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CHAPITRE I : POSITIONNEMENT THÉORIQUE

B. Dynamique et évolution des espaces agricoles 1)L’espace agricole des années 1980

L’approche vidalienne de l’étude de la dynamique des espaces agricoles inscrit ces espaces à l’échelle de la région. Les espaces agricoles sont considérés comme des petites régions homogènes et majoritairement habitées par un monde paysan (Fel, 1962). Le renouveau de la géographie dans les années 1980 observe les espaces agricoles avec de nouvelles notions « économique, de filière et d’organisation spatiale » (Rieutort, 2009). La fracture entre les espaces agricoles et le reste d’une société de plus en plus tournée vers l’urbanisation commence à se dresser avec l’émergence de ces nouveaux courants de pensées géographiques. L’aspect économique et agronomique des espaces agricoles s’inscrit vite dans un contexte qui dépasse l’échelle régionale pour intégrer une logique de marché. Les espaces agricoles sont de moins en moins rattachés au territoire de proximité et se voient homogénéisés vers des systèmes d’exploitation et des systèmes d’élevage répondant à la mise en place de filières concentrées sur des bassins où le type de production est spécialisé et regroupe plusieurs régions. Grossièrement, et à titre d’exemple, on observe, à partir des années 1960-1970 la mise en place de bassins de production laitiers dans le Nord-Ouest de la France alors que le Centre et une partie du Sud se spécialisent dans l’élevage allaitant. Cette nouvelle configuration suit l’évolution de la société, dirigée vers une déconstruction de sa localité pour s’ancrer dans un processus bien plus global. Les facilités qu’offrent les voies de communications font en sorte que la consommation

agricole n’est plus associée à la proximité de la production mais qu’elle réponde à une logique d’offre et de demande. La consommation agricole passe alors d’une logique d’adaptation de la consommation, en fonction de la ressource locale, vers une logique d’acheminement des ressources en fonction des besoins de consommation des centres urbains. Ce processus de spécialisation de la production agricole est combiné à la diminution du nombre d’agriculteurs en France, ce qui finit par réduire considérablement leur présence au sein des sociétés rurales et, par conséquent, leur impact sur l’évolution de ces sociétés. Cependant, leur action sur l’évolution de l’espace agricole ne s’affaiblit par pour autant, puisque seule une faible partie des surfaces agricoles disparaît avec la déprise. Les parcelles des agriculteurs sur le départ sont récupérées par les agriculteurs restants, qui développent leur activité en agrandissant leur exploitation agricole tout en spécialisant la production. Cette situation créé un paradoxe avec des espaces qui perdent leur configuration en damier tout en conservant une évolution liée à un nouveau type d’activité agricole. Étudier l’espace revient alors à l’intégrer dans un contexte non seulement agricole, mais aussi rural, avec une influence urbaine de plus en plus présente, introduisant de nouvelles préoccupations telles que l’aménagement de l’espace, l’évolution de l’environnement, la périurbanisation et l’activité récréative de l’espace rural (Rieutort, 2009).

2) Bouleversement agro-industriel dans la construction

de l’espace agricole

Dans les années 1990, la production agro-industrielle est en perte de vitesse, ce qui bouleverse la constitution des espaces agricoles occidentaux (Primdahl et al., 2010). Les géographes qui étudient l’espace agricole au travers des pratiques sociales notent la crise d’identité de l’agriculture dans les espaces ruraux. La distinction entre monde rural et urbain est remise en cause, notamment en observant les limites d’un modèle productiviste dissocié des réalités locales. La limite du tout productiviste est atteinte dans les milieux ruraux avec la crise de l’encéphalopathie spongiforme bovine et l’arrivée des organismes génétiquement modifiés sur le marché. La société commence à exprimer une préoccupation autour de la traçabilité de l’alimentation qui ne fera que s’affermir au cours du temps. Les géographes observent l’émergence de nouveaux systèmes de production en lien avec des critères de qualité qui, sans pour autant leur faire concurrence, répondent aux manques de traçabilité des systèmes de production compétitifs par le volume (Rieutort, 2009).

Cette transformation témoigne d’un enrichissement progressif des concepts associés à la territorialisation parmi les géographes qui investissent à nouveau l’espace agricole en apposant les logiques de gestion territoriale aux composantes organisationnelles de l’espace rural. De nouvelles approchent émergent, notamment des approches systémiques qui soulignent la sensibilité du paysage en complémentarité avec d’autres géographes tournés sur la question environnementale et économique. Les courants de pensées se dispersent tout en restant focalisés sur un point commun, la territorialisation sociale et spatiale. Tout le monde conçoit que l’évolution des espaces ruraux induit une construction culturelle complexe et que l’existence des espaces agricoles résulte en partie de cette construction culturelle.

L’évolution des espaces agricoles s’accompagne de la multiplication des produits dits « de terroir » et des jeux d’acteurs qui font l’objet de leur reconnaissance juridique et de leurs utilisations. Elle atteint les sphères institutionnelles lors de la reconnaissance du terme paysage à l’échelle européenne dans les années 2000. L’espace agricole devient alors constructeur de « paysage » par les systèmes de

production, par les pratiques agricoles qui utilisent l’espace et par les pratiques culturelles qui renforcent le sentiment d’identité des acteurs locaux face à leur territoire. L’approche territoriale des espaces agricoles se fait alors autant par le paysage que par les pratiques agricoles, qui contribuent à le façonner. Pour les ethnologues, dans la même période, l’espace agricole reflète un amenuisement de la frontière entre nature et culture (Descola, 2005). Les connaissances agricoles traditionnelles retrouvent leur place dans deux types de construction : la construction d’un paysage territorialisé, associée à un renforcement d’une identité locale ou d’un sentiment d’appartenance collective, et la construction d’un paysage géré avec une projection sur le long terme.

3) Le territoire rattaché à l’agriculture

Les connaissances traditionnelles ne sont plus entachées d’un sentiment passéiste et contribuent à construire un paysage rural multifonctionnel répondant à des préoccupations modernes. La géographie approche ces nouveaux « territoires de l’agriculture » autour d’une logique de système qui rattache trois dimensions de l’espace agricole développées au cours du temps : son inscription dans un territoire, l’adaptation des systèmes agricoles en fonction de l’environnement et son inscription dans une filière via un système agro-alimentaire (Rieutort, 2009).

Dans ce système, l’agriculture n’est plus le critère principal de l’évolution des espaces agricoles, mais elle intègre de nombreuses autres dimensions qu’elles soient sociales, culturelles, matérielles, idéologiques, politiques ou économiques. La présence d’une activité agricole dans un territoire est alors la résultante du positionnement des exploitations et du maintien de leur objectif de production face à une majorité de résidents non agricoles. Ce jeu d’acteurs s’observe notamment au travers de leur inscription dans un système dont la politique de gestion est axée sur une logique de services environnementaux et multidimensionnels dans des contextes économiques fluctuants. À cela s’ajoute un contexte culturel et identitaire fort qui demande parfois aux exploitants agricoles de se positionner face à une instrumentalisation du passé qui « folklorise » l’activité agricole. Le folklore transforme, en vue de valoriser un type de représentation paysagère, restreint le métier d’éleveur et la configuration du paysage dans un cadre s’éloignant de la réalité du territoire. Cependant, cette diversité contribue à développer, voire à renforcer un sentiment d’appartenance qui construit l’identité collective des terroirs et développe, sur le long terme, des filières de valorisation fondées sur cette spécificité territoriale. La valorisation territoriale constitue une réponse parmi d’autres face à cette demande croissante de traçabilité des produits (Figure 14). Elle est reconnue par les Signes Officiels de Qualité et de l’Origine territoriale et marque l’émergence d’un nouveau type de produit basé sur la reconnaissance géographique (Ménadier, 2012).

4) Inscription des systèmes Exploitation-Famille

dans la dynamique des espaces agricoles

Les Systèmes Exploitation-Famille (SEF) s’inscrivent dans un environnement social, économique et écologique pour former des systèmes agraires complexes. Il est donc difficile de distinguer clairement la dynamique des espaces agricoles dans la société de la dynamique des espaces naturels qui constituent le système d’opération des SEF. Pour autant, il est tout de même possible de distinguer l’évolution d’un espace SEF en fonction de trois pôles qui entrent en interrelation :

L’adaptation locale et les réponses à des décisions ou à des événements venant de l’extérieur de l’espace.

Des mesures normatives prises par des organismes extérieurs (Primdahl et al., 2010).

Figure 14 : Schéma de l'évolution de l'espace agricole dans le temps

Source : X. Badan, 2013

Les modifications des systèmes agricoles multifonctionnels et l’émergence du courant post-productiviste seraient donc étroitement liés aux changements sociaux et aux mouvements de population au travers de ces pôles. Cependant, le contexte naturel garde toute son importance dans ce schéma. L’agriculture est fondamentalement liée aux ressources disponibles sur place. Les minéraux, les ressources faunistiques et floristiques, l’eau et les variations climatiques constituent des ressources sur lequel les SEF appliquent leur système d’opération. Ces éléments évoluent constamment au cours du temps en fonction de deux facteurs : les facteurs intrinsèques à l’environnement, partiellement prévisibles mais non contrôlables par les acteurs locaux ; et les facteurs extrinsèques à l’environnement, rattachés directement à l’exploitation des ressources locales par les acteurs locaux. L’évolution des facteurs extrinsèques est, si l’on se réfère aux trois pôles de Primdahl, également associée aux acteurs extérieurs. La dynamique d’un pôle entraîne la dynamique de l’autre et inversement (Primdahl et Swaffield, 2010).

Nous rentrons dans une période où des changements climatiques sont observés. Un réchauffement global de la planète semble avoir pour conséquence une augmentation de la fréquence de crises climatiques – telles que les inondations, les sécheresses et les tempêtes – modifiant le rythme des saisons telles que nous les connaissons dans nos climats tempérés. Les études sur la raison de ces variations sont très variées et oscillent principalement entre l’entrée du rythme planétaire dans une période de glaciation telle qu’elle semble en rencontrer tous les 400 000 ans et l’essor de l’activité humaine avec des émissions de gaz à effet de serre dans l’atmosphère qui aurait modifié les conditions de conservation et d’évacuation de la chaleur terrestre. Quelles qu’en soient les raisons, si celles-ci ne se superposent pas, ces modifications climatiques ont un impact non négligeable sur la dynamique des SEF et des systèmes agraires qui leurs sont associés. L’augmentation de la fréquence des pluies ou, à l’inverse, l’augmentation des périodes sèches n’ont pas la même incidence sur les décisions des modes de valorisation des parcelles agricoles et donc du système de décision dans lequel le SEF va, ou ne va pas, s’engager.

Ajoutons à ce facteur naturel la dynamique sociale, comme l’évolution des aides proposées par la Politique Agricole Commune en Europe, dont le poids économique pèse sur les décisions des agriculteurs quant au type de système vers lequel ils se dirigent. Rajoutons également la dynamique associée aux politiques de gestion territoriale qui considèrent les différentes facettes économiques et sociales d’un espace. Nous découvrons ainsi un territoire dont la dynamique forestière, écosystémique, géographique et biologique est fortement attachée au contexte historique, culturel, démographique, agricole et touristique (Pan et al., 1999). Ceci à l’échelle de ses délimitations intérieures, mais également à une échelle d’autant plus globale que les technologies de communication actuelles tendent à connecter la planète entière avec une facilité déconcertante (Rifkin, 2014). Ainsi, la composition des campagnes se modifie avec l’évolution de ses types d’habitants, transformant les campagnes essentiellement agricoles en campagnes résidentielles. L’esthétique des paysages se retrouve associée à des composantes récréatives, voire à l’image folklorique du paysage de campagne. Ceci au risque de muséifier les pratiques agricoles locales ou de confondre leurs principaux objectifs avec celui de « jardinier du paysage » (Marty et al., 2007).

5) Dynamique paysagère du XX

e

siècle

Dans l’Europe du XXe siècle, l’industrialisation de la production, la réduction de la présence des agriculteurs et le phénomène d’urbanisation ont contribué à un retour général de la forêt, à une diminution des savoirs locaux et traditionnels ainsi qu’à une modification de la représentation de l’espace agricole par la population des villages de campagne. À titre d’exemple, au Danemark comme en France, nous observons un retour des forêts, résultant de l’abandon des terres agricoles et de l’urbanisation des villages (Primdahl et al., 2010 ; Lefeuvre, 2013). Au Maroc, des associations de sauvegarde de l’élevage caprin tentent de conserver l’utilisation de l’Arganeraie marocaine par les chevriers locaux par l’intermédiaire d’une labélisation géographique. À côté, il y a l’exploitation de l’Arganeraie, également protégée par une labélisation géographique. Elle se situe dans un contexte où l’émergence de la demande internationale en huile d’Argan est telle que son exploitation risque de faire disparaître l’élevage caprin. Les deux systèmes se retrouvent en compétition sur un territoire commun, avec un même type de reconnaissance labellisée qui valorise le même type de paysage : l’Arganeraie (Lacombe et Casabianca, 2013). Dans les débuts du processus de patrimonialisation du bien Causses et Cévennes, la représentation de l’espace agricole véhiculée par les instances de gestion du bien a longtemps été perçue par les acteurs locaux comme en décalage avec les réalités

agricoles. Ces derniers se représentaient leur espace au travers de leurs pratiques et de leurs produits, alors qu’ils percevaient, chez les instances de gestion, une volonté de conserver la configuration spatiale sans considérer l’activité agricole comme élément principal en termes de construction paysagère. Ce décalage démontrait un problème de communication et de confiance déjà présent lors de la création du Parc national des Cévennes (Crosnier, 2004 ; Marty et al., 2007). Les espaces agricoles possèdent une dynamique naturelle. Cependant, les avancées techniques et technologiques dont nous disposons, ainsi que notre capacité d’adaptation nous permettent de nous extraire quasiment entièrement des contraintes associées à cette dynamique. Dans la théorie, et au prix d’un apport énergétique plus ou moins conséquent, nous sommes capables d’acheminer toutes les ressources nécessaires au développement d’un système agricole sans prendre en compte les autres contraintes de l’environnement du système agraire. Nous pouvons ainsi créer des systèmes robustes, capables de survivre aux différentes crises. Dans la pratique, la vérité est toute autre. Les choix effectués par les exploitants agricoles dépendent non seulement des relations entre les acteurs du système, mais aussi des relations avec des acteurs extérieurs au contexte agricole dont les actions sur le territoire peuvent toutefois interférer sur le système agraire. Dans ce sens, nous pouvons prendre en compte les politiques de gestion territoriale et d’accompagnement agricole qui influencent les systèmes jusqu’à une échelle mondiale. De plus, la constitution des villages, leur évolution et le retour vers des systèmes de production localisés et identifiés par des marqueurs géographiques (IG, AOC/AOP…) nous indique que des systèmes d’exploitations agricoles considèrent l’espace dans lequel ils s’inscrivent comme un facteur de décision. L’activité agricole façonne l’espace à différentes échelles pour le transformer en un paysage pouvant acquérir une valeur aux yeux de ses usagers ; valeur qui peut rayonner au-delà des limites du système pour toucher des acteurs extérieurs.

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