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Critique du « jeu social profond » dans les textes de Lawrence

Dans le document D. H Lawrence et la question de la pensée (Page 107-112)

Des injonctions émotionnelles sont impliquées dans toutes les formes de vie collective, et personne n’est libre d’y échapper entièrement. Dans St Mawr (1925) la jeune héroïne, Lou, fait l'expérience douloureuse de ces exigences sociales appliquées aux émotions : « The atmosphere

of 'enjoying oursleves' was becoming cruel to her : it sapped all the life out of her. 'Oh, if only I needn't enjoy myself', she moaned inwardly281. » Ce qui est « cruel » pour Lou, ce n'est pas seulement que la situation exige qu'elle fasse semblant de s'amuser, mais bien qu'elle s'amuse effectivement, qu'elle se force à s'amuser vraiment. L'effort purement extérieur n'est rien à côté de l'exigence de contraindre ses réactions affectives pour les accorder à des conventions sociales qui se présentent comme les règles d'un jeu, que Lawrence résume ainsi (les quatre phrases sont soulignées dans l’original): « No scenes, no spoiling the game. Stick to the rules of the game. Be

sporting, and don't do anything that would make a commotion. Keep the game going smooth and

279 T.McLellan et al. « Sensitivity to Posed and Guenuine Displays of Happiness and Sadness: A fMRI Study »,

Neuroscience Letters, 531: 149-154, 2012. DOI : 10.1016/j.neulet.2012.10.039

280 DHL, LCL.

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jolly, and bear your bit like a sport282». La vie sociale est un jeu, dont certaines règles concernent la vie émotionnelle. Ces règles (ou ces normes, en tant qu’elles sont loin d’être toujours explicitées) ont un intérêt social, mais entrent parfois en tension avec des mouvements affectifs rétifs à entrer dans des catégories qui ne leur conviennent pas. Lorsque la vie sociale est vécue comme un « forçage » émotionnel continuel, lorsque la réalité des mouvements affectifs est sans cesse trahie par les catégories émotionnelles socialement induites, il peut arriver que des réactions affectives de colère et de haine viennent menacer le « jeu » lui-même :

Hate […] is the inevitable outcome of forcing ideas on to life, of forcing one’s deepest instincts. Our deepest instincts, our deepest feelings we force according to certain ideas. We drive ourselves with a formula, like a machine. The logical mind pretends to rule the roost, and the roost turns into pure hate283.

Le problème n’est pas qu’il existe des idées, mais que les catégories soient socialement mobilisées pour imposer à la vie affective d’adopter un certain rythme et une certaine forme. Lawrence voit dans un tel forçage la cause de l’éclatement de la Grande Guerre. Il faut comprendre de ce point de vue le poème suivant, parodie pseudo-lyrique qui apparaît comme un contre-pied systématique aux exigences sociales qui s’exercent sur les émotions :

The feelings I don't have I don't have. The feelings I don't have I won't say I have. The feelings you say you have, you don't have.

The feelings you would like us both to have, we neither of us have.

The feelings people ought to have, they never have.

If people say they've got feelings, you may be pretty sure they haven't got them.

So if you want either of us to feel anything at all you'd better abandon all idea of feelings altogether284.

Le poème, ironiquement construit comme une adresse lyrique à l'aimée, repose sur un raisonnement logique aux multiples prémisses. L'anaphore souligne explicitement qu’il est question de sentiments (feelings) socialement induits. La conclusion est paradoxale, puisqu'elle invite à renoncer à l'idée même de sentiment au nom d’une volonté de sentir : pour sentir quelque chose, il faudrait abandonner toutes les représentations stéréotypées dont on dispose. Non pas toutefois pour renoncer aux réactions émotionnelles, en identifiant tout épisode émotionnel à une réaction sentimentale. Le but n’est pas de détruire les émotions, mais de suspendre les exigences

282 DHL, SM, p.79.

283 DHL, LCL, p.39.

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sociales qui pèsent sur elles. Lawrence tente ainsi de substituer un impératif à un autre : au « il faut » que le monde social impose à la vie émotionnelle (« tu dois éprouver ceci et ne pas éprouver cela dans cette situation »), il tente d'opposer un « il faut » qui invite à s'en libérer (« tu dois oublier les impératifs sociaux »).

Les scénarios amoureux sont particulièrement normatifs : ils ne se contentent pas de décrire ce qui arrive mais imposent ce qui doit être. Comme le note ironiquement Hochschild, l'amour ressemble souvent à une entreprise de persuasion réciproque à propos d’un trouble affectif à interpréter : « falling in love comes to seem like the work of convincing each other that

this had been true love285 ». Mais c'est parce que les amants partent d'une conception prédéfinie de ce qu'est une histoire d'amour réussie qu'ils se tyrannisent l'un l'autre pour incarner cet idéal en multipliant les normes secondaires : des amants ne se détestent pas, des amants doivent s'aimer, des amants doivent tout se dire, etc. Ce travail émotionnel a pour conséquence paradoxale de paralyser les mouvements affectifs plus spontanés qui peuvent émerger au sein d’un couple. Si Lawrence faisait si grand cas du couple hétérosexuel, au point d’y voir la relation humaine la plus fondamentale (« The great relationship, for humanity, will always be the

relation between man and woman286 »), c’est parce que la vie de couple rend possible une sortie partagée hors des contraintes sociales qui pèsent habituellement sur la vie émotionnelle. Le couple est à la fois l’espace affectif le plus intensément normé, et en même temps le lieu le plus favorable pour s’affranchir de ces normes. On peut penser qu'une grande partie du travail d'un couple consiste à s'autoriser mutuellement l'expression de réactions émotionnelles socialement inadéquates. Faire couple, c'est construire à deux un espace de partage émotionnel où les normes sociales sont suspendues, où l'on peut exprimer plus librement ce qu'on éprouve, même ce qui est socialement inapproprié.

Un des mots d'ordre de cette défense « libérale » des possibles émotionnels est la formule : « pourquoi pas ? » (why not ?), que l'on retrouve très fréquemment chez Lawrence. Ainsi le vers inaugural du poème « First Morning », séparé du reste du poème, ouvre cet espace de problématisation émotionnelle qui constitue une dimension importante de la pensée telle que Lawrence la conçoit : « The night was a failure but why not287- ? » Ce « pourquoi pas ? » ouvre des possibilités nouvelles, vient ouvrir une alternative aux scénarios attendus, à savoir ici que la

285 Hochschild, op.cit., p.45.

286 DHL, STH, p.175. L’exclusion du couple homosexuel est parfois nuancée, mais il est clair que pour Lawrence l’homosexualité appartient aux pratiques “contre-nature”. L’expression « d’homophobie » semble toutefois anachronique dans le contexte de l’Angleterre du début du XXème siècle.

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nuit d'amour doit être une « réussite ». On retrouve le même « pourquoi pas ? » dans la bouche de Don Cipriano dans The Plumed Serpent, lors d'une discussion décisive avec Kate. Cette dernière reproche au Mexique de lui inspirer une forme de répulsion qui confine à l'horreur. Cipriano répond alors : « Why not ? Horror is real. Why not a bit of horror, as you say, among

all the rest288? » Le couple apparaît ici encore comme un espace affectif et relationnel privilégié pour problématiser et expérimenter émotionnellement en dehors des évidences affectives. Tout se passe comme si les possibles émotionnels exigeaient d’être au moins deux pour se déployer. C’est une différence notable entre une pensée émotionnelle et une pensée intellectuelle, puisqu’on sait que les philosophes (représentants privilégiés de la « pensée intellectuelle ») ont plutôt tendance à fuir la vie de couple et le mariage. Nietzsche voyait même dans le refus du mariage un caractère essentiel de tous les « grands philosophes ». Il écrit dans la Généalogie de

la morale :

[…] le philosophe repousse avec horreur le mariage et tout ce qui pourrait l'y inciter, - le mariage comme obstacle funeste sur son chemin vers l'optimum. Quel grand philosophe jusqu'ici a été marié ? Héraclite, Platon, Descartes, Spinoza, Leibniz, Kant, Schopenhauer – eux ne l'étaient pas ; bien plus, on ne saurait même pas se les figurer mariés. Un philosophe marié relève de la comédie, telle est ma thèse : et l'exception qu'est Socrate, le méchant Socrate s'est marié, semble-t-il, par ironie, rien que pour démontrer cette thèse-là289.

On peut se souvenir que Nietzsche a fait malgré tout lui-même trois demandes de mariage, toujours très maladroites et systématiquement refusées290. Mais qu'il y ait dans ces formules une forme de revanche ou de justification a posteriori n'ôte rien à la pertinence de ce qui est pointé du doigt : pourquoi les philosophes ne se marient-ils pas ? En quoi la pensée philosophique exclut-elle, d'une manière qui est loin d'être contingente, la vie de couple, en dans quelle mesure est-ce le contraire qui est vrai lorsqu’il s’agit de problématiser des émotions plutôt que des idées ? Il semble en effet que de nombreux romanciers développent leurs pensées à partir de liens d’attachement qu'ils établissent avec leurs partenaires amoureux (que l’on songe à Proust ou à Fitzgerald, et naturellement à Lawrence). Tout se passe comme si ce qui était un obstacle pour la pensée abstraite représentait un aliment de choix pour la pensée romanesque, ainsi que l'occasion d'établir un espace d'échange émotionnel plus libre. Peut-être faut-il se garder de généraliser trop vite ce genre de remarque, mais elle s'applique en tout cas à Lawrence, qui a toujours revendiqué pour son compte l'importance qu'il conférait à l'engagement de couple, et singulièrement au

288 DHL, The Plumed Serpent (PS), p.235.

289 Friedrich Nietzsche, La Généalogie de la morale, Folio Essais, §7.

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mariage (« the clue to human life291 »). Là où la vie partagée trouble la réflexion philosophique en la détournant de son sérieux, de son abstraction et de son autonomie, elle permet à l’expérience émotionnelle de se développer et de se libérer de clichés affectifs, tout comme les réflexions philosophiques du « promeneur solitaire » peuvent permettre de se libérer des clichés d'opinion. La pire figure du couple est de ce point de vue (pour Lawrence au moins) celle du couple mondain, pour lequel la distance et le formalisme règnent jusque sur la vie privée. Dans un tel couple chacun se fait le censeur de l'autre, le rappelant à l'ordre en invoquant les normes sociales lorsqu'une émotion non prévue menace d'apparaître. Dans Aaron's Rod Lawrence décrit l'expérience émotionnellement libératrice que représente pour la marquise del Torre, pourtant mariée à un homme bienveillant et attentionné, la musique d'Aaron. Pour la marquise le mariage est une prison émotionnelle :

She seemed like one who had been kept in a horrible enchanted castle – for years and years. Oh, a horrible enchanted castle, with wet walls of emotions and ponderous chains of feelings and a ghastly atmosphere of must-be292.

Le marquis est plein de bonnes intentions, et il aime sincèrement sa femme. Pourtant le problème n'est pas qu'il feigne d'aimer sa femme ou qu’il ne soit pas sincère dans son amour, mais qu'il se force à être sincère, et qu'il la contraigne en même temps elle-même à éprouver certaines émotions et à en refuser d'autres. Dans une telle situation les émotions et la vie de couple font obstacle à la liberté de construire et d’éprouver d’autres réactions émotionnelles possibles, ce qu'évoque l'image des chaînes pesantes (« ponderous chain of feelings ») ou des murs humides du cachot (« wet walls of emotions »). Aaron apparaît alors comme un sauveur, capable d’offrir de nouvelles possibilités émotionnelles à la Marquise, ce qui passe notamment dans ce cas par un refus strict de toute sentimentalité, c’est-à-dire une ascèse, une suspension de tout scénario émotionnel habituel. Mieux vaut ne rien éprouver que de se complaire dans des réactions sentimentales, même si cette retenue n’est qu’une étape et doit être l’occasion d’élaborer des réactions émotionnelles nouvelles : « a whole line of new emotion293 ».

Le roman donne donc à penser en proposant des histoires troublant les cadres conceptuels et narratifs qui s'imposent de manière automatique aux mouvements affectifs. Là où la pensée philosophique problématise des opinions, la pensée romanesque problématise des réactions

291 DHL, « Apropos », LCL.

292 DHL, AR, p.227.

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émotionnelles, et invite par là à suspendre l'évidence des normes sociales telles qu’elles s’imposent à la vie émotionnelle.

Dans le document D. H Lawrence et la question de la pensée (Page 107-112)