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CHAPITRE I : POSITIONNEMENT THÉORIQUE

A. L’espace agricole, le lieu, le paysage et le territoire, une question d’échelle

2) L’espace en géographie sociale

Prendre en compte l’espace nécessite de relier plusieurs modalités autour d’un même concept. L’« espace physique », brut et abiotique, englobe la « forme espace », autour de laquelle s’organise et se structure la perception humaine de l’espace physique. Aborder la forme espace nécessite une approche en quatre dimensions que Di-Méo définit comme l’espace produit, l’espace représenté, l’espace vécu et l’espace social (Di-Méo, 1998).

a) Espace produit

Les espaces produits correspondent aux espaces de production issus de l’action de l’Homme et des sociétés sur leurs milieux. La production peut couvrir le champ du matériel et de la réalité concrète comme les routes, les habitations, les parcelles agricoles… Dans un second temps, elle peut couvrir le champ de l’immatériel, associé aux représentations, notamment par l’intermédiaire des lieux, des symboles et des espaces connotés (la parcelle est un espace de travail ; une colline, une montagne ou une église un espace de contemplation…). L’espace produit découle donc d’un mélange entre des facteurs individuels et des facteurs collectifs. Il est la résultante d’une accumulation de choix, parmi différentes options d’aménagement pris par une société au cours de son évolution historique. Dans l’absolu, il est possible de considérer l’espace produit hors du cadre du milieu naturel. Mais

concrètement, il est difficile d’aborder l’espace produit sans prendre en compte les contextes idéologiques, sociaux, politiques, économiques et culturels expliquant partiellement les choix de la société dans la construction de son espace et qui configure son système socio-spatial. L’espace produit fait référence à la fois aux lieux utilisés par un individu et aux représentations sociales que la société affecte à ces différents lieux.

b) Espace représenté ; espace perçu

Le champ de la perception physique de l’espace par un individu ne peut pas être décontextualisé de la représentation sociale de ce même espace. Di Méo évoque Piaget lorsqu’il précise la définition de la représentation. Selon Piaget, la représentation d’un objet par un individu est associée à la richesse langagière de ce dernier. Il souligne à la fois la capacité de cet individu à évoquer, et donc à décrire un objet en son absence en utilisant un champ lexical qui lui est propre. Mais il évoque également la capacité de l’individu à enrichir la connaissance perceptive de l’objet avec des connotations émanant de l’imaginaire (Di Méo, 2001). Dans les deux cas, Piaget et Di Méo associent à la notion de « représentation » l’action de transmettre ou de communiquer la perception d’un objet – ou un espace – d’un individu à un autre. Pour un individu, représenter revient donc à réaliser l’action d’extraire une image de son esprit et de la mettre en forme pour que cette dernière soit compréhensible par un autre individu. Le langage constitue alors un outil stimulant un sens spécifique : l’ouïe. Dans d’autres circonstances, cet outil est remplacé par d’autres, tels que le dessin, la peinture, la modélisation… stimulant d’autres sens, la vue, le toucher… mais toujours avec cette même richesse langagière et cette même recherche de fidélité de l’image rendue. Luginbühl aborde parfaitement l’exemple de la représentation des espaces par la peinture avec, notamment, les grandes peintures des paysages hollandais et français et l’évolution de l’image du paysage au cours du temps (Luginbühl, 2012).

La perception faisant appel aux sens d’un individu, elle peut être considérée comme objective. L’action de « voir » un paysage, au sens biologique du terme, consiste à imprimer l’image d’un espace sur la rétine, tout comme photographier un paysage enregistrerait tous les éléments visibles d’un cadre sur l’appareil. En revanche, dès que nous sortons de l’action même d’enregistrer une image, nous sortons également de l’objectivité de la perception brute pour considérer la perception dans son aspect intelligible, influencée par un contexte social. L’analyse intérieure de l’image, son association à une connotation positive ou négative, les sentiments qu’elle va faire naître chez un individu, constituent des fragrances de perception qui feront qu’un même paysage, observé par deux individus différents, ne sera jamais interprété de la même manière.

De cette perception individuelle naît la volonté de partager et de décrire ce que l’on voit à un autre individu. Ces échanges s’inscrivent dans un contexte social spécifique, marqué par différents codes culturels et idéologiques, eux-mêmes rattachés à la société dans laquelle l’individu se situe. Dans la mesure où un individu tente de se représenter un paysage, alors il attribue à ce paysage une dimension collective, avec tous les échanges sociaux associés à l’acceptation ou au refus de cette représentation. Le paysage perçu par un individu et représenté dans un groupe social est un paysage objectivé, qui transcende l’individu pour se charger des valeurs du ou des groupes sociaux auquel il appartient, se conforme.

Dans ce sens, les plateaux karstiques des Causses ne sont pas représentés ni perçus de la même manière par un habitant du Massif central que par un habitant d’un autre lieu. Mais, plus encore, ce

type de paysage n’est pas perçu de la même manière entre deux habitants du Massif central, appartenant à deux catégories sociales différentes. Ces individus appartiennent à des contextes locaux, sociaux et culturels spécifiques à chaque territoire ou à chaque catégorie sociale. Pourtant, à partir de l’instant où deux individus, quels qu’ils soient, s’inscrivent dans un collectif qui les rassemble, quand bien même ils possèdent deux perceptions individuelles différentes du paysage, leur représentation se dessine au travers de cet aspect collectif. Les représentations sociales résultent de la combinaison d’opinions, d’images, d’attitudes et de préjugés désignant l’appartenance commune à un ensemble d’individus qui nourrissent un patrimoine idéologique commun.

c) Espace vécu ; espace social

L’espace vécu complète l’espace de vie dans le sens où un espace de vie consiste à observer concrètement l’aire des pratiques spatiales, les espaces fréquentés et les espaces parcourus par des individus dans une échelle de temporalité régulière. L’espace vécu aborde les mêmes types d’espace par la représentation et l’imaginaire. Les espaces de vie forment une multitude de petits espaces qu’un individu fréquente régulièrement et qui marquent son évolution personnelle. Pour un agriculteur, l’exploitation agricole, une parcelle située dans le village voisin, la coopérative de commercialisation sont autant d’espaces de vie, séparés par d’hypothétiques « non lieux » (Augé, 1992) que constitueraient les routes, les chemins… bien qu’à ces espaces puissent être associées des représentations très fortes lorsque ces derniers s’inscrivent dans des processus de patrimonialisation. Dans ce sens, les routes et chemins d’accès deviennent des éléments à forte valeur paysagère lorsqu’ils risquent de disparaître au profit d’un remembrement. L’espace vécu correspond à l’intégration de la représentation de ces espaces de vie par les individus concernés, mais également par les autres acteurs de la société. C’est ainsi que certains espaces peuvent se voir conférer une valeur, ou une connotation. L’espace vécu complète l’espace de vie par un panel d’interrelations sociales et par la projection sociale que la société s’en fait.

Lorsqu’il s’agit de l’étude de l’intégration d’une société dans une configuration géographique, l’espace social en géographie est lié à la sociologie et à l’anthropologie. Des années 1950 jusque vers la fin du XXe siècle, les grands sociologues et anthropologues considéraient l’espace comme associé aux phénomènes sociaux. Durkheim, Mauss et Lévi-Strauss considéraient globalement que l’espace engendrait des formes d’organisations pouvant influencer les comportements sociaux. Tout en étant liés à l’évolution des sociétés, les espaces ne disposaient pas d’une grande importance dans l’étude du comportement humain et de l’organisation des sociétés. Ces dernières sont considérées comme des systèmes dont la culture et dont les pratiques peuvent s’adapter à n’importe quel espace. L’influence de l’espace est réduite aux conditions environnementales dans lesquelles les sociétés sont contraintes de s’adapter. La fin du XXe siècle voit apparaître une nouvelle vision de l’espace social avec Condominas et Bourdieu. Cette vision place l’espace au centre même de la compréhension des phénomènes de société. Ainsi, pour comprendre un système social, il est nécessaire de le contextualiser avec précision dans le lieu.

L’espace social est défini chez les géographes comme étant une « imbrication des lieux et des rapports sociaux » dont l’étude porte à associer un lieu à une forte « signification sociale et collective » (Di Méo, 2001, p. 32).

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