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Rôle et fonction des images

Dans le document D. H Lawrence et la question de la pensée (Page 162-165)

LE STATUT AMBIGU DES PANSIES

3.3. Une pensée poétique

3.3.2. Rôle et fonction des images

Il est bien connu que la pensée philosophique, en particulier dans ses traditions rationalistes, est inséparable d’une certaine méfiance vis-à-vis des images et de « l’imagination » en général. Cette attitude soupçonneuse vient en premier lieu de ce que l’imagination est supposée impuissante à saisir certaines réalités, qui peuvent en revanche être conçues clairement par l’intellect. Descartes distingue ainsi strictement les pouvoirs de l’entendement et ceux de l’imagination, ou l’acte d’imaginer de celui de concevoir. Dans la seconde Méditation, il souligne l’impuissance de l’imagination à rendre compte avec précision d’une figure comme le chiliogone (polygone à mille côté), alors que sa conception ne fait pas problème.

[…] je remarque premièrement la différence qui est entre l'imagination et la pure intellection ou conception. Par exemple, lorsque j'imagine un triangle, je ne le conçois pas seulement comme une figure composée et comprise de trois lignes, mais outre cela je considère ces trois lignes comme

447 id., p.155.

448 Jakobson, art.cit., p.27 : « En général, les mots étrangers sont très employés en poésie, car leur constitution phonique surprend, alors que leur sens reste en sourdine » (nous soulignons).

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présentes par la force et l'application intérieure de mon esprit ; et c'est proprement ce que j'appelle imaginer. Que si je veux penser à un chiliogone, je conçois bien à la vérité que c'est une figure composée de mille côtés, aussi facilement que je conçois qu'un triangle est une figure composée de trois côtés seulement, mais je ne puis pas imaginer les mille côtés d'un chiliogone, comme je fais les trois d'un triangle, ni pour ainsi dire, les regarder comme présents avec les yeux de mon esprit. Et quoique suivant la coutume que j'ai de me servir toujours de mon imagination, lorsque je pense aux choses corporelles, il arrive qu'en concevant un chiliogone, je me représente confusément quelque figure, toutefois il est très évident que cette figure n'est point un chiliogone, puisqu'elle ne diffère nullement de celle que je me représenterais, si je pensais à un myriagone, ou à quelque autre figure de beaucoup de côtés ; et qu'elle ne sert en aucune façon à découvrir les propriétés qui font la différence du chiliogone d'avec les autres polygones.

Que s'il est question de considérer un pentagone, il est bien vrai que je puis concevoir sa figure, aussi bien que celle d'un chiliogone, sans le secours de l'imagination ; mais je la puis aussi imaginer en appliquant l'attention de mon esprit à chacun de ses cinq côtés, et tout ensemble à l'aire, ou à l'espace qu'ils renferment. Ainsi je connais clairement que j'ai besoin d'une particulière contention d'esprit pour imaginer, de laquelle je ne me sers point pour concevoir ; et cette particulière

contention d'esprit montre évidemment la différence qui est entre l'imagination et l'intellection ou conception pure449.

Si on suit le point de vue adopté dans ce texte, l’imagination apparaît comme un facteur limitant, un obstacle à la pureté de la compréhension intellectuelle. Concrètement, la pensée pourra bien mobiliser des images, des exemples notamment, pour éclaircir ce qu’elle cherche à concevoir, mais lorsqu’elle s’attachera à penser les réalités les plus difficiles, elle devra le faire sans s’appuyer sur des images. Platon considérait déjà la réflexion imagée comme un préambule à une pensée dialectique dégagée de l’appui des figures450.Le modèle de la pensée philosophique est une compréhension purement intellectuelle (comme en témoigne encore chez Kant le rêve d’une « intuition intellectuelle » inaccessible aux humains). Pour la pensée abstraite considérée dans sa « pureté », l’assistance de l’imagination est au mieux inutile, au pire fortement nuisible (une hypothèse psychologique contemporaine relève, à propos de la « contention d’esprit » évoquée par Descartes, un usage important de ressources cognitives. « Imaginer » empêcherait d’investir pleinement son attention ailleurs, notamment sur des arguments). Pour penser clairement quelque chose, il n’est pas besoin de se le figurer, et il est peut-être même nécessaire, dans certains cas, de renoncer à essayer de le faire. La pensée la plus pure tente d’aller au-delà de l’espace théorique où l’imagination la cantonne. Développer sa capacité à raisonner, ce serait alors se libérer du règne de l’image, pour passer d’une vision sensible à une vision de l’esprit, que Descartes nomme, en se référant explicitement à sa racine latine : intuition. La puissance singulière de la pensée rationnelle viendrait de cet affranchissement vis-à-vis des limites qui frappent l’imagination, cette « contention de l’esprit » (animi contentione) nécessaire pour

449 Descartes, Méditations métaphysiques, VI, Edition Jean-Marie Beyssade, GF, 2014.

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imaginer. L’esprit qui conçoit n’a pas à se limiter aux bornes de ce qu’il est capable de se figurer, ni à se « tendre » vers (con-tendere) ce qu’il est incapable d’embrasser par l’imagination. Il est facile de concevoir un milliard d’unités, mais difficile, voire impossible à un esprit fini, de les imaginer avec précision.

Mais l’imagination, comprise comme faculté de produire, reproduire et comparer des images, n’est pas seulement une faculté incapable de suivre la « pure intellection » dans ses conceptions abstraites. Elle n’oppose pas seulement une résistance passive aux conceptions intellectuelles, elle fait également activement obstacle à la raison. Les remarques de Pascal (inspirées de Montaigne) à ce propos sont décisives :

Le plus grand philosophe du monde sur une planche plus large qu’il ne faut, s’il y a au-dessous un précipice, quoique sa raison le convainque de sa sûreté, son imagination prévaudra. Plusieurs n’en sauraient soutenir la pensée sans pâlir et suer. Qui dispense la réputation, qui donne le respect et la vénération aux personnes, aux ouvrages, aux lois, aux grands, sinon cette faculté imaginante ? […] la raison a été obligée de céder, et la plus sage prend pour ses principes ceux que l’imagination des hommes a témérairement introduits en chaque lieu451.

Dans ce cadre rationaliste, l’imagination est posée comme l’adversaire qui trouble la pensée raisonnable, la dévie de sa marche réglée, la pousse vers l’erreur ou l’illusion. Elle est « cette faculté trompeuse, qui semble nous être donnée exprès pour nous induire à une erreur nécessaire » comme écrit encore Pascal. L’image pose problème à la pensée, non seulement par son impuissance à figurer certaines réalités abstraites, mais aussi et surtout par les biais qu’elle induit dans l’esprit. L’image trouble la pensée, l’éloigne de la pureté du concept. C’est pourquoi les philosophes invitent, selon une tradition solidement établie, à se méfier des images par une élimination des « mirages iconiques452». C’est une question de savoir jusqu’où il est possible d’y parvenir, notamment du fait que la langue dans laquelle les philosophes expriment leurs pensées demeure éminemment métaphorique. Mais justement l’effort proprement philosophique de clarification des énoncés vise à éliminer les métaphores qui demeurent ininterrogées. Même pour les philosophes du « langage ordinaire », la tâche proprement philosophique ne peut consister à jouer de métaphores, mais tout au plus à interroger l’usage de certaines d’entre elles. Dans tous les cas ce serait par une forme d’ascèse ou de « dé-figuration » que la pensée pourrait progresser, en prenant ses distances vis-à-vis du pouvoir dangereux et fascinant des images.

451 Blaise Pascal, Pensées, Fragment Vanité n°31 / 38. URL : https://www.penseesdepascal.fr/Vanite/Vanite31-moderne.php

452 Cornélius Crowley, « Le motif philosophique et sa mise à l’épreuve », Littérature et philosophie, éd. A. Tomiche et P. Zard, Artois Presse Université, 2002, p.48.

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On peut toutefois opposer à cet idéal d’être un vœu pieu plutôt qu’un projet solide. En dehors du cadre très particulier des systèmes formels, l’usage de la langue est toujours métaphorique, et même le penseur le plus farouchement rationaliste ne peut s’y soustraire. Le texte de Descartes lui-même n’échappe pas à cette règle, sollicitant à plusieurs reprises une métaphore visuelle pour décrire le fonctionnement de l’esprit (« pour ainsi dire, les regarder comme présents avec les yeux de mon esprit »). Entre la pensée et l’image (aussi bien l’image mentale que l’image discursive), le rapport est moins clair et plus troublant qu’il peut sembler d’abord.

Dans le document D. H Lawrence et la question de la pensée (Page 162-165)