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DE PENSEE ET DE COMMUNICATION

E. Acteurs et réseaux en géographie rurale

2) Rôle du réseau dans la controverse constructive

a) De la tension au conflit, une évolution dans l’expression de la controverse

Depuis les années 2000, Torre et Caron, suivis par toute une équipe interdisciplinaire, ont défini la notion de conflit d’usage autour des espaces géographiques urbains, ruraux et périurbains (Caron et Torre, 2002 ; Torre et Caron, 2005 ; Torre et al., 2006 ; Darly et Torre, 2008 ; Torre et al., 2010). Le conflit est défini en fonction de l’engagement d’individus ou de groupes d’individus dans un « face à face » contraignant pour les deux parties. Un acteur s’engage lorsqu’il fournit « un signal clair aux autres parties prenantes de la relation (disposition à coopérer, ou à faire la guerre) », ce qui lui demande une certaine contrainte impliquant un coût « de nature monétaire (une somme importante engagée dans une campagne de publicité) ou plus hédonique (partage d’informations, aide apportée à un partenaire...) » (Torre et al., 2006, p. 6).

La notion d’engagement d’un acteur permet de faire la différence entre une tension et un conflit existant parmi des acteurs autour d’un objet. Les tensions sont considérées comme chose courante dans les relations sociales, « qu’elles soient de nature interpersonnelle, qu’elles se déroulent au sein des groupes d’acteurs, des organisations ou dans les réseaux de personnes » (Torre et al., 2006, p. 6). Elles montrent simplement les points de désaccords qu’exprime un acteur dans un réseau de connaissances, sans que ceux-ci ne prennent n’engage l’acteur dans un conflit. Le principe d’une tension réside alors dans sa réversibilité. Dans le temps, une tension peut s’élever, rester stable ou retomber, mais elle n’entraînera pas de controverse, ni de processus de négociation, puisque l’objet de la tension ne sera pas officiellement communiqué. Une tension est relative aux « murmures » ou aux « bruits de couloir », supposant l’existence d’un malaise, mais sans jamais pouvoir l’identifier précisément. Au sein d’un groupe, la tension peut être intérieure ou extérieure. Elle peut s’exprimer au travers de la connotation négative du discours d’un individu lorsqu’il parle au nom du groupe

auquel il appartient. Ainsi, par exemple, un individu appartenant à un syndicat d’estive, où des tensions internes existent, connotera de points négatifs un projet porté par le groupe pour le maintien des clôtures de l’estive. Sans être en conflit et tout en restant membre du groupe, l’individu critiquera le projet, démontrant l’existence de tensions internes non réglées. Les tensions extérieures peuvent prendre une allure similaire avec des acteurs d’un groupe critiquant un projet collectif qu’ils développent en collaboration avec un autre groupe. En termes de coordination de projets collectifs, les tensions sont les éléments les plus néfastes au bon déroulement d’une action collective, car elles ralentissent le bon déroulement du projet, voire le font entrer en silence, sans pouvoir laisser la possibilité d’entamer un processus de négociation ou de médiation. Elles sont souvent la cause d’un désengagement, d’un désintérêt ou d’une désappropriation des acteurs pour une action collective. Alors que le conflit est, au contraire, l’expression explosive d’intérêts divergents autour d’un même objet.

Le conflit est un stade critique de la tension. Il amène au moins deux acteurs à une confrontation publique. C’est au travers de l’engagement des acteurs que l’on passe de l’état de tension à celui de conflit. Il traduit « le passage d’un état de dysfonctionnement ou de difficulté de coordination et d’échange (la tension) à une situation d’opposition frontale (le conflit) » (Torre et al., 2006, p. 6). Lorsque deux acteurs entrent en conflit, ils génèrent une crise dans leur environnement. Cette crise repose essentiellement sur trois points : la définition, l’exploitation et la valorisation d’un objet. Les acteurs n’arrivent plus à maintenir un terrain d’entente au niveau de ces points. Il n’est plus possible de maintenir un accord et donc une stabilité de fonctionnement collectif autour de l’objet. L’un des acteurs engage une procédure pour exposer son désaccord publiquement à l’autre acteur. C’est l’aspect public de l’engagement qui permet de dire que les deux acteurs sont alors en situation de conflit. Dans ce sens, l’engagement des acteurs dans un conflit constitue la rupture de l’équilibre d’un réseau d’acteurs autour d’un objet. Une fois l’équilibre rompu, le point de non-retour est franchi et le réseau d’acteurs se modifiera au travers d’un processus de négociation et de médiation qui transformera le comportement des acteurs autour d’une nouvelle définition de l’objet, impliquant la mise en place de nouvelles normes liées à son utilisation.

C’est par la controverse qu’il entraîne autour des trois points d’un objet – définition, exploitation, valorisation – que le conflit possède une capacité constructive. À l’inverse de la tension, qui montre une soumission des acteurs concernés sans jamais que ces derniers soient en accord avec la représentation collective existante entre les groupes à propos de l’objet, le conflit est une crise de représentation. Cette crise entraîne, d’une part, une reconfiguration partielle ou totale de la représentation de l’objet par les acteurs qui sont en conflit et d’autre part, la ou les nouvelles définitions de l’objet, qui émergent à partir du conflit, se diffusent dans le réseau des acteurs concernés par l’objet. Cette diffusion entraîne une réorganisation du réseau autour de ce qui peut alors être considéré comme un nouvel élément de son environnement. C’est pourquoi le conflit est considéré par les structures de gouvernance comme un élément permettant d’engager une procédure de négociation qui n’est pas envisageable dans des situations de tension. Les systèmes de gouvernance supposent « des procédures de coopération entre acteurs porteurs d’usages, de représentations et de projets différents, qui établissent des accords ou des compromis autour de formes de régulation forcément instables et sujettes à remises en question. Ces accords, ces compromis, sont le fruit de négociations, concernant des personnes ou, le plus souvent, des groupes. Elles supposent un dépassement provisoire des tensions, un apaisement des conflits, dans le but d’arriver à une solution commune » (Torre et al., 2006, p. 35).

Mobiliser le réseau dans le cadre de la résolution de conflit revient alors à observer son organisation autour de la crise. Quel acteur se mettra en situation de médiation entre les deux protagonistes ? Quel acteur se retirera ? Quel acteur nouveau se fera une place ? La dynamique du réseau, en complète instabilité, permet au chercheur d’identifier un contenu qui est difficilement accessible lorsque ce dernier est dans une phase de stabilité relative (Lazega, 1994). Cependant, tout ne tourne pas autour du conflit. Dans d’autres cas, le chercheur lui-même peut entrer dans le système de manière active dans le but d’anticiper les conflits.

Si le conflit est ici un point inévitable dans l’évolution d’un système, des travaux se sont penchés sur l’anticipation des conflits au travers de la reconnaissance des éléments constituant un foyer potentiel de crise. Ces travaux partent d’une observation et d’une hypothèse principale. Ils observent, chez les acteurs engagés dans un projet, une tendance à se désengager de l’objet lorsque celui-ci devient source de tension. Ces acteurs se reposent alors sur l’organisation hiérarchique constituée autour du projet, souvent incarnée par les porteurs de projet. C’est le cas, par exemple, des éleveurs qui se disent que, quoi qu’ils pensent à propos d’un projet porté par une institution quelconque, « ça ne changera rien », alors à quoi bon donner de son temps pour le faire fonctionner. L’hypothèse émise au regard de ces observations est que, en contribuant à la mise en place d’une définition commune de l’objet, il est possible d’anticiper les foyers de tensions et de conflit. Cette anticipation permettrait alors de favoriser la participation des acteurs autour de cet objet. Lorsque l’objet désigne la conservation ou la patrimonialisation d’un territoire, cette logique participative permet de rattacher un plus grand nombre d’acteurs dans un projet de conservation de l’espace.

b) Recherche-action et ingénierie de la participation

Ø Du regard croisé à la construction collective L’ingénierie de la participation est une production scientifique qui souhaite avoir une double fonction de formation et de sensibilisation des acteurs locaux à la gestion de projets territoriaux. Ce concept met en exergue le principe de médiation comme un outil permettant aux acteurs de s’entendre sur des définitions communes. Dans le cas de la gestion d’un paysage, la notion même de paysage révèle une superposition de regards des différents acteurs utilisant l’objet « paysage ». C’est « dans ce contexte de complexité des regards et des représentations portés sur les paysages, [que] la médiation peut être perçue comme un espace de collecte de données avec les acteurs, visant à en faciliter le partage pour exprimer ensuite, de manière la plus distanciée possible, ce que ces visions révèlent » (Paradis et Lelli, 2010, p. 5). L’ingénierie de la participation utilise, d’une part, des techniques d’enquêtes collectives qui rassemblent les différents regards croisés sur le paysage et, d’autre part, elle place le chercheur dans une situation d’animateur, voire de coordinateur des acteurs locaux autour de la mise en commun de ces regards pour en déterminer une définition collective. L’ingénierie de la participation contribue activement à la construction d’une représentation collective des acteurs locaux autour d’un objet.

Toujours dans le cas des études sur le paysage, les chercheurs souhaitent, au travers de cette technique scientifique, « verbaliser » clairement la notion de paysage avec des acteurs à « l’origine même de sa production, comme les agriculteurs ou les forestiers par exemple ». Ou encore « par les prescripteurs, comme les services de l’État ou les chargés de mission des collectivités territoriales » (Paradis et Lelli, 2010, p. 5). L’ingénierie de la participation se distingue des travaux de recherche en géographie sociale et rurale par le fait qu’elle est initiatrice de la participation des acteurs locaux autour d’un projet collectif déjà existant ou en construction. Au travers de supports iconographiques, elle constitue « des référentiels de dialogue, passant par un vocabulaire commun verbalisé pour

aborder la question du paysage afin de confronter ce qui fait paysage ou pas, ce qui est partageable ou pas, ce qui peut être valorisé ou pas » (Paradis et Lelli, 2010, p. 12).

En œuvrant avec les acteurs locaux autour de questions d’usage, l’ingénierie de la participation permet de stabiliser un réseau collectif autour d’un objet. Dans ce sens, elle souhaite anticiper les tensions à la fois par l’intermédiaire d’un système langagier collectif, issu d’une « stratégie d’apprentissage collective » (Paradis et Lelli, 2010, p. 13) qu’elle a elle-même coordonné, et à la fois par l’intermédiaire de l’enrichissement du réseau en constituant un moyen de regroupement pour des acteurs qui n’auraient pas forcément rencontré d’autres occasions de se rassembler.

Si cette technique scientifique repose sur une hypothèse intéressante, il existe tout de même certains points qui en limitent son application.

Ø Les limites de l’ingénierie de la participation L’ingénierie de la participation repose sur un postulat qui est défini au travers même de sa dénomination : la participation. Pour les chercheurs dans ce domaine, « la participation est ici envisagée comme un outil de recherche-action conçu avec et pour les acteurs du développement territorial » (Paradis et Lelli, 2010, p. 4). Cependant, des facteurs comme la présence du chercheur et sa reconnaissance, par les acteurs locaux, comme un acteur légitime à animer ou à coordonner le réseau, rend cette approche difficile, notamment au travers de la faible participation des acteurs aux réunions d’animation. Sans s’attarder sur la controverse déontologique du rôle du chercheur dans un contexte d’accompagnement, et donc d’influence, des sujets de sa recherche, il est tout de même possible de se pencher sur la difficulté du statut rattaché au chercheur dans ce genre d’exercice. L’ingénierie de la participation utilise la construction des images collectives et la mise en place de réseau dans l’instantanéité que constitue le développement d’une action collective. Cependant, le cadre de recherche-action qui est appliqué à cette approche a tendance à extraire le chercheur de son statut d’expert et de conseiller pour lui appliquer celui d’ingénieur de projet. Ce statut lui octroie une autorité supplémentaire sur laquelle les acteurs risquent de se reposer, mettant en péril l’appropriation du projet par les acteurs locaux, et donc sa viabilité sur le long terme. Ce fut le cas pour une étude sur la valorisation collective d’un couvert forestier en Slovénie qui a utilisé cette technique de recherche participative. Si l’action collective de valorisation forestière semblait bien lancée au travers de cette technique, les chercheurs ont admis que l’avancée du projet était liée à leur présence sur le terrain et que, s’ils observaient une réelle bonne volonté à la réalisation du projet par les acteurs locaux, ceux-ci avaient tendance à se désengager complètement du projet lors de phases ultérieures (Kumer et Razpotnik Visković, 2014). Cette technique, si elle se révèle efficace dans l’instantanéité, nous montre quelques problèmes liés à l’appropriation des projets collectifs sur le long terme, notamment en ce qui concerne l’autonomisation des acteurs engagés dans un processus de recherche-action (Bouche et al.,2001).

3) Impact des liens de proximité sur l’organisation des acteurs :

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