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CHAPITRE I : POSITIONNEMENT THÉORIQUE

A. L’espace agricole, le lieu, le paysage et le territoire, une question d’échelle

1) Notions d’échelle

Chaque tentative de compréhension d’un système, individuel ou collectif, demande au géographe de le contextualiser dans des espaces donnés – systèmes d’exploitation, zones protégées, zones classées, zones urbanisées –, mais étroitement imbriqués les uns dans les autres via des connecteurs différents – les réseaux, l’action collective, la patrimonialisation. C’est par l’utilisation de la notion

d’échelle, à la fois comme outil d’analyse et comme démarche de recherche qu’il est possible d’étudier la complexité des espaces géographiques. La question de la « bonne échelle », en géographie, nous entraîne dans un débat visant à clarifier la pertinence épistémologique du terme qui est déjà soulevée par Vidal-de-la-Blache à la fin du XXe siècle, pour atteindre son apogée dans les années 1970. À cette époque, le concept d’échelle évolue du simple outil technique d’étude géographique vers un processus de réflexion interdisciplinaire.

a) Historique et évolution de la notion d’échelle

Loin de s’être complètement transformée durant ces soixante dernières années, la notion d’échelle s’est vu appropriée et mobilisée de manière complémentaire par les différentes écoles de géographie (Figure 13). De l’outil d’analyse cartographique au système anthropo-géographique, cette notion a fini par conduire à une multitude de définitions sans pour autant en voir exclure une en faveur de l’autre. La nécessité, pour chaque domaine scientifique, d’adapter la notion d’échelle a fait en sorte que cette notion devienne elle-même une manœuvre heuristique visant à faire évoluer sa propre réflexion (Orain, 2004).

Pour les géographes français, le terme d’échelle semblait « réservé à la cartographie », en constituant une clef de déchiffrage pour faciliter la compréhension des cartes géographiques, topographiques et chorographiques. Associant l’échelle cartographique à un cadre hiérarchique allant du global au local, Vidal-de-la-Blache s’appuyait sur l’utilisation de ce concept pour soutenir l’idée d’une relation entre le tout et les parties (Robic, 2004). Ainsi, sans l’annoncer clairement, il soulignait l’existence d’un lien inextricable entre l’organisation terrestre globale, le tout et les zones d’étude des géographes, et les parties, qu’il était nécessaire de prendre en compte pour obtenir une description véritable d’un espace :

« Si rien n’existe isolément dans l’organisme terrestre, si partout se répercutent des lois générales, de sorte que l’on ne puisse toucher à une partie sans soulever tout un enchaînement de causes et d’effets, la tâche du géographe prend un caractère différent de celui qui lui est attribué. Quelle que soit la fraction de la Terre qu’il étudie, il ne peut s’y enfermer. » (Vidal de la Blache, 1896, p. 129, in Robic, 2004).

Cette réflexion ouvre sur l’importance, chez les géographes, de la conscience des évènements physiques globaux qui ont tendance à sortir d’un cadre défini par leur zone d’étude. Tout en offrant une ouverture sur la contextualisation des observations scientifiques d’une zone dans un environnement global, la notion d’échelle ne sort pourtant pas encore de son contexte cartographique. C’est au début du XXe siècle que le débat sur les différentes dimensions que porte ce terme est ouvert. L’échelle se trouve alors au centre du projet d’organisation territoriale de la France et sa mobilisation soulève chez les géographes des questionnements d’ordre épistémologique, pédagogique, scientifique et politique. De lourds débats entre Gallois, Vidal-de-la-Blache et Reclus apparaissent sur la considération naturelle, administrative ou climatique pour différencier les unités de découpage de l’espace, débats qui soulignent l’évolution des contextes sociaux et économiques dans lesquels la France est engagée, en lien avec les améliorations technologiques des réseaux de communication qui ont tendance à réduire le rapport distance/temps. Encore une fois, bien que l’objet des débats portant sur l’échelle s’inscrive dans un phénomène d’évolution sociale, la nature même de la signification de l’échelle reste inchangée. Faire référence à l’échelle, c’est continuer à décrire un espace sur une carte en lui accordant un niveau de réduction.

Figure 13 : Fresque épistémologique de l’évolution du concept d'échelle

En 1950, Tricart amorce la déconstruction du terme d’échelle pour intégrer un niveau d’observation inscrit dans un cadre temporel (Tricart, 1952). Dans les années 1960, Bertrand puis Brunet s’appuient sur les principes des domaines d’observation de Tricart pour proposer un système taxonomique utilisant le concept d’échelle dans le but de classer les espaces observés tout en les situant dans le temps et l’espace (Brunet, 1969 et 2001 ; Orain, 2004). Ces deux géographes élargissent considérablement la notion d’échelle en géographie physique et descriptive puisqu’ils y intègrent sept degrés de résolution différents, les ordres de grandeur associant à chaque fois des composantes physiques – telles que le relief et le climat – dans des niveaux régionaux différents.

En 1970, la géographie classique s’ouvre aux sciences sociales, transportées par les ethnologues tropicalistes, notamment avec les écrits de Dollfus à propos de l’espace et de son organisation sociale (Dollfus, 1970). En comparant les pays développés et les « pays sous-développés », Dollfus relance à nouveau le questionnement général des méthodes de division de l’espace. L’échelle ne fait plus seulement référence aux espaces géographiques, mais elle intègre des éléments sociaux tels que l’organisation humaine, le réseau urbain et surtout les liens que ces éléments peuvent développer avec l’extérieur de la zone considérée. L’échelle à niveau variable apparaît comme nécéssaire pour considérer un phénomène géographique. Ce phénomène permet d’intégrer un nouveau degré de classification du terme qui est celui du niveau de perception. La conceptualisation de l’échelle comme manœuvre heuristique se poursuit et se renforce en même temps que le développement de la géographie sociale qui mobilise de plus en plus ce concept (Racine et al., 1980). L’échelle sociale s’institutionnalise dans les années 1990 où l’observation d’un objet géographique se légitime autant par l’approche du système relationnel que par l’approche de la compréhension des phénomènes physique qui le composent.

L’évolution de la notion d’échelle est un bel exemple de prise en compte et d’enrichissement interdisciplinaire. L’échelle, et les divers degrés d’application qui lui sont associées, constitue maintenant un outil d’analyse complet d’un espace pour les géographes. Mais, plus encore, sa dimension interdisciplinaire fait de ce concept une démarche de recherche demandant au géographe, comme au sociologue, de se positionner en fonction de ce concept afin de légitimer son utilisation.

b) Échelles d’étude

L’échelle est donc une composante liée à la réflexion plus qu’un outil d’analyse supplémentaire. Se positionner sur une échelle permet de poser un cadre au travers duquel il est possible d’observer les configurations socio-spatiales des systèmes. Apposer ce cadre scalaire à un autre cadre, associé à une autre échelle, plus large ou plus fine, permet de contextualiser les premières observations avec d’autres éléments spatiaux et sociaux invisibles dans le premier cadre. Ainsi, les liens contextuels interpénétrant les deux cadres d’observation constituent autant de points de couture qui procurent au tissu final la solidité de l’observation spatiale, rattachée à un espace social, lui-même influencé par un système global dans lequel il s’inscrit.

Dans le cadre d’une étude sur les représentations collectives d’un espace universellement valorisé, les deux cadres de contextualisation sont formés par l’échelle institutionnelle, d’une part ; échelle qui catégorise les espaces dans un contexte politique et économique, et échelle collective, d’autre part,

rattachée à une utilisation et à une gestion concertée d’un espace spécifique par la population locale, organisée en « communs collaboratifs »2.

L’échelle institutionnelle résulte de l’évolution de l’espace, d’abord sous l’effet de l’histoire, jusqu’au XIXe siècle, puis économique avec l’industrialisation de l’économie et l’urbanisation de la société. L’un signifie la construction des États-nations et l’organisation géographique qui leur était associée ; une organisation marquée tardivement en France par la régionalisation, image d’une nation en voie de décentralisation, puisque forte d’un réseau de communication en pleine expansion. L’autre est le reflet du progrès technologique de l’homme sur la nature ayant conduit à l’union des États-nations pour organiser la répartition des biens face à une logique de demande mondiale. Une fois les sociétés adaptées aux bouleversements qu’a créé un essor fulgurant du système de libre-échange dans le monde, l’organisation spatiale fait face à une troisième transformation qui voit de nouveau les acteurs sociaux se réapproprier l’espace. Sans prétendre vouloir sortir d’un système de libre échange, les sociétés se remettent à valoriser un fonctionnement collectif, centralisé et autonome à une échelle urbaine et périurbaine. Les régions, mais aussi les villes, les périphéries et les campagnes avoisinantes forment de multiples sources centrales autour desquelles s’organisent production, valorisation et commercialisation des produits pour répondre à cette demande nationale, européenne et mondiale, toujours présente mais non plus prégnante (Rifkin, 2014).

L’approche multi-scalaire répond à la logique même de Vidal-de-la-Blache, qui considérait l’échelle comme un outil d’association du tout et de ses parties, considération reprise et enrichie du contexte social par Isnard :

« Espace et Société forment donc un tout qu’une « récursivité organisationnelle » constitue en un ensemble spécifique » (Isnard, 1985, p. 535)

Dans le contexte de patrimonialisation d’un espace, au niveau institutionnel, l’Europe et l’État forment cette première entité mondiale. Elle influence l’évolution spatiale locale par l’édiction de normes sans pour autant concevoir ces impacts avec la précision de la localité. C’est pourquoi ces deux formes sont fusionnées en une seule dimension.

En se plaçant à la dimension des régions, nous augmentons considérablement la résolution en termes d’effet ciblé, des normes sur l’évolution d’un espace local. Pourtant, la région regroupe encore des composantes géographiques, environnementales et sociales trop différentes, bien que l’action institutionnelle des régions en France, par l’intervention des différents conseils ainsi que par les antennes régionales ou départementales de services nationaux – tels que l’Office National des Forêt et la Direction Départementale des Territoires – gagne en localisation.

Il est alors possible d’affiner cette résolution en considérant une troisième dimension, l’espace à fort enjeu social, environnemental et paysager. Celui-ci fait l’objet d’une organisation locale et les acteurs

2 L’expression « communs collaboratifs » désigne les nouvelles pratiques collectives qui transforment

l’organisation économique de la société occidentale. Rifkin (2014) utilise ce terme « communaux » (Collaborative Commons) pour désigner les pratiques cybernétiques. Cet auteur anglophone fait référence aux terres gérées collectivement en Angleterre avant la grande privatisation du foncier marquant la période des enclosures. En France, on trouve encore des biens communaux, biens fonciers gérés par la commune (Rifkin, 2014, p. 9).

qui y sont intégrés développent une représentation d’un paysage reflétant les enjeux territoriaux locaux.

Une des réponse de la société à la multiplication des échelles consiste à s’organiser en réseau. La société se compose d’une multitude de collectifs associant tous les acteurs locaux concernés par cet espace. Cette multitude de noyaux sociaux s’organise et se met en réseau pour échanger des informations, des biens et des représentations relatives à la valeur paysagère d’un espace. Ces collectifs s’inscrivent dans un espace environnemental et géographique qui va former une échelle très spécifique : une échelle sociale composée d’îlots collectifs reliés entre eux par un réseau social complexe. C’est un système de liens qui se met en place pour relier les collectifs au même titre que les régions sont reliées entres elles par un système de communication, de transports routiers, de voies maritimes et aériennes. Il en est de même pour les nations, qui sont reliées entre elles par des dispositifs de gouvernance. Par leur moyen de communication, les collectifs se distinguent des autres échelles au travers d’un nouveau cadre : l’échelle collective.

c) Échelle temporelle ou contexte historique ?

Toute observation sociale se place dans un contexte historique qu’il est primordial de prendre en compte. Le temps est une dimension essentielle lorsqu’il s’agit d’étudier la constitution d’un espace dans son ordre géographique et social :

« L’observation du présent contribue à la reconstruction du passé et à la prévision du futur : l’espace-temps du géographe exprime à la fois la continuité et le changement des générations qui se succèdent, il est une projection de l’histoire. » (Isnard, 1985, p. 543).

Ainsi, la constitution des collectifs est contextualisée dans un espace subissant à la fois une inertie passée, s’adaptant à un contexte présent pour évoluer dans un système futur en constante modification.

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