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L'ÉGLISE DANS LE MONDE ET LA PERSPECTIVE ESCHATOLOGIQUE

3.2. LE PASSAGE DU DOGMATIQUE AU PASTORALE

3.2.1. L'ÉGLISE DANS LE MONDE ET LA PERSPECTIVE ESCHATOLOGIQUE

Nous voulons profiter de notre parcours ecclésiologique - mariologique pour saisir quelques éléments qui peuvent éclairer la problématique de l'Église dans le monde en lien avec la

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perspective eschatologique, et nous aider en même temps à mieux cerner le lieu de la réelle différence entre nos deux théologiens.

Un va-et-vient existe entre d'une part l'histoire, l'engagement historique des chrétiens, et d'autre part leur foi, leur vision de l'histoire et de son accomplissement final.

En vérité, écrit Yves Congar, il existe entre la foi, en sa valeur dogmatique, et la vie chrétienne, liturgique et morale, un va-et-vient constant. Je prie et j'agis fidèlement sur la base d'une première connaissance, mais ma prière et mon action fidèle enrichissent cette connaissance, en sorte que bien des choses deviennent connues parce qu'elle ont été priées et vécues415.

Encore plus substantiellement nous scmble-t-il, dans l'Église qui se trouve à la charnière entre un «déjà là» et un «pas encore», toute vocation est marquée par le sceau des fins dernières. Le choix de la perspective eschatologique dans l'élaboration du domaine dogmatique est à notre avis en grande interaction avec le domaine pratique.

La portée de la perspective eschatologique dans l'élaboration du domaine dogmatique est à notre avis en grande interaction avec le domaine pratique.

On n'y fait guère attention : les vocations dans l'Église ont été modelés à partir d'un message évangélique où la vie du Christ apparaît comme vie eschatologique. Ainsi l'apôtre et le pasteur vont dans le monde pour rassembler tous les hommes en un seul troupeau, cherchent la brebis perdue afin de la ramener dans le bercail de Dieu; de Dieu qui veut que tous soient sauvés. Ils prêchent et corrigent en vue de la sainteté à laquelle chacun est appelé. Le laïc va soigner les malades pour répondre à l'appel du Juge divin qui a dit : «J'étais malade et vous m'avez visité»; le moine entend participer déjà ici bas à la louange ininterrompue de la Jérusalem céleste avec toute l'Église céleste, etc. La conscience chrétienne, et la théologie plus particulièrement, sont plus ou moins déterminées par la dynamique découlant de l'interprétation des derniers articles du Credo. L'intégration plus ou moins marquée de la perspective eschatologique dans un travail théologique, son emplacement dans un ensemble dogmatique, son interprétation en relation avec l'histoire, sont à notre avis déterminant jusqu'à marquer l'impact pastoral et pratique d'un tel

travail. Il en est ainsi en tout cas pour la théologie du XXe siècle, pour laquelle le domaine de

l'eschatologie est devenu le lieu où, comme le dit Congar, apparaît «le sens même du mouvement de l'histoire, ce qui éclaire tout le mystère de l'Église»416. L'eschatologie est

un regard sur la destinée ultime de l'humanité et de l'univers dans son rapport avec le drame de la rédemption et avec toute l'histoire de salut... (elle) est plus qu'une partie de la théologie (sur des fins dernières d'un homme)... elle représente un aspect, une dimension générale de la théologie417.

La question n'est certainement pas simple. La dynamique que représente la tension entre le moment présent de l'Eglise, sa mission dans le monde, et les fins dernières peut être interprétée très diversement. Au cours de l'histoire, la pensée chrétienne a pu distinguer et mettre en avant plusieurs modèles d'eschatologie néotestamentaire. La gamme interprétative varie entre l'attente imminente de la parousie accompagnée d'un abandon - et même d'un mépris- de toute activité mondaine, jusqu'à l'option opposée pour une eschatologie intra-historique, où le christianisme commence à se confondre avec la politique, le marxisme ou l'hégélianisme.

Si l'on affirme que l'événement de la Croix et la Résurrection du Christ est vu comme un événement eschatologique, on peut tout autant dire que le Royaume de Dieu est instauré et qu'il est déjà parmi nous, que le jugement sur le monde est déjà accompli. Mais on peut tout autant dire que la possession de ce Royaume, étant l'objet de notre espérance, nous échappe; qu'il est l'objet même de notre travail «pour le Royaume». La légende de Saint Martin partageant son manteau avec un mendiant et qui est loué devant les anges par le Seigneur qui siège sur un trône et qui prononce les paroles que l'évangéliste rattache au Jugement dernier, nous montre à quel point il peut être périlleux de rechercher une différentiation radicale entre les événement eschatologiques et la vie présente des hommes. Et pourtant Saint Martin se fait moine. C'est-à- dire qu'il devient celui dont l'existence fait prendre conscience de la «ruine du siècle présent». Il fuit le monde. Ce qui signifie «une protestation contre toute identification entre le royaume eschatologique de Dieu et une société temporelle déterminée»418. À la lumière des grandes figures

chrétiennes de contemplation et de charité (Basile de Césarée, Claire d'Assise, Thérèse de

416 Yves Congar, «Bulletin de Théologie dogmatique - Fins dernières», Revue des Sciences philosophique et

théologique 33 (1949), p. 463, cité par Actuel Peelman, Le salut comme drame trinitaire, p. 335.

4,1 Paul Bailly, «Eschatologie», Dictionnaire de spiritualité, p. 1021.

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Calcuta...), on peut affirmer que le retrait du monde ne conduit pas au désengagement dans le monde et réciproquement.

Dans la théologie contemporaine, cette variation interprétative revient avec force. Le questionnement sur la vraie valeur eschatologique du message chrétien a été réintroduit dans la théologie contemporaine, notamment avec le développement de l'exégèse et par la théologie de l'histoire, pour être ensuite troublé par les perspectives de la théologie de libération. «L'eschatologie, c'est le „noroît" de la théologie de notre temps. C'est de là qu'arrivent ces orages qui menacent et fécondent toute la terre de notre théologie»419... écrit Balthasar.

La théologie du XXe siècle est caractérisée par une véritable concentration

eschatologique. Toute la génération de théologiens protestants et catholiques s'est habituée à exercer sa fonction théologique sur un horizon eschatologique très ouvert...'120.

Le théologien Paul Bailly, qui fait état de ce processus en s'appuyant sur les travaux de L. Malevaz, distingue dans la théologie catholique des années 1939 - 1950 deux courants principaux : La théologie eschatologique, représentée par Louis Bouyer, qui se démarque par l'accent mis sur la rupture entre le monde et le Royaume, et la théologie d'incarnation, représentée par Gustave Thils, qui se démarque par «son optimisme dans son regard sur le monde, s'appuyant sur le principe essentiel de la sanctification du monde... en vertu de l'incarnation»421.

La théologie de l'incarnation considère toutes les valeurs de ce monde comme assumées, directement ou indirectement par le Verbe fait chair. Elle porte son attention sur l'époque présente, sur l'histoire actuelle, puisque c'est dans notre histoire que le Christ s'est inséré. L'attitude du chrétien doit être un engagement dans toutes les tâches humaines et dans la promotion de toutes les valeurs de civilisation.

Dans la tendance eschatologique, la transcendance du royaume est tellement soulignée qu'on ne peut la reconnaître ni la trouver vraiment dans notre vie présente : le royaume est au-delà de ce que nous voyons. La puissance du mal a tellement d'emprise dans le monde que celui-ci est condamné à la destruction

419 Cité par Achicl Peelman, Le salut comme drame trinitaire, p. 333. 4201bid. p. 333.

avec toutes ses valeurs proprement terrestres, ses valeurs de civilisation... L'attitude du chrétien... d'une part, dans le conflit avec le mal, doit être un détachement radical à l'égard du monde; d'autre part, vis-à-vis de la grâce, doit être une attente eschatologique du royaume à venir, dans un esprit d'humble disponibilité plutôt que de conquête ou d'entreprise constructive : l'homme tend des mains vides pour recevoir ce qui vient gratuitement d'en-haut422.

Ici nous comprenons mieux encore quelle peut être l'importance du lien que les perspectives eschatologiqucs instaurent entre les domaines dogmatique et pastoral, entre l'élaboration d'une synthèse théologique et l'engagement dans le inonde.