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CHAPITRE I : POSITIONNEMENT THÉORIQUE

A. L’espace agricole, le lieu, le paysage et le territoire, une question d’échelle

3) Le territoire, enchaînement successif de lieux

L’intégration d’un espace à travers d’une succession d’échelles ne nous aide pas à constituer les espaces en question. Comment un espace peut-il être reconnu et défini par des individus appartenant à différentes sociétés, et à différentes échelles ? Les notions de territoire et de lieu se révèlent être des éléments-clefs de cette définition. Le lieu, dans ses différentes modalités de qualification, désigne un espace, physique ou social. Le territoire, lui, se définit par une succession de lieux. Sans nous attarder sur la désignation de la valeur d’un lieu, ou d’un haut lieu, nous pouvons déjà considérer que le lieu est un élément de mesure élémentaire du territoire, à la fois dans sa portée matérielle et dans sa signification symbolique. Sa référence au collectif nous éclaire sur la qualification d’un territoire par des individus appartenant à une société.

a) Le lieu

Par les peintures, les photographies, les descriptions littéraires, un lieu peut être mis en évidence au-delà même de ses délimitations géographiques. Debarbieux souligne l’ubiquité du lieu lorsque ce dernier désigne d’autres objets géographiques que lui-même :

« Sa configuration, les signes qui y sont gravés, la fonction même, pratique et symbolique, qu’on lui reconnaît habituellement peuvent évoquer d’autres lieux. » (Debarbieux, 1995, p. 97).

Le lieu physique peut alors amener des individus vers une conscience d’autres lieux absents. C’est, par exemple, le cas d’un café clermontois qui expose en décoration différentes coupures de presse de la lutte contre l’expansion des terrains militaires sur le Causse du Larzac. Ce lieu plonge l’observateur dans deux types de paysages : le paysage géographique du Larzac et le paysage social contextualisé autour de la lutte militante des années 1971-1981. Autrement dit, le lieu transcende l’espace et les échelles par la représentation et la mise en symbole. Il permet d’intégrer une valeur paysagère à un espace géographique et social. L’interprétation d’un lieu et la quantification de ses représentations par des collectifs différents nous amènent à croire que la « réputation » d’un lieu crée son existence. Dans le sens d’une réputation paysagère, Barthes utilise la notion de « rhétorique » comme l’expression d’une représentation collective par les formes. Il en est de même pour Debarbieux qui fait référence à la même notion pour différencier les appartenances sociales et les significations associées à un lieu (Debarbieux, 1995). La rhétorique du lieu rattache le paysage à un espace social, collectif, qui fait l’objet d’une construction commune au travers d’échanges et de négociations. Il s’agit d’une sorte de « traduction » de la représentation du lieu, non seulement entre chaque individu – « ces aspects de ta vision de ce lieu me plaisent, je vais me les approprier pour compléter la vision que je possédais du même lieu » –, mais aussi au travers de tout un réseau collectif « L’association à laquelle j’adhère a une vision du lieu à laquelle je me conforme, même si je ne suis pas entièrement d’accord avec elle ». Ainsi, le lieu se décline en trois figures :

le « lieu-attribut » ;

le lieu de condensation territoriale et sociale ; le lieu générique.

Le « lieu-attribut » illustre les lieux notoires et spécifiques, chargeant un territoire d’une signification symbolique constante et imagée. Ainsi, le lieu-attribut est un espace et la représentation de son

image concrète renvoie au territoire dans lequel il s’inscrit. Par exemple, pour le bien chaîne des Puys et faille de Limagne, le puy de Pariou peut être considéré comme un lieu-attribut, comme en témoigne le fait que l’image de ce puy ait été reprise en logo pour désigner la source de Volvic et le Parc naturel régional des volcans d’Auvergnes.

Si le lieu-attribut illustre les lieux notoires spécifiques, le lieu de condensation territoriale et sociale illustre des lieux qui renvoient à la société et aux représentations collectives d’un espace. L’identité d’un lieu reflète le sentiment d’appartenance qu’un collectif lui a associé. Le lieu de condensation territoriale a une très forte connotation collective, dont le langage touche à la fois les descriptions spatiales et les connotations sociales. Ils sont « des formes d’expression du système de valeurs que se donne une société par le biais de son territoire » (Debarbieux, 1995, p. 100). Un collectif construit la représentation qu’elle a d’un lieu en lui associant un ou plusieurs symboles autour desquels il se forge son identité. Ainsi, la cathédrale noire ou, dans une autre mesure, l’usine Michelin ou encore le puy de Dôme constituent tous des lieux de condensation territoriaux pour les Clermontois, les Auvergnats, les Parisiens ou les Français en général. Quelle que soit l’échelle abordée, si le symbole touche plusieurs collectifs, alors il sera chargé d’autant de significations différentes qu’il existera de collectifs concernés. Dans la mesure où le lieu de condensation territoriale agrège les différents collectifs autour d’une représentation collective, c’est dans cette figure du lieu que se situent les ponts qui relient des échelles territoriales différentes. La cathédrale noire aura une signification différente pour une association clermontoise que pour un collectif de conservation du patrimoine historique, tout comme pour l’usine Michelin et le puy de Dôme. Si la signification d’un lieu de condensation diffère entre les collectifs, alors nous commençons à concevoir qu’il est tout à fait probable que la valeur attribuée à ce lieu puisse différer également et que ces différences soient capables d’engendrer quiproquos, mésententes, voire conflits, au sujet de leur aménagement (Cailly, 2002).

Enfin, le lieu générique est ce qui se rapproche le plus de ce que l’on peut vulgariser comme un lieu banal. Banal dans le sens où il ne se positionne ni dans la symbolique du lieu-attribut, ni dans la représentation multi scalaire du lieu de condensation. Il est représenté par des espaces génériques évoquant la culture du territoire. Sans s’extraire de la spécificité du territoire, il se distingue de la spécificité de la localité. Pour la chaîne des Puys, la succession des puys couverts de bois, dans lesquels on aperçoit des percées de prairies, est un bon exemple. Ces puys, sans pour autant spécifier un puy particulier, représentent le territoire concerné dans le sens où il est présent dans l’imaginaire collectif et que sa simple évocation fait appel à cette identité collective.

b) Le territoire

Il est possible d’attacher à la notion de territoire une multitude de sens différents. Le territoire peut être tout à la fois flou et distinct aux yeux des acteurs sociaux. Il peut être un territoire écologique, avec une connotation animale, dont les limites sont préservées de l’envahissement par des éléments extérieurs. Il peut également signifier une organisation collective résultant de l’intégration d’un ou de plusieurs espaces dans la culture sociale de cette organisation. Le territoire développe l’ambiguïté géographique d’un élément à la fois visible et invisible. Il est le plus souvent visible dans le fonctionnement social, qui construit son sentiment d’appartenance en fonction d’un espace, tout en frustrant la sensibilité de l’être par son inexistence physique. Pour pallier cette inexistence, l’homme crée des objets faisant référence à la limite territoriale : des bornes, des barrières, des murs… À quelques exceptions près, les frontières d’État peuvent constituer un bon exemple : les frontières

sont représentées et délimitées, mais, si l’on sort des routes et des chemins, il est assez courant de manquer la borne indiquant la séparation physique entre deux états. Dans certains cas, cette limite est, au contraire, nettement marquée par une barrière ou un mur. Le sentiment d’appartenance à un État fait généralement appel aux connaissances implicites de ces limites. Un Français ou un Suisse se considère comme appartenant à sa nation en faisant référence à ces limites. La limite du territoire fait partie des connaissances collectives et, ce, sans pour autant que cette limite ait pu être vérifiée de manière sensible. Dans la même logique, il existe d’autres délimitations, d’autres territoires qui, à chaque fois, font référence à un sentiment d’appartenance sociale ou sont rattachés à une histoire et sur lesquels se construit une identité collective, communiquée aux acteurs extérieurs au travers d’un réseau. Un territoire est à la fois « mode de reconnaissance, vecteur du sentiment d’appartenance, constitutif du sentiment communautaire » (Denèfle, 2002) et un « processus en perpétuelle évolution, en perpétuelle transformation selon des échelles temporelles particulières » (Raffestin, 1982). Le territoire est indissociable de l’espace et de la dynamique temporelle et sociale auxquels il est intimement associé au travers de tout un processus de construction.

Le territoire est un processus, ou plutôt un produit de la construction sociale d’un ou de plusieurs espaces. C. Raffestin insiste sur le lien entre espace et territoire. Pour lui, un espace est enjeu de pouvoir et résulte d’un jeu d’acteurs. Le territoire finalise la construction spatiale dans un contexte social, immatériel et dynamique (Raffestin, 1982 ; Terrasson et Le Floch, 1995). Dans ce sens, les Causses et les Cévennes forment deux espaces apparents – voire deux territoires – qui ont été associés et représentés dans un seul et même territoire gravitant autour de la valeur universelle exceptionnelle. Cette nouvelle considération territoriale a fait, et fait toujours, l’objet d’un jeu d’acteurs et de pouvoirs. Fruit d’une délimitation institutionnelle, celle d’un bien inscrit au patrimoine mondial de l’Unesco, l’espace des Causses et des Cévennes est devenu un élément intégré et défendu par les acteurs locaux en tant que territoire. Un territoire peut donc être constitué d’un ou de plusieurs territoires autour du ou desquels on observe une organisation collective visant à affirmer l’existence même de celui-ci. Pour affirmer cette existence, les acteurs font référence à une culture spécifique, à un contexte historique, à des usages divers et ils mobilisent un réseau. Le territoire est alors socialement légitime (Gautier, 2000).

S’il est un processus de construction spatiale, un territoire ne peut prendre de sens, et donc de consistance, que s’il est légitimé par la population locale. Ce qui finalise la construction spatiale et commence à construire notre espace vécu et notre espace social, c’est la reconnaissance légitime de cet espace en tant que territoire, son inscription dans la culture locale et sa revendication par les acteurs locaux comme territoire d’appartenance face aux acteurs extérieurs (Rosemberg, 2003). Dans ce sens, les Causses et les Cévennes ont commencé à constituer réellement un territoire deux années après leur délimitation institutionnelle. En 2011, après deux tentatives renvoyées, le territoire est inscrit par l’Unesco sur la liste du patrimoine mondial. Sa valeur universelle exceptionnelle est donc reconnue institutionnellement durant cette période. Cette délimitation n’est pourtant pas revendiquée par les acteurs locaux, ce qui engendre des complications au niveau de la gestion du site par les systèmes de gouvernance existant. Ce n’est qu’après deux années que l’histoire agricole du territoire émerge à nouveau pour être revendiquée par les éleveurs locaux, donnant ainsi une texture sociale à ce territoire. Pour être considéré comme tel, le territoire social s’est inscrit dans un contexte historique. Il est devenu territoire diachronique.

Pourtant, la stabilité et la concrétisation d’un processus de construction spatiale d’un territoire peut nous induire en erreur ; et il serait faux de considérer un territoire comme figé dans le temps. Le territoire diachronique s’inscrit dans des processus mouvants. Fort du passé, il est la projection d’une histoire par des acteurs souhaitant s’approprier l’espace au présent. Si le contexte social tend à évoluer, alors l’action du territoire disparaît pour redevenir espace et pour offrir l’opportunité à un nouveau territoire d’émerger (Raffestin, 1982). Mais ce territoire disparu nourrit alors cette source historique qui, dans le futur, peut renforcer le contexte social dans lequel s’inscriront les nouveaux acteurs en quête de territoire. Le patrimoine mondial Unesco constitue un outil qui permet aux acteurs de fabriquer de nouveaux espaces en fonction de leur histoire passée et de leur environnement présent. Ce qui semble cohérent pour les grands espaces naturels, façonnés par l’homme, devient une évidence constatée pour les monuments matériels :

« L’inscription par l’Unesco de Lyon historique intramuros sur la liste du patrimoine mondial a révélé un territoire oublié, un territoire fait de l’interaction d’un espace et d’activités humaines homogènes, quelque chose comme un ex-territoire, comme un territoire latent dans les consciences. Et ce faisant, elle a produit une réactivation de la territorialisation. » (Denèfle, 2002, p. 56).

Ce phénomène d’appropriation est un phénomène collectif qui s’effectue via un système de relations entre un collectif et l’extériorité par l’intermédiaire d’un réseau. C’est le phénomène de territorialisation, qui fait doublon, dans un contexte de reconnaissance de la valeur universelle exceptionnelle, avec le phénomène de patrimonialisation. Ainsi, le territoire est constitué d’espaces utilisés et évolutifs. Dans un contexte agricole, ces espaces possèdent une dynamique faisant pont entre évolution de l’environnement et évolution sociale.

B. Dynamique et évolution des espaces agricoles

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