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CHAPITRE I : POSITIONNEMENT THÉORIQUE

B. Adaptation et évolution des systèmes d’élevage 1) Adaptation des systèmes : crise, résistance, résilience

Traiter de l’adaptation des systèmes revient à s’intéresser à un champ pluridisciplinaire. On retrouve l’utilisation de ce terme notamment dans toutes les sciences amenées à contextualiser, à un moment ou à un autre, leurs résultats dans une dynamique évolutive. En agronomie, dans le cas de l’élevage, les systèmes d’élevage s’adaptent constamment en fonction d’un environnement incertain, composé d’une nébuleuse économique, climatique, politique et culturelle dont l’évolution globale est complètement chaotique et imprévisible. Ingrand et Dedieu reprennent la définition de Mignon (1999) au sujet du fonctionnement des entreprises agricoles pour décrire les capacités d’adaptation des systèmes d’élevage. S’adapter, c’est développer une « capacité à résister à un ensemble hétérogène de perturbations sur le moyen terme et à s’inscrire dans une dynamique, un mouvement, qui permette de durer sur le long terme » (Mignon, 1999 ; Dedieu et al., 2008 ; Dedieu et Ingrand, 2010).

De nombreux modèles visant à concrétiser la mesure de l’adaptation des systèmes d’élevage ont été élaborés en agronomie. Cependant, peu tiennent encore compte de la coévolution de ces systèmes avec leur environnement et beaucoup se concentrent sur le fonctionnement des systèmes lors de leur phase de maîtrise des changements (Dedieu et Ingrand, 2010). La maîtrise des changements, et donc l’action même de l’adaptation des systèmes d’élevage, résulte de l’instant où ce système modifie ou non son comportement face à l’altération de son équilibre environnant. Si l’on intègre des facteurs culturels dans les critères qui tendent à modifier l’environnement où s’inscrit un système d’élevage, il est possible de compléter le contexte d’adaptation. Un système ne fait plus seulement que s’adapter à un environnement qu’il ne maîtrise pas, mais les décisions qu’il est amené à prendre ou à ne pas prendre influencent, en retour, la transformation de l’environnement, conférant à la dynamique environnementale un aspect interactionnel. Afin de développer cette approche, nous

avons choisi de gagner en précision en complétant la définition d’une perturbation de l’environnement dans lequel évolue un système d’élevage – perturbation que l’on associe ici à une crise – ainsi que les différents moyens d’adaptation dudit système à cette crise.

2) Crise

En se référant aux définitions encyclopédiques du terme « crise » (Maubourguet, 1990), le terme est défini comme une période temporelle dans laquelle on observe des variations qui affectent significativement un environnement donné, dans lequel des êtres vivants entrent en interaction. Chez l’être humain, en plus des désordres d’ordre écologiques et climatiques, l’environnement peut constituer un ensemble de normes sociales, économiques, religieuses et culturelles.

La connotation négative de la notion de crise vient essentiellement du désordre organisationnel qui a tendance à s’observer lorsqu’elle survient. La difficulté des acteurs à prédire ou à contrôler une crise donne un aspect inquiétant aux modifications qu’elle engendre. C’est le cas, par exemple, des crises économiques dont l’état d’austérité qu’elles entraînent s’étend dans les sphères sociales et politiques, où les acteurs développent une énergie considérable pour tenter de retrouver un état de stabilité antérieur à la crise (Cunningham, 2014). C’est également le cas des crises de la biodiversité qui marquent, de manière beaucoup plus définitive, la disparition progressive d’une multitude d’espèces animales et végétales de notre système actuel (Giorgis, 2014).

Pourtant, la crise n’est pas seulement synonyme de « désastre » mais aussi de « contrainte ». Une crise contraint des systèmes existant dans un environnement à s’adapter aux modifications imposées au travers de trois volets : la résistance, la transformation et le fléchissement. Cette adaptation permet de maintenir le système « face à », ou encore de le développer « en fonction de » ces nouveaux paramètres environnementaux. Le développement est un processus dans lequel le système s’engage en poursuivant un objectif défini (Maubourguet, 1990). Pour s’adapter à une crise, un système Exploitation-Famille va s’organiser au travers des objectifs de l’exploitation agricole, qui constituent le pôle de décision du système. Il vise à utiliser les outils déjà en place ou bien à en créer de nouveaux pour s’adapter aux critères du milieu et, ainsi, en améliorer l’exploitation. Ce développement, tout comme l’adaptation du système, s’inscrit dans une dynamique temporelle qui peut être de l’ordre du court, du moyen voire du long terme

3) Evolutions possibles d’un SEF au travers des crises

Les processus de crise et de développement induisent des modifications ou une résistance du système concerné. Dans un contexte agricole, ces changements peuvent prendre trois formes possibles en ce qui concerne l’évolution des pratiques d’élevage. On distingue, alors, des systèmes « indéformables », des systèmes « déformables » et ceux « transformables ». Dans les trois cas, le système exerce une réponse à une perturbation ou à une crise. Cette réponse se décline en trois phases plus ou moins prononcées en fonction du type du système. Après un délai qui sert à constater l’état de crise, le système exerce une réponse dont l’intensité est déterminée en fonction de son degré de résistance aux nouvelles conditions endurées. Puis il entre dans un état de résilience qui lui permet de tendre vers un état de nouvel équilibre adapté au nouvel environnement (Sauvant et Martin, 2010). La réponse des systèmes peut être différente en fonction de leur conformation. Ainsi, leur réaction face à une crise entraine des modifications différentes du système (Figure 8).

Figure 8 : Représentation schématique des différents types de réponses d'un système face à une crise

Source : Blanc et al., 2010.

Le système indéformable est un système rigide mobilisant suffisamment d’énergie et de ressources pour ne par être contraint à modifier sa trajectoire malgré la crise. Ce système reste le plus fragile des trois dans le sens où il agit comme un interrupteur. Son fonctionnement est optimum jusqu’au moment où l’intensité d’une crise est plus forte que ses capacités. À ce moment, ce dernier se trouve dans un état critique et est amené à disparaître. Une exploitation agricole ovine agissant comme un système robuste ne modifie en rien ses pratiques d’élevage, qui peuvent consister, par exemple, à sortir les bêtes un certain nombre de mois et, ce, malgré une perturbation climatique, une sécheresse ayant fortement appauvri les prairies naturelles. Ce système fonctionne tant que la sécheresse ne dure pas trop longtemps, ou que l’exploitant maintient l’apport en fourrage, auquel cas les parcelles risquent de subir un surpâturage et les animaux d’être exposés à un stress alimentaire, ce qui, sur le long terme, peut engendrer la fin de l’exploitation agricole.

Le système déformable modifie son comportement le temps de la crise pour revenir à un état initial, ou proche de l’état initial à la fin de celle-ci, en fonction de son élasticité ou de sa flexibilité. Un système déformable élastique reviendra à une activité optimum A après la crise, alors qu’un système flexible fixera de manière irréversible un nouvel objectif de fonctionnement A’, avec un nouvel optimum de A’. Pour reprendre le cas de l’exploitation agricole, une exploitation agricole déformable ou flexible subissant une sécheresse modifie son calendrier de sortie des brebis pour éviter les périodes les plus exposées. Elle est également amenée à privilégier des parcelles ombragées qui restent enherbées malgré la sécheresse, voire à négocier un nouveau parcours avec des propriétaires terriens ou des institutions possédant des terrains publics. Ces modifications peuvent l’amener à revoir les périodes d’agnelage, d’engraissement et de vente d’agneaux. Il modifie une partie de son fonctionnement pour tendre vers un système optimum ou vers un retour à la normale.

Le système transformable se différencie du système déformable-flexible dans le sens où toute la structure du système est remaniée en fonction des paramètres identifiés lors de la crise. L’état d’équilibre peut être atteint pendant ou après la crise mais, dans les deux cas, le fonctionnement du système s’est vu totalement modifié. Un nouvel état optimum est défini, sans considération aucune de l’état précédent, alors que, dans le cas d’un système déformable-flexible, le système tente de retrouver son état optimum initial avant de fixer un nouvel objectif qui s’approche de l’ancien état. C’est le cas des exploitations agricoles transformant entièrement leur système de production en tenant compte d’une sécheresse répétée. La transformation d’un système revient à changer entièrement ses pratiques agricoles. Une exploitation qui se transforme peut passer de la production

d’ovins-lait à la production d’ovins-viande, voire à une toute autre production agricole. La transformation a des avantages dans le sens où elle s’adapte entièrement à la crise. Cependant cette transformation ne se fait pas sans un coût qui peut lui faire traverser une période d’instabilité et de fragilité.

Chaque modèle a un comportement à risque dans le sens où il va privilégier une stratégie en prenant en compte une évolution différente de l’environnement soumis à la crise. Le système robuste est le système qui affecte le moins son comportement en fonction de l’environnement. C’est un système capable de se reproduire dans différents types d’environnement puisqu’il n’est que faiblement concerné par ce dernier. En revanche, son développement et son maintien à un niveau optimum auront un coût dépendant directement de l’environnement et de son évolution directe. Le système déformable aura quant à lui un fonctionnement privilégiant l’interaction avec l’environnement dans lequel il évolue. Il est capable de réduire son objectif de production afin de traverser une crise. Ce système est très efficace dans le cas où il ne rencontre pas une fréquence de répétition trop élevée d’un type de crise, auquel cas la diminution de son efficacité finit par mettre en péril la survie du SEF. Enfin, dans le cas d’une crise modifiant l’environnement sur le long terme, le système transformable semble être le plus adapté à ce nouvel environnement car l’objectif final de ce genre de système n’est pas de retrouver l’état de fonctionnement optimum qu’il possédait avant la crise, mais bien d’intégrer les nouveaux paramètres environnementaux induits par la crise pour définir un nouvel état de fonctionnement optimum. En revanche, si la crise est unique et que l’environnement retourne à la normale, ce système perdra grandement en efficacité (Figure 9).

Figure 9 : Schéma de l'évolution de chaque système dans le cas de crises répétées

Source : X. Badan, 2013, d’après Blanc et al.2010 ; Sauvant et Martin, 2010

4) Adaptation d’un SEF face à une crise : trajectoire stratégique

La trajectoire stratégique d’une exploitation agricole détermine l’évolution sur le long terme des systèmes qui la constituent. À l’intérieur du SEF, la trajectoire stratégique lui permet d’ajuster le projet de production et les itinéraires techniques. Cette trajectoire agit également sur des aspects extérieurs à l’exploitation. Ainsi, le réseau des acteurs agricoles dans lequel le SEF évolue peut être amené à évoluer en fonction des modifications de sa trajectoire stratégique. C’est le cas notamment du choix de filières, mais aussi des structures collectives auxquelles le SEF est amené à adhérer ou à quitter (Cuma, coopératives, syndicats…).

L’évolution des connaissances liées aux activités agricoles (les périodes de fauche, les périodes de vêlage ou d’agnelage…), celles liées aux savoir-faire associés à l’activité des champs (la fenaison, la

fauche…) ou encore les croyances liées aux savoirs agricoles (la récolte de noix avant la fête de la Saint-Jean pour préparer le vin de noix…) sont non seulement associées aux décisions et à l’histoire de l’exploitation agricole, mais également corrélées aux échanges que cette dernière exerce à l’intérieur de son réseau.

5) Crises, trajectoire et évolution du territoire

L’évolution de la configuration du territoire agricole est intimement liée aux crises que les SEF ont rencontrées dans le temps. Que ces crises soient naturelles et environnementales, ou bien sociales et culturelles, les exploitations agricoles ont transformé le territoire pour s’adapter au mieux à elles et éviter ainsi de mettre leur stabilité en péril.

En tentant un rapide survol global de l’évolution de la diversité agricole française, on remarque qu’elle est le témoin d’une succession de périodes de crises et de développements depuis la sédentarisation de l’homme jusqu’à nos jours. Depuis son apparition dans l’histoire, l’espace rural est considéré comme une création humaine répondant à une réalité écologique (Pueyo, 1980). Par l’évolution de la culture agricole et des pratiques qui lui sont associées – telles que l’élevage, l’art de domestiquer des animaux dans un souci productif, et l’agriculture qui constitue fondamentalement un moyen de regrouper les plantes à fort intérêt nourricier dans une parcelle aisément accessible – l’agriculteur a façonné, et continue de façonner, l’environnement pour créer un espace agricole tout en adaptant rétroactivement cet espace agricole à l’évolution de ce même environnement. Ainsi, des études historiques recensent les vestiges de cette constante interaction entre espace naturel et espace anthropique au IIIe siècle. Le Glay (1975) précise, par exemple, que l’adaptation des villae aux terres agricoles fertiles permettait d’en tirer une valeur économique immédiate, ce qui constituait l’un des critères principaux de différenciation régionale. Dans la période de l’Empire romain, les régions se construisaient en fonction de la fertilité du sol. Le cadastre romain, délimitant les parcelles agricoles concédées à des citoyens de l’Empire, apparaît alors sous la forme d’un cadeau diplomatique ou d’une récompense militaire (Bertrand et al., 1975). L’espace collectif se divise officiellement tout en continuant d’être cultivé collectivement. La fertilité du sol constitue à cette période, un bien aussi important qu’une solde. À la fin du IIIe et au début du IVe siècles de notre ère, les campagnes de cet empire romain, alors en effondrement, sont entièrement désorganisées. Le brigandage et les dévastations liés aux migrations, germaniques principalement, entraînent une évolution des campagnes et de leur configuration. Poussant les domaines à s’établir sur des lieux situés en hauteur tout en améliorant leurs fortifications, la conformation de ces structures a formé les prémices du modèle des châteaux forts du Moyen Âge (Bertrand et al., 1975). Cet exemple nous indique que les systèmes agricoles s’adaptent, en plus des modifications écologiques, aux critères démographiques, politiques et culturels.

Dans les SEF, les crises d’ordre social peuvent enclencher des processus d’adaptation au même titre que les crises naturelles. La modification du regard d’un territoire par des acteurs intérieurs ou extérieurs à celui-ci exerce un impact sur l’évolution des exploitations agricoles par le biais des relations sociales qu’une exploitation développe avec les autres acteurs du territoire. Il peut s’agir d’une crise portant sur la considération de la production d’un éleveur – l’élevage de brebis n’est plus considéré comme un élément à valoriser ou, à l’inverse, devient un élément à encourager. Les crises peuvent également porter sur la considération des pratiques liées à un type d’exploitation – l’élevage des brebis avec une valorisation des parcours estivaux. Les crises peuvent finalement porter sur

l’espace exploité par le SEF – la transformation du regard de l’espace par les éleveurs en un regard patrimonial dans le cas des Causses et des Cévennes par exemple.

6) Adaptation des systèmes d’élevage dans trois sites

de moyenne montagne

Dans le cas de l’élevage ovin de moyenne montagne, il existe une multitude de pratiques d’élevage adaptées à des sites différents, allant de la production d’agneaux-mères jusqu’à la confection du fromage de brebis dans le bassin de production Roquefort. Les systèmes d’élevage rencontrés dans les monts Dômes s’orientent vers une production bovine tout en conservant une production ovine qui, après avoir frôlé la disparition, s’est remise à se développer, du site de la chaîne des Puys et Faille de Limagne jusqu’au Sancy, où une série d’estives collectives se sont développées ou ont été remises en place. Plus au sud, dans les Causses et les Cévennes, la présence de l’élevage ovin crée un paysage maintenant ancré dans l’histoire des lieux. Sur ces sites, l’élevage ovin a pesé sur l’évolution de l’environnement, façonnant ainsi des paysages typiques, dont l’évolution est témoin d’une succession de périodes de crises auxquelles les SEF ont dû s’adapter. En ce sens, il est nécessaire d’intégrer l’histoire de l’environnement social, agronomique et géographique pour comprendre l’évolution des systèmes d’élevage associés à une localité.

C. L’élevage ovin dans les monts Dômes et les Causses-Cévennes

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