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CHAPITRE I : POSITIONNEMENT THÉORIQUE

C. Valorisation d’espaces territorialisés et logique de patrimoine

4) Lorsque la valeur patrimoniale d’un paysage dépasse la configuration spatiale : processus de symbolisation

et processus de patrimonialisation

Le processus de symbolisation, mis en évidence par Rowntree et Corkey, correspond à la construction collective d’une image idéologique et stratégique du lieu, dans le but d’établir sa protection. Il fait partie d’un processus global au travers duquel les acteurs d’un territoire s’approprient la symbolique d’un lieu. Cette valeur patrimoniale, acquise localement, finit par rayonner au-delà des limites de son propre espace. L’immatériel, transporté par la valeur symbolique d’un lieu, est chargé d’images qui, lorsqu’elles sont considérées par des acteurs extérieurs au lieu, peuvent être comparées à des éléments locaux. Le lieu symbole appelle un lieu connu comparable et confortant ce symbole. Le lieu en question acquiert alors une valeur complémentaire de celle de sa configuration physique. La valeur symbolique transcende les limites du lieu dans le sens où elle finit par être associée à des images idéologiques. Alors, le lieu fait office de vecteur, non plus d’un système physique, mais d’une idéologie (Debarbieux, 1995).

Dans le cas du paysage, une configuration géographique rappelle un fait historique, un symbole spirituel ou idéologique. Plus simplement, elle fait appel à une représentation collective. Si l’on se reporte aux espaces promus par l’Unesco comme ayant une valeur universelle exceptionnelle, les paysages symbolisés correspondent à des espaces dont le symbole est si puissamment représenté qu’ils en deviennent des modèles sur lesquels les populations s’appuient pour décrire d’autres espaces similaires. Le bien mixte des Causses et des Cévennes est représentatif de l’action des pratiques agropastorales sur la modélisation d’un environnement riche et spécifique à l’élevage pastoral, tant au niveau architectural et culturel qu’au niveau environnemental et écosystémique. Ce paysage est-il pourtant unique ? Non, il est représentatif de la représentation que se fait la société des pratiques agropastorales, pratiques présentes dans le monde entier (Caillault et Marie, 2009 ; Dervillé, 2013 ; Dreyfus, 2013 ; Kreutzmann, 2013 ; Merkle, 2013 ; Tan, 2013). L’espace est

transformé en tableau, en mode d’emploi ou en fiche technique sociale représentant une série de pratiques à préserver de l’oubli. Observatoire vivant, l’espace physique perd de sa valeur au profit de l’idée qu’il transporte. Ainsi :

« Mû en instrument stratégique, le lieu commun, sans référant territorial marqué, est progressivement investi de valeurs dont il devient une figuration condensée » (Debarbieux, 1995, p. 104).

Il est alors tentant de faire le rapprochement entre le processus de symbolisation et la construction d’une utopie. Si ces deux notions s’inscrivent effectivement dans une dimension collective, elles diffèrent par le degré de réalité dont elles font l’objet. Sans disserter sur la place d’une utopie dans l’évolution d’un collectif, nous pouvons affirmer qu’un lieu, symbolique ou non, se rattache à une réalité concrète et matérielle pour rayonner, ensuite, dans une dimension idéelle et diachronique. Cette dimension, à la fois spatiale et temporelle, est appliquée à un lieu et illustrée par Nora dans sa définition du « lieu de mémoire ». La mémoire collective correspond à la relation immatérielle de l’espace et du temps dans un processus de construction d’un territoire, processus matériel associé à un espace délimité, dans une fraction temporelle spécifique. Si le lieu de mémoire condense le passé dans un contexte présent, le patrimoine concentre le passé et le présent pour les projeter dans l’avenir (Debarbieux, 1995 ; Di Méo, 2007). Cette inscription temporelle fait l’objet d’un processus de construction par la pratique du lieu par rapport à :

la reconnaissance collective d’un évènement de nature exceptionnelle ;

l’objectivation de l’événement, c’est-à-dire l’émancipation du sens premier de cet évènement pour pouvoir le porter vers un objet identifiable dans le présent et transmissible dans le futur ;

l’appropriation individuelle de cet objet.

En reprenant les six étapes du processus de patrimonialisation présentées par François, Hirczak et Senil, Di Méo résume le processus au travers desquelles un lieu ou un espace est élevé au statut de patrimoine. Il identifie la prise de conscience patrimoniale, les jeux d’acteurs, la sélection et la justification patrimoniales et, enfin, la conservation, l’exposition et la valorisation des patrimoines. Ces étapes, prises dans leur globalité, constituent le processus de patrimonialisation (Di Méo, 2007).

a) Prise de conscience patrimoniale

La société prend conscience d’un patrimoine principalement durant ou à l’issue d’une période de crise sociale intense. L’élan patrimonial constitue alors un indicateur du changement social en réponse à la crise. Les crises agricoles, comme de nombreuses autres crises, constituent la résultante de la combinaison de plusieurs facteurs d’ordre économique, politique, environnemental, sanitaire et territorial. Face à ces différents facteurs de crise, les systèmes agricoles s’adaptent, se transforment ou s’écroulent en fonction de leur configuration. Ces transformations amènent les acteurs du monde agricole à considérer des éléments constitutifs du système comme possédant une valeur patrimoniale qu’il devient nécessaire de préserver de la disparition.

C’est le cas des pratiques pastorales dans le Massif central qui ont fait l’objet d’une prise de conscience patrimoniale après les crises d’ordre économique et sanitaire des années 1960-1980 – notamment par l’ouverture des marchés ovins à la concurrence anglaise et néo-zélandaise suivie de la vague de brucellose ayant décimé une grosse partie des troupeaux français. Il s’en est suivi, dans

les années 2000-2010, un intérêt marqué pour l’activité agropastorale en tant qu’élément patrimonial des institutions régionales et des organismes de recherche. La prise de conscience se fait à l’échelle des pratiques agricoles, d’une part, et au niveau du patrimoine culturel et environnemental associé à l’activité agropastorale, d’autre part. À partir de cette prise de conscience, des échanges de représentations entre les institutions et les organismes de recherche ont eu lieu en ce qui concerne la valeur patrimoniale du paysage agropastoral. En fonction de la qualité des échanges et de la communication entre les structures institutionnelles, des associations d’usagers, des coopératives de commercialisation, des collectifs d’éleveurs, des structures de tourisme… chacun a fait valoir son point de vue au sujet de l’importance de l’élevage dans l’organisation et la gestion d’un environnement agropastoral. De ce fait, l’ensemble a constitué un jeu d’acteurs collectif autour de la valeur patrimoniale de cette activité.

b) Jeux d’acteurs

La prise de conscience patrimoniale est un acte collectif dans le sens où le patrimoine transporte une image collective. Il est logique que les jeux d’acteurs, autour de cette prise de conscience, se conçoivent également à l’échelle collective. Les jeux d’acteurs consistent alors, pour les acteurs concernés, à échanger les différentes représentations collectives autour des enjeux patrimoniaux de l’objet. C’est durant cette étape que l’on observe une organisation des différents acteurs et de la hiérarchisation du mode de gestion, variant entre un mode de gestion partant des institutions vers les acteurs locaux (gestion verticale ou descendante) à un mode de gestion où les acteurs locaux sont directement intégrés dans le processus décisionnel (mode de gestion horizontale, ou ascendante). L’étape des jeux d’acteurs est primordiale dans le processus de patrimonialisation. Elle préfigure l’efficacité de la mise en place de la limite de l’objet patrimonial. Si les institutions possèdent un rôle important dans la coordination de la gestion du patrimoine au travers d’une projection sur le long terme, les acteurs locaux déterminent l’efficacité de cette gestion, notamment par l’appropriation de ce patrimoine et son intégration dans le fonctionnement local (Babou, 2013).

Toujours dans le cadre du Massif central, la prise en compte de l’importance de l’activité agropastorale dans la gestion et le maintien d’un patrimoine naturel et paysager a évolué d’une manière bien différente entre les Dômes et les Causses et Cévennes. Bien que la prise de conscience patrimoniale ne soit pas dirigée vers la même finalité – l’une consistant à reconnaître comme valeur patrimoniale la configuration tectono-volcanique alors que l’autre reconnaît la valeur culturelle et environnementale spécifique d’un paysage –, la gestion et le maintien de ces objets patrimoniaux paysagers ont mobilisé les pratiques agropastorales. Les jeux d’acteurs ont demandé une coordination et une dialectique entraînant un rapport différent au niveau des liens entre institutions et acteurs collectifs. Pourtant, le panel d’outils de communication était sensiblement le même, c’est-à-dire l’usage d’une forte médiatisation, de nombreuses réunions d’acteurs, une coordination ouverte et la mise en place de différents pôles de travail avec la participation des acteurs… L’un des éléments qui constitue cette différence de représentation par les acteurs locaux réside dans la période de la prise en compte du jeu d’acteur au sein de processus de patrimonialisation – en amont ou en aval de la sélection et de la justification patrimoniale.

Les jeux d’acteurs sont des jeux collectifs. Même si, au sein des collectifs, nous observons des acteurs individuels, qui vont avoir plus d’importance que d’autre dans ce processus, ces acteurs restent associés à un idéal qui est transporté et communiqué par une structure collective. Les jeux d’acteurs apparaissent à partir du moment où l’objet commence à être considéré comme possédant une

valeur patrimoniale. L’anticipation ou non de l’apparition des jeux d’acteurs va ouvrir la voie à une sélection, une justification et une valorisation aisée ou en tension.

c) Sélection et justification patrimoniale

Donner à un objet patrimonial une existence consiste, pour les acteurs, à consolider autour de cet objet une pensée collective qui lui octroie une valeur particulière. L’étape de la sélection et de la justification patrimoniale concrétise la configuration de l’objet et de toutes ses déclinaisons patrimoniales. Un paysage ne devient réellement patrimonial qu’à partir du moment où il est choisi et considéré comme tel par les acteurs locaux. Autour d’un objet patrimonial s’organise la mémoire de ce patrimoine. Chaque collectif s’approprie une partie de cette image pour construire sa représentation du territoire. Dans cette lignée, les volcans d’Auvergne renvoient une image de terre volcanique fertile, dont les multiples reliefs ont vu naître et se développer l’activité agricole et pastorale (Unesco, 2011b).

Par les discours, les mythes et les histoires créés à partir d’éléments sélectionnés, il y a construction du devoir de mémoire consensuel autour d’un bien multiple. Il s’agit de l’appropriation d’un élément plutôt que d’un autre par chaque groupe d’acteurs présent, non seulement sur le site, mais également existant en dehors du site. Les éléments sont nombreux, les méthodes d’appropriation également, mais l’idéal est le même et le bien est identique pour tous. À ce stade, l’objet patrimonial est institutionnalisé. Reconnu au-delà de ses limites, il peut alors faire l’objet d’actions de conservation et de valorisation.

d) Conservation et valorisation d’un patrimoine

Le patrimoine reconnu et institutionnalisé fait l’objet d’une organisation tant autour de sa gestion et de sa valorisation qu’autour de sa conservation. Entre la muséification et l’intégration du symbole dans un cadre de vie dynamique, la notion de conservation reste ambigüe. D’autant plus lorsque le patrimoine concerne un espace paysager. Comment conserver un espace résultant d’une interaction dynamique entre l’homme et son milieu depuis des millénaires ? Et la conservation en tant que telle est-elle une solution judicieuse pour atteindre un objectif de patrimonialisation ? Le cas des Causses et des Cévennes en est un bon exemple. Comment, dans un contexte présent d’occupation des sols, mobilisant des pratiques agricoles bien différentes de celles utilisées dans le passé, peut-on conserver un paysage pastoral reflétant un rapport passé entre l’homme et son milieu différent ? Les techniques de garde, d’aménagement agricole ou même la considération de l’agriculture sur les causses par la société et l’utilisation récréative de l’espace ont très fortement changé entre aujourd’hui et il y a simplement quarante ans.

Pour répondre à cette question, Di Méo distingue la conservation absolue d’un objet – appliquée à un monument, ou à un patrimoine matériel – d’une « réinterprétation par les sociétés successives, dans le respect de son esprit, globalement de ses formes, mais pas forcément de ses fonctions » d’un objet patrimonial (Di Méo, 2007, p. 13). Autant la conservation absolue consiste à protéger de l’influence extérieure pour transmettre l’objet dans son intégrité aux générations futures, autant la réinterprétation permet aux sociétés successives de s’approprier un concept patrimonial pour en transmettre l’idée et le symbole, en résumé, la représentation patrimoniale que se fait la société de cet objet. Ces deux notions ne sont pas antinomiques puisque, dans le cas du paysage des Causses et des Cévennes, nous observons une combinaison des deux types de conservation. D’une part, certaines constructions telles que les lavognes et les murets sont restaurées en leur état initial pour

être conservés sur le long terme, alors que le concept d’agropastoralisme est réinterprété par les régions impliquées, pour être adapté aux conditions sociales et économiques actuelles. L’objectif de ce type d’action étant non pas de conserver à tout prix un paysage pastoral mais bien de conserver l’activité pastorale dans son ensemble au sein de l’espace en question.

Cette volonté de conservation déborde sur la mise en place de multiples actions collectives combinant valorisation et conservation de l’espace. Le patrimoine est ainsi offert aux regards extérieurs et cette exposition lui procure une certaine légitimité patrimoniale. Par la valorisation et l’exposition, l’objet n’a plus une simple valeur aux yeux des acteurs locaux, mais il acquiert une valeur aux yeux des autres. L’objet patrimonial se met à rayonner au-delà de ses propres limites. Il devient objet de représentations multiples, ce qui entraîne une appropriation et une réinterprétation par des acteurs extérieurs. Ainsi, dans le cas du paysage des Causses et Cévennes, des organismes touristiques se mettent à éditer des brochures de promotion paysagère, des peintures et photographies ou encore des écrits descriptifs ou imaginaires valorisant les pratiques pastorales… Lorsqu’il s’agit d’un paysage agricole, il y a donc autant de réinterprétations possibles qu’il existe d’individus. Pourtant, à partir du moment où l’on observe un processus d’échange de représentations entre deux individus au sujet d’un objet commun, étant dans l’incapacité de transmettre une perception à autrui, c’est bien la construction collective que se font ces individus sur l’objet qui transite dans leur discours mutuel. Le discours d’individu se trouve alors ponctué d’éléments propres au groupe auquel il adhère, éléments qui, bien que ne construisant pas la perception initiale que l’individu possède sur l’objet, l'influence jusqu’à se retrouver dans la partie principale du discours de ces derniers. L’adhésion à des collectifs, leur organisation dans l’espace, les représentations qui leur sont rattachées forment des points cruciaux dans la construction de la représentation d’un espace et des projets qui en découlent. C’est pourquoi il devient nécessaire de préciser clairement les termes de collectifs, de processus d’intégration de pensées par des individus et des moyens que détient une entité abstraite, le collectif, pour construire et communiquer une représentation d’un objet paysager et agricole.

III. CONSTRUCTION DU COLLECTIF, DE SON SYSTEME

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