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DE PENSEE ET DE COMMUNICATION

A. La notion de réseau social dans le temps 1) Le concept avant le nom : entre Simmel et Moreno

Entre Anglo-saxons et Français, les précurseurs de la notion de réseaux sociaux sont soit Moreno, soit Simmel. Pour les sociologues français, le sociologue Georg Simmel, en 1908, est considéré comme le précurseur légitime du développement de la notion de réseau social. Sans faire spécifiquement allusion au terme de « réseau » dans ses travaux, Simmel développe toute une réflexion philosophique au sujet de la sociologie, en partant de l’idée fondamentale que ce sont « les interactions et les relations entre les individus, et non les individus eux-mêmes et leurs attributs, qui constituent les objets élémentaires de la sociologie » (Mercklé, 2004a, p. 3). Pour pouvoir saisir les formes sociales qui constituent l’objet de ses études (la pauvreté, l’amour, l’argent…), Simmel développe un niveau « intermédiaire » qui n’est ni celui de l’individu (microsociologique), ni celui de la société dans son ensemble (macrosociologique), mais plutôt un niveau faisant référence aux formes sociales, résultant d’une interaction entre individus (mésosociologique). Ses théories sont empiriquement mises en valeur dans une de ses études sur la pauvreté, qu’il définit alors comme un facteur social fondamentalement « relationnel » et non pas individuel : « les pauvres, en tant que catégorie sociale, ne sont pas ceux qui souffrent de manques et de privations spécifiques, mais ceux qui reçoivent assistance ou devraient la recevoir selon les normes sociales » » (Mercklé, 2004a, p. 4). Par la double définition dualiste et formaliste de la sociologie, Simmel remarque deux points-clefs dans son approche mésosociologique d’une forme sociale. D’une part, l’intérêt de prendre en compte la forme des interactions, autrement dit le réseau, pour comprendre « l’émergence, le maintien, les enjeux et les transformations des formes sociales ». D’autre part, en étudiant les interactions entre individus autour des formes sociales autonomes, elles-mêmes engendrées par ces interactions, il réussit à articuler deux conceptions sociales considérées alors comme antagonistes : la conception individualiste et la conception holiste. L’individu est spécifique et autonome, mais il appartient à un système de relations qui forme une entité également autonome. De ce fait, Mercklé et Forsé considèrent Simmel comme « l’inspirateur principal d’une des formules fondatrices de l’analyse des réseaux sociaux, selon laquelle les structures émergent des interactions, et exercent sur elles une contrainte formelle qui n’a rien cependant d’un déterminisme mécanique » (Mercklé, 2004a, p. 4 ; Mercklé, 2004b). Pour autant, d’autres auteurs comme Durkheim, Tarde et Weber font également référence aux propriétés structurales des groupes sociaux et à leur influence sur l’individu, déjà en 1867.

Pour les Anglo-saxons, les travaux de Jacob Levy Moreno exposent les principes de l’analyse des réseaux. En 1934, Moreno identifie un premier réseau concret au travers d’un cas pratique révélant

la structuration sociale des relations de 506 jeunes filles d’un institut de rééducation à Hudson. Il développe un « instrument qui étudie les structures sociales à la lumière des attractions et des répulsions qui se sont manifestées au sein d’un groupe » (Mercklé, 2004a, p. 6). Moreno développe une méthode relativement simple qui est pourtant révolutionnaire dans le domaine, puisqu’elle permet également de figurer des rapports sociaux invisibles sur un support papier : le sociogramme. Dans le sociogramme de son expérience, les jeunes filles, figurées par des points dans un plan, établissent des relations d’affinité ou de rejet entre elles. Ces relations sont symbolisées par des flèches dirigées depuis un premier point (correspondant à une jeune fille) vers un second point (correspondant à une autre jeune fille). La flèche indique soit une relation d’affinité, soit un rejet du premier point au sujet du second. Le sociogramme constitue le début de l’analyse des réseaux comme la sociologie de l’organisation la valorise, encore aujourd’hui, au travers des graphes sociaux (Douglas et Ulla, 2005)

2) Le concept né, l’usage s’intensifie, le nom de « réseau » apparaît

L’usage de la notion de réseau s’inscrit simultanément dans de nombreuses disciplines en dehors de la sociologie. Les mathématiques, la géographie, l’histoire, l’économie, l’anthropologie, l’ethnographie et la psychologie s’intéressent séparément à cette notion pour ensuite entamer un dialogue qui enrichira considérablement la notion dans le temps. En utilisant les travaux en sciences de l’ingénieur et en mathématiques, le champ des sciences humaines et sociales ajoutera à l’analyse des réseaux la théorie des graphes, qui leur permettra de clarifier considérablement leur représentation des réseaux sur un plan (Douglas et Ulla, 2005).

La notion de réseau social fait véritablement son apparition dans un article de Barnes, en 1954, qui décrit l’organisation sociale de la ville insulaire norvégienne de Bremnes. Il distingue trois systèmes sociaux qui lui permettent de réaliser sa description : le système territorial, le système industriel et le système des relations informelles, auxquels il associe une stabilité et une limite descendante. Le système territorial est un système hiérarchique et très bien délimité, regroupant les associations et les administrations de la ville, le second étant essentiellement basé sur l’activité économique industrielle de la ville : la pêche. Le dernier système, ne possédant pas de frontières bien définies, s’étend à l’ensemble de la population de la ville et, par ce fait, il est capable de traverser les deux autres systèmes. Barnes définit alors le réseau social en fonction des différents types de relations entreprises par les acteurs. Il est le premier à parler du réseau en tant que tel, mais aussi le premier à construire d’autres notions lui permettant de donner corps à ce réseau. Dans ce sens, il discute de la densité et de la capacité des acteurs à relier la totalité de la population de la ville en une chaîne de quatre relations d’interconnaissances (Mercklé, 2004a). Ces intuitions constitueront une des premières bases sur laquelle les sociologues développeront leurs travaux méthodologiques et conceptuels de l’analyse des réseaux, les plus connus dans cette lignée étant les travaux de Milgram, en 1967, sur la théorie du petit monde (Milgram, 1967).

D’autres pionniers et fondateurs poursuivent l’enrichissement de la notion de réseau au travers des différentes théories sociales qu’ils développent autour de cette notion et des différentes techniques d’analyse qui en découlent. Un virage dans la conception d’un système social en réseau apparaît avec la mise en évidence de la puissance que confère la multiplicité des liens entre acteurs, dépassant le pouvoir que lui octroie son seul statut dans un groupe. C’est la théorie des liens faibles.

3) Les réseaux sociaux dans les années 1980, des liens forts aux liens faibles

La théorie des liens faibles, développée par Granovetter en 1983, définit deux types de liens dans un espace social : les liens forts et les liens faibles. Un lien est considéré comme « fort » à partir du moment où il répond à quatre facteurs déterminants. Le premier est relatif à la dimension temporelle entre deux acteurs. Si deux acteurs ont tendance à dédier beaucoup de temps l’un à l’autre, alors le lien entre ces acteurs peut être considéré comme fort. Les trois autres facteurs (e nombre de services rendus et retournés entre les acteurs, leur degré d’intimité ou de confiance et l’intensité émotionnelle entre eux) découlent directement de ce premier facteur temporel. Un réseau constitué d’acteurs en lien fort est alors considéré comme un réseau où la cohésion sociale est très forte mais qui a tendance à se renfermer sur lui-même. Granovetter considère qu’une information qui circule dans un réseau d’acteurs en liens forts a peu de chance de diffuser en dehors de ce réseau. À l’inverse, il définit le lien faible comme un lien entre deux acteurs éloignés l’un de l’autre, dans le sens où ils ne passent pas beaucoup de leur temps ensemble, où la relation de confiance et les services rendus sont limités et où l’émotion est absente. Les liens sont assimilables aux vagues connaissances que possède un acteur. Comme le « coût » temporel pour établir et entretenir un lien de ce type est, par définition, faible, ce type de lien est bien plus courant que les liens forts dans le réseau d’un individu. À titre d’exemple, Granovetter indique, dans la sphère de la recherche d’emploi des ouvriers américains, que l’utilisation des liens faibles est bien plus efficace pour trouver un emploi que la seule référence aux acteurs en lien fort (Granovetter, 1983 ; Ferrary et Dibiaggio, 2003).

En France, en 1988, une étude sur les échanges de services dans un cadre familial et hors cadre familial met en avant une méthodologie d’enquête qui permet d’identifier un réseau. L’hypothèse mise à l’épreuve par cette étude consiste à connaître « le comportement d’investissements relationnels à travers les aides et services » (Degenne et Lebeaux, 1997). Cette première étude méthodologique, qui s’inscrit directement dans les travaux de Granovetter, ne produit cependant pas de résultats convaincants qui valideraient son hypothèse. Le problème de la théorie des liens faibles réside dans la difficulté d’en isoler l’effet parmi tout un système d’effets sociaux annexes et dans la stricte homogénéité qu’elle demande en ce qui concerne la récolte de données, ce qui reste un exercice risqué dans les sciences humaines et sociales.

Dans la même lignée, Forsé revient sur la théorie de Granovetter pour tenter de connaître « la nécessité de prendre en compte l’utilisation différenciée du capital social pour analyser la manière dont les emplois sont trouvés » en France (Forsé et Lebeaux, 1997). Il combine quatre formes possibles du capital social (la famille ; les liens personnels ; l’employeur et le lieu de formation) à trois dimensions (l’âge ; l’urbanisation ; le diplôme) pour constater que « l’utilisation du capital social est davantage liée à la stabilité de l’emploi que des méthodes de recherche plus institutionnelles ». Toutefois, à nouveau, une quantité d’autres paramètres interférant sur cette observation ne permet pas d’établir un réel lien entre capital social et mobilité sociale.

La théorie de Granovetter, bien que très difficilement démontrable empiriquement, met en évidence une intuition, celle du pouvoir lié à la ramification d’un réseau, qui constitue l’une des bases du paradigme de l’interactionnisme structural.

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