• Aucun résultat trouvé

3.1. LE PASSAGE DU DOGMATIQUE AU FONDAMENTAL

3.1.1. VALEUR DE LA MÉTAPHORE CHEZ CONGAR

Dans son livre La Foi et la Théologie (1958 - 1962)389, le Père Congar donne un aperçu

très complet des règles qui accompagnent l'appropriation du langage métaphorique par la théologie. Les paragraphes IV et V du chapitre portant sur la «Révélation et son économie» sont intitulés «Le langage de la Révélation» et «Valeur analogique des concepts employés par la Révélation». Trois règles méthodologiques claires sont présentées dans la seconde partie du paragraphe IV :

1. Il faut fixer le sens exact des images dans les textes scripturaire. C'est une des taches de l'exégèse biblique.

2. Dans l'élaboration scientifique du donné révélé, il est nécessaire de critiquer l'énoncé métaphorique et de traduire le sens visé par l'Écriture en termes conceptuels précis.

3. Il convient de sauvegarder les nuances (valeurs) propres de chaque image qui dévoilent des aspects décisifs du rapport religieux. Exemple : Osée et son épouse390.

Le P. Congar se maintient ici strictement dans la lignée de la théologie thomiste.

L'usage de l'analogie - dans l'Écriture - est justifié par le fait que Dieu, en s'adressant aux hommes, en fondant un rapport religieux entre lui et nous, use de moyens humains pour se faire connaître. Il se dévoile à travers des images tirées de l'environnement humain, puis, dans le Nouveau Testament, il va, dans son Fils, jusqu'à prendre notre chair pour se faire connaître tel qu'il est en lui-même. La vérité de l'analogie est en définitive fondée sur le mystère de l'Incarnation391. Mais c'est aussi l'Incarnation qui - comme révélation eschatologique parfaite et 389 Cf. avertissement présenté à la page IV.

390 Yves Congar, La foi et la Théologie, pp. 30 - 35.

391 Le P. Congar critique ici le premier Barth et son insistance sur la transcendance de Dieu «tout autre» par rapport à l'expérience humaine.

union réelle de Dieu avec l'homme - dépasse l'image seule et «nous assure de la possibilité de connaître (dans le Ciel) Dieu lui-même, immédiatement, sans la médiation d'aucune analogie, d'aucun effet créé...»392.

L'usage de la métaphore dans la théologie dogmatique est fondamentalement justifié par l'existence d'une aptitude des concepts et des mots, des réalités créées, à signifier le mystère de Dieu, dit le P. Congar. Elle est capable d'exprimer la profondeur de Dieu ou, à tout le moins, de conduire l'intelligence humaine vers elle. Il existe une certaine proportion entre la Vérité qu'est Dieu et la créature. Soumise aux règles que le P. Congar énonce plus haut, la lecture typologique de l'Ecriture peut alors entrer dans l'élaboration des concepts dogmatiques. Cependant son rôle concret dans la réflexion systématique reste à déterminer.

Dans l'introduction au livre Marie et l'Église du P. Hugo Rahner, le P. Congar décrit les nuances qui accompagnent selon lui l'usage de la métaphore.

La contemplation des mystères chez les Pères s'est souvent attachée à celle des grandes images dans lesquelles, d'abord, la Révélation elle-même nous est proposée... Bien souvent les Pères appliquent à Marie et à l'Eglise quelque parabole évangélique ou l'un des grands symboles bibliques. Ce n'est pas en vain que l'un des traits caractéristique du travail théologique actuel est un effort pour récupérer, au bénéfice de ce travail, la richesse des images bibliques. On perd parfois en précision, du moins en précision de type analytique et «scientifique», mais on gagne souvent en richesse, et surtout en faculté de nourrir directement la vie spirituelle des hommes.

La plupart du temps, ces grandes images bibliques ont aussi cet avantage de pouvoir s'appliquer aussi bien à la vie spirituelle personnelle qu'au mystère de l'Eglise comme telle. Elles expriment, en effet, des traits typiques de l'économie de grâce, qui se réalisent individuellement en chacun et collectivement dans le corps du Christ qui est l'Église, mais aussi, de façon éminente et singulière, en la Vierge Marie. À ce plan des grandes images révélées et des traits typiques de l'économie salutaire, le difficile problème du passage de l'individu à l'Église et de l'Église à l'individu, trouve une solution relativement simple. C'est pourquoi, tout en contemplant le mystère objectif et dogmatique de l'Église, réalisé d'abord de façon personnelle et éminent en Marie, le P. H. Rahner a pu écrire un livre de vie spirituelle d'une inspiration pure et profonde. A ce niveau-là, vie spirituelle personnelle et vie ecclésiale

128

s'identifient : l'âme elle-même, dans sa communion avec le Père en Jésus- Christ, est une «âme ccclésiale»; elle est aussi, par le même mouvement et au môme titre, une «âme mari aie»393.

Remarquons une seule chose. Le théologien dominicain parle ici des Pères. Nous l'avons vu lui-même pratiquer la lecture typologique de l'Écriture pour avancer dans la contemplation du mystère de l'Église. Rappelons seulement son livre Le mystère du Temple et toute une série de réflexions sur le concept du Corps du Christ. Or, les limites de l'usage de la métaphore chez Congar peuvent être saisissables si nous distinguons entre la lecture typologique moderne et la lecture allégorique ancienne de l'Écriture que le P. Congar n'utilise pratiquement jamais dans le contexte de sa réflexion systématique. Nous ne parlons donc pas ici du sens allégorique, le second sens spirituel de l'Écriture selon la distinction médiévale, qui a été tout au long de la Tradition porteur de la foi chrétienne et de son contenu394; nous parlons de cette

interprétation de l'Écriture, qui touche à l'interprétation philonienne de l'Écriture, très répandue au IIIe siècle dans le monde hellénistique, en particulier chez les premiers théologiens chrétiens

liés à l'école d'Alexandrie. Car on peut distinguer entre le type et l'allégorie religieuse. Si le goût pour le symbole et la noblesse d'allégorie arrachait la signification du texte à la lettre primitive et au passé profane, pour y découvrir un sens caché, invisible, vrai et actuel, accessible aux seuls gnostiques, en revanche «la typologie ne consiste aucunement dans une relation entre les choses visibles et invisibles, mais dans une correspondance entre des réalités historiques aux différents moments de l'histoire sainte. Surtout il s'agit d'une relation entre les réalités historiques des deux Testaments»395. Là, le type et l'antitype - cliristologique, sacramentel, ecclésiologique et

eschatologique - se correspondent comme les figures authentiques du même dessein de Dieu. La lecture typologique, tout en usant des figures et des allégories, a donc moins tendance à être arbitraire et isolée des ensembles scripturaires. Elle est capable de rendre compte de l'enracinement historique de la religion chrétienne, ce que l'allégorie platonicienne pure refuserait d'envisager. Le livre du P. Congar Le mystère du Temple est à notre avis un modèle de cette lecture typologique. Le texte ne fuit nullement l'histoire. Il s'appuie au contraire non seulement sur le sens littéral du Nouveau Testament, mais plus encore sur les faits archéologiques

3<)3 Yves Congar, Préface, dans Hugo Rahncr, Marie et l'Eglise, Dix méditations sur la vie spirituelle, [Unam Sanctam, n° 29], Éditions du Cerf, Paris, 1955, 127 pp., pp. 9 - 10.

394 Pierre Gilbert, Petite histoire de l'exégèse biblique, [Lire la Bible, 94], Paris, Éditions du Cerf, 1992, 269 pp., pp. 166- 167.

3,5 Jean Daniélou, «Écriture et vie spirituelle dans la tradition», Dictionnaire de spiritualité, tome IV, 1° partie, Paris, Beauchesne, 1960, p. 133 - 136.

et historiques, tout en cherchant à atteindre leur signification profonde pour l'histoire du salut dans son ensemble et pour les chrétiens individuellement. Il existe ici un rapport entre le dogme et l'histoire bien équilibré. L'auteur relève parfaitement les liens typologiques entre l'Ancien et Nouveau Testament. Nous ne les retrouvons pas ni dans l'historicisme dont souffrait l'exégèse moderniste du XIXe siècle qui ignore le dogme, ni dans l'extrinsécismc d'une dogmatique figée

qui ignore l'histoire396.

Le passage de la théologie dogmatique - la relation entre Marie et l'Église - à la théologie fondamentale - l'interprétation de l'Ecriture - repose aussi sur une orientation philosophique et théologique particulière. À partir de Thomas d'Aquin ou d'Albert le Grand, sous l'influence aristotélicienne, on privilégie le retour à la lettre. Ceux-ci «eurent le souci d'une exégèse appuyée sur les mots et la grammaire, tenant compte du contexte, faisant un choix parmi les explications traditionnelles et cherchant à rejoindre l'intention de l'auteur inspiré,...excluant du commentaire toute interprétation qui n'est pas suggérée par le texte lui-même»197. Chez

Congar nous trouvons aussi ce type d'écriture théologique, qui donne la priorité à la conceptualisation plutôt qu'à la poésie. Du point de vue systématique, le P. Congar reste en grande partie fidèle à la pensée théologique qui depuis la scolastique, mais surtout depuis le XVF siècle, avait tendance à évacuer tout naïveté - entendons ce qui est non scientifique - de l'élaboration du dogme. Cependant, comme nous l'avons bien vu, Congar n'est pas étranger à la redécouverte du concept du mystère dans la théologie catholique, accompagnée de la redécouverte du sens spirituel de l'Écriture et de sa nécessité radicale face au rationalisme ambiant de l'époque.

Si nous revenons à notre thème mariai dans l'ecclésiologie de Congar, nous pouvons constater tout simplement que, dans la perspective congarienne, la Vierge Marie se trouve présentée, conformément à ce que nous avons évoqué ici, beaucoup plus souvent à travers son statut de modèle de l'Église qu'à travers celui d'image de l'Église. La différence peut paraître subtile, mais elle veut dire la différence entre ce qui a été posé une fois concrètement dans l'histoire, et ce qui fait son retour à nouveau dans l'histoire par la voie de l'imitation. L'image, et

396 Ignace de la Potterie, «La lecture dans l'Esprit», Communio, XI, 4 — juillet-août 1986, pp. 26, 3,7 François Vandenbroucke, «Enseignement, étude et lecture de l'Écriture» Ibid. p. 197.

130

dans le cas de la mariologie catholique c'est le plus souvent l'image de la perfection mariale - ecclésiale, conduit à la contemplation d'un idéal intemporel de l'Église.

Il s'agit certes d'un acte indispensable d'une saine dogmatique, quelque soit son sujet, que d'avoir l'aspect eschatologique du mystère sans cesse en vue. C'est par ailleurs en lui que se trouve le sens ultime de tous les sens précédants. À ce sujet ,on peut rappeler la critique bien connue et pertinente de la dogmatique occidentale que fait Paul Evdokimov dans son livre La

femme et le salut du monde. L'auteur y montre comment, dans la perspective chrétienne,

l'histoire est dès le commencement déjà essentiellement eschatologique, et que, pour cela, seule la pensée capable d'intégrer le jugement du «tout» par le telos, - dans lequel chaque kairos trouve sa signification -, est vraiment chrétienne. «Voici, je fais le dernier comme le premier...» (Cf. Ap 21, 5). Dans cette perspective, «nous nous souvenons de ce qui vient» selon les mots de Saint Grégoire de Nazianze398.

Nous pouvons observer qu'une telle lecture spirituelle de l'Écriture est peu présente dans les développements systématiques de l'ecclcsiologie du P. Congar, même si elle n'est pas absente de l'ensemble de sa pensée399; elle demeure néanmoins structurellement très différente de

la façon dont l'antiquité lisait la Bible. Il s'agit d'une lecture fort moderne, plus existentielle et pastorale, tournée vers l'histoire concrète des hommes et des femmes de la Bible et de leur expérience de Dieu. L'intensité théologique ne réside pas ici dans l'image, mais dans l'imitation, dans l'inspiration. La vie prend le pas sur le concept. Le P. Congar est un homme de la Bible. Sa vie et son cœur sont formés par la lecture constante de l'Écriture, surtout de l'Ancienne Testament. «Ma vue de Dieu a toujours été biblique» avoue-t-il. Pour être précis, nous devons alors ajouter que, dans ce sens, le procédé de lecture du P. Congar représente une réelle interprétation allégorique chrétienne de l'Écriture selon les catégories médiévales. Elle part du singulier - un moment de l'histoire juive - pour aboutir à un être singulier et historique - le Christ - en se prolongeant par le sens tropologique destiné à la vie singulière des chrétiens du temps de l'Église historique400. L'approche systématique de Congar ne possède certes pas une vigueur

31,8 Paul Evdokimov, La Femme et le salut du monde, Tournai-Paris, Casterman, 1958, 273 pp., pp. 10 — 11.

399 À ce sujet Cf. l'article de Philippe Lécrivain, «Yves-Marie Congar (1964 - 1995) - une vie toute imprégnée par les Écritures», Bulletin de littérature ecclésiastique, CVI/1, pp.39 - 50.

spirituelle évidente; au moins au premier abord. Il nous faut ici ajouter ces mots du P. Congar qui soulignent combien celui-ci s'est bien soucié de la dimension spirituelle de l'existence chrétienne: «Le sort de l'Église me semble de plus en plus être lié à une vie spirituelle et même surnaturelle, celle de la vie chrétienne. Je pense qu'actuellement seuls peuvent tenir le coup les chrétiens qui ont une vie intérieure»401.