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DE PENSEE ET DE COMMUNICATION

E. Acteurs et réseaux en géographie rurale

1) La part de la configuration collective dans l’évolution des systèmes agricoles

a) Sortir de la logique énumérative

Dans les années 1980, les travaux de Darré et de ses collaborateurs sur les pratiques agricoles et sur l’analyse de leurs facteurs d’évolution s’inscrivent à contre-courant de la méthode dite « énumérative ». Cette méthode consiste à « classer » les attributs des agriculteurs en catégories et à les « compter » pour en tirer des conclusions sur les liens de proximité entre ces acteurs. Mise en place dans l’optique de nourrir des bases de données sur lesquelles il est possible d’effectuer des calculs statistiques, l’établissement des catégories d’acteurs obscurcit la proximité des acteurs entre eux. Les échanges entre des acteurs appartenant à une même délimitation mais enregistrés dans différentes catégories, sont alors passées sous silence alors que des observations de terrain montrent que ces relations semblent primordiales dans l’intégration de nouvelles pratiques agricoles dans un système (Darré et al., 1989 ; Darré, 1991a ; Darré, 1991b).

La question se pose alors entre la prise en compte d’une réalité sociale chez une petite population locale (une approche « micro-sociologique ») et son incompatibilité avec des caractéristiques comme la « nécessité des grands nombres, la recherche de régularités statistiques, la disparition de l'individu sous les traits qui le classent, l'absence d'objets sociaux concrets intermédiaires entre l'individu statistique et la totalité [qui] placent nécessairement les recherches reposant sur ces méthodes d'un certain côté dans les débats — ou conflits — dans les sciences sociales » (Darré, 1991a, p. 17). En agriculture, la méthode statistique à grande échelle a la limite de sa résolution. C’est-à-dire qu’elle croule sous des données individuelles très précises (âge, état civil, type d’exploitation, taille des parcelles, nombre de cheptel…) qu’il faut catégoriser, et donc délimiter strictement pour pouvoir rendre ses interprétations lisibles. L’application de catégories développées pour des études statistiques à grande échelle ne représente pas une réalité locale chez les agriculteurs, mais exprime plutôt une tendance agricole à l’échelle d’un territoire.

À l’échelle micro-sociologique, les relations entre acteurs peuvent varier selon des catégories et des échelles différentes (un éleveur âgé possédant un type d’exploitation agricole peut établir des liens très forts avec son voisin qui vient de s’installer dans un tout autre type d’exploitation. Il en est de même pour des éleveurs situés dans des régions différentes mais adhérant à une même structure qui les met en lien). De ce point de vue, délimiter une population d’individus en fonction des « catégories construites à partir de traits individuels durables, indépendants des situations » (Darré, 1991a, p. 17), n'est pas une approche pertinente. Pour pallier cette difficulté, les chercheurs se tournent vers les positions de classe, « inséparables de l'appartenance de l'individu à un groupe et de la nature de ce groupe » (Darré, 1991a, p. 17). L’approche collective des relations entre acteurs fait son entrée. Elle prend en compte de nouveaux attributs, liés non plus à l’individu mais à des relations collectives

telles que des « relations de dialogue, des relations de travail matériel, des appartenances à des groupes formels, des liens familiaux, etc. » (Darré, 1991a, p. 18)

b) Entrer dans la logique de réseau au travers du flux dialogique

La logique de réseau appliquée à l’échelle de l’agriculture nous montre que l’adoption de nouvelles techniques agricoles n’est plus l’effet d’une diffusion depuis un groupe « leader » vers des groupes récepteurs. Elle est plutôt issue d’une négociation macrosociologique entre acteurs. Elle « est le produit d'influences réciproques entre agriculteurs d'une part, et entre ces agriculteurs et d'autres individus et groupes d'autre part » (Darré et al., 1989, p. 116) où chaque acteur est source d’attributs matériels tels que son intérêt, sa position technico-économique et son expérience, mais aussi source d’attributs idéels tels que son point de vue technico-économique construit à partir de son idée à ce sujet. La mise en œuvre du produit technico-économique est le résultat d’une négociation rassemblant les différentes idées des acteurs mises en lien dans un réseau (Compagnone, 2014). L’analyse des réseaux sociaux est un outil utilisé, ici, dans un but exploratoire. Elle suit une intuition du chercheur qui ébranle le concept fondateur de la vision agricole des années 1980. Elle permet alors de montrer que l’agriculteur, au niveau de ses pratiques, ne se comporte pas comme un simple consommateur individualiste des produits qui lui sont proposés par des « groupes décisionnels ». Au contraire, le réseau social utilisé à une échelle microsociologique (ou mésosociologique) montre que les liens entre acteurs agricoles sont bien plus complexes que les grandes études statistiques ne le laissent entendre. Au sein d’un espace géographique (village, pays, commune…), les agriculteurs, les groupes d’agriculteurs et les autres groupes entretiennent des échanges par l’intermédiaire d’un « flux dialogique » dans lequel transitent des idées, fondations de connaissances influant sur l’évolution des pratiques agricoles. C’est dans ce premier sens que l’analyse des réseaux permet d’atteindre « l'étude des formes de connaissance et d'évaluation de la réalité, de leurs façons de se reproduire et de se transformer dans le flux dialogique local » (Darré, 1991b, p. 55). Rendre ces informations lisibles et analysables, c’est mettre en évidence un ensemble « de relations entre des types morphologiques de réseaux de dialogue et les façons dont s'exerce, collectivement, l'activité de pensée » (Darré, 1991b, p. 55).

Pour appuyer son raisonnement théorique, Darré va porter sa recherche vers trois directions possibles, relatives à trois hypothèses :

- La dynamique temporelle : les groupes dans lesquels il existe un réseau de dialogue efficace sont des groupes relativement stables dans le temps.

- La proximité géographique : les groupes formant cette structure stable forment une unité socio-géographique dite de proximité.

- La controverse constructive : pour qu’une pratique évolue, il est nécessaire qu’un point d’instabilité vienne ébranler la stabilité de la structure afin de soulever un ensemble de controverses autour d’une idée commune aux groupes.

c) La dynamique temporelle d’un réseau

Les groupes, agricoles ou non, sont « en premier lieu, les structures, relativement durables, d'interaction, de dialogue, au sein de milieux d'interconnaissance et, en second lieu, les formes de l'activité professionnelle » (Darré, 1991b, p. 57). C’est-à-dire que ce n’est pas l’existence des groupes qui définit de facto un flux de dialogue. Le comportement des groupes s’apparente alors au

comportement individuel, où n’importe qui ne parle pas à n’importe qui. Il s’agit là de définir des degrés de confiance mutuelle d’autant plus difficiles à déterminer par un chercheur qu’ils ont tendance à ne pas être rendus publics. Pour sortir de cette impasse, Darré fait le lien entre le niveau de confiance et l’existence d’un groupe dans le temps. Ce qui est connu de longue date a tendance à être mieux reconnu par les acteurs locaux que ce qui est récent. Ainsi, l’hypothèse associée à cette réflexion consiste à annoncer qu’un réseau d’interconnaissance est d’autant plus stable qu’il s’inscrit sur une longue durée.

Des acteurs qui établissent un lien entre eux commencent à se connaître, à échanger leurs points de vue sur des pratiques communes, à affermir des points d’affinités et à négocier des points de divergence. Ainsi, la distance sociale qui les sépare se trouve réduite par le lien de confiance qui les rapproche. Parce que l’existence de liens entre des groupes réduit la distance sociale entre ces derniers, la stabilité dynamique du réseau est fondamentalement liée à la deuxième hypothèse de la proximité socio-géographique.

d) La proximité socio-géographique

La construction de l’interaction des groupes nécessite à la fois la durée et la relative stabilité d'un groupe d'inter-connaissance. Ces deux critères demandent, pour exister, une certaine proximité entre les groupes. La proximité est de deux ordres : « la proximité socio-géographique – par exemple, le village, la vallée – qui maintient les membres du groupe « à portée de dialogue » » et suppose que ces groupes développent « des activités semblables » (Darré, 1991b, p. 57). Au travers de cette double définition de la proximité, apparaît une nouvelle notion : le « groupe professionnel local » (Darré, 1991b, p. 57), rassemblant les structures partageant une activité commune. Ici, c’est l’activité agricole et ses déclinaisons qui sont prises en compte.

Le réseau des flux dialogiques, par le fait qu’il est constitué de liens implicites de confiance est invisible dans l’analyse d’une structure stable tant que sa stabilité n’est pas éprouvée par un élément perturbateur. Dans ce cas, le jeu d’acteurs qui en résulte révèle une controverse qui, si elle est dépassée, affermira le réseau autour d’une nouvelle pensée collective.

e) La controverse constructive

Lorsqu’un élément nouveau vient perturber la stabilité de la structure, elle rencontre une crise qui demande à cette dernière d’engager un processus de controverse. Ce processus met en jeu un lot d’argumentations et de négociations pour assimiler la nouvelle connaissance de l’objet dans la structure. L’inertie soulevée par l’apport d’un élément matériel nouveau entraîne alors un effet de controverse :

« La connaissance de points d'instabilité dans un système de normes est d'abord observable à partir de l'introduction de techniques nouvelles (outils et machines, opérations, intrants, produits). Mais aux changements sur le plan matériel sont associés, dans le groupe local, des débats, des échanges d'arguments pour ou contre. Il est très rare en effet que tout le monde adopte en même temps dans un village une innovation technique, et de toute façon les introducteurs de la variante nouvelle poursuivent l'échange d'idées avec leurs pairs pour s'assurer la maîtrise et pour maintenir leur position dans le réseau. » (Darré, 1991b, p. 58).

Au travers de ces trois hypothèses, les travaux de Darré montrent que l’étude d’un système agricole ne prend plus en compte des catégories mais des configurations sociales, où « la position de l'individu est définie par le dessin d'ensemble de ses relations avec d'autres membres du groupe : combien, avec qui » (Darré, 1991a, p. 18). Ainsi, il n’est plus question d’étudier un groupe homogène, mais bien de considérer une multitude de groupes hétérogènes qui entrent en interactions grâce aux individus et à un phénomène de multi-appartenance de ces individus à leurs groupes (Darré et al.,

1989). Si les groupes arrivent à entrer en interaction au travers des individus qui les composent, c’est parce que l’appartenance d’un individu à un groupe implique une conformation de ce dernier aux idées du groupe. En se plaçant à l’échelle du réseau, « chaque initiative d'un membre du groupe est à la fois un moyen de renforcer ou d'améliorer sa position dans le système, un moyen d'exploiter sa position (les possibilités d'initiative ou d'influence sont inégalement réparties), et une contribution, non intentionnelle, à une œuvre, à une production commune » (Darré, 1991a, p. 20). Œuvre commune qui implique des groupes qui s’inscrivent dans la durée, socialement proches et capables de traverser des crises au moyen d’une controverse constructive.

Les géographes cherchent donc à décrire et à comprendre « la façon dont s'opèrent les effets cumulatifs dans un réseau de dialogue, comment au fil des jours et des rencontres, ce processus conduit à la constitution d'un « sens commun » du groupe, à la production des façons de décrire et d'évaluer les choses partagées dans le groupe, et éventuellement différentes de celles d'autres groupes » (Darré, 1991b, p. 57).

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