Thierry Marchaisse, 2020.

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qu’elles viennent de fiction ou d’ailleurs, se contentent-elles de donner forme à des situations où on imite une réaction émotionnelle (dans un environnement fortement ritualisé comme à un mariage ou un enterrement, ou encore au théâtre ou dans un laboratoire de psychologie), ou bien contribuent-elles également à « modeler » nos réactions affectives en apparence les plus spontanées, celles qui nous apparaissent comme les plus « authentiques » ? Nous reviendrons sur ce problème délicat. Conservons pour l’instant trois idées : i) les émotions sont des réalités complexes mettant en jeu plusieurs processus hétérogènes ; ii) ces processus peuvent être étudiés d’une manière plus « naturaliste » ou plus « constructiviste », les deux perspectives n’étant pas nécessairement incompatibles ; iii) les émotions entendues comme catégories doivent être pensées sur le modèle du prototype, comme des fictions régulatrices.

Que tirer de ce détour par les sciences affectives ? D’abord les critiques littéraires peuvent s’efforcer de distinguer plus soigneusement les différentes composantes des émotions exprimées ou représentées dans un texte. Plutôt que de parler d’un épisode émotionnel, on peut apprendre à distinguer ce qui en constitue l’expression physiologique (un rougissement par exemple) de ce qui est une réaction conative (une tendance à fuir ou à se cacher) ou une expérience vécue (la honte). Ensuite selon que l’on adopte une position plus « naturaliste » ou plus « constructivist », l’effet littéraire sur les émotions sera envisagé de manières bien différentes. Certaines perspectives plus constructivistes permettent de penser un rôle social essentiel de la littérature dans la formation de la vie émotionnelle, en transformant les prototypes émotionnels à partir desquels les agents construisent leurs émotions – ou du moins la représentation publique de leurs émotions.

Dans le document D. H Lawrence et la question de la pensée (Page 51-58)